« Our people believed in a dream once. They’ve been living a nightmare ever since. »
Dans ces colonnes, la tradition veut qu’en décembre j’essaie de poster des reviews restées de longs mois en brouillon, avant la fin de l’année. Généralement, les brouillons qui n’ont pas cette chance sont enterrés à jamais. Sauf qu’en 2022, il y a eu beaucoup de brouillons inachevés ; et l’un d’entre eux portait sur la première saison d’une série qui, à tous les égards, était exceptionnelle. The Republic était la seule série dont j’ai pu voir une saison complète pendant ma période d’essai de Showmax, et c’était aussi… une de mes séries préférées vues en 2022. Du coup, c’était un peu con de ne pas vous en avoir parlé.
Initialement lancée pendant l’été 2019 sur les écrans sud-africains par Mzansi Magic, The Republic mélange le drame politique et le thriller d’action, tout en s’appuyant intensément sur l’Histoire politique de l’Afrique du Sud. Et propose, au passage, quelques épatantes prestations d’une distribution à laquelle on offre une réalisation impeccable, ce qui ne gâche rien.
Mais pardon : avant de multiplier les compliments, je ferais mieux de vous expliquer de quoi il retourne.
Lufuno Mulaudzi n’est que la 5e Présidente démocratiquement élue de l’Afrique du Sud ; ancienne militante révolutionnaire investie dans les activités du MK, elle aspire depuis son entrée en fonction récente à apporter de la Justice à un pays qui en a bien besoin. En tout cas c’est sa ligne publique.
D’autant que le prédécesseur de la Présidente Mulaudzi est lui-même dans une position difficile quand commence The Republic : l’ex-Président Hendrik Zondo a été démis de ses fonctions à mi-mandat, lorsqu’a éclaté un gigantesque scandale politico-financier. Au terme d’un long procès, l’accusant de détournement de fonds publics, de corruption, d’extorsion et d’avoir utilisé la violence pour parvenir à ses fins (on s’excuse du peu), il attend maintenant son verdict. En particulier, les accusations portent sur la disparition de 1,2 milliards de rands (autour de 60 millions d’euros) qui étaient prévus pour le Tshwane Development Corridor, une zone d’extrême pauvreté qui inclut le township de Soshanguve (ou « Sosha »). Avec cet argent devaient être fournis, enfin, des services essentiels, comme l’eau courante, des routes, des écoles publiques… rien de tout cela n’a eu lieu. Zondo est accusé d’avoir empoché, ou permis à d’autres dans son cercle d’empocher, cet argent dont tant de communautés avaient plus que besoin. Je suis sûre que la ressemblance entre « Zondo » et « Zuma » est purement fortuite, naturellement.
Sur l’affaire, le pays est partagé. Peut-être que Zondo était pourri. Mais peut-être aussi que ce procès est purement politique, et qu’il est innocent. Qui peut dire ? Et du coup, qui peut prédire quelle sera la décision du juge… Celle-ci doit être rendue dans le premier épisode de The Republic.
La Présidente Mulaudzi pense que c’est également le bon jour pour se déplacer dans le township de Soshanguve. En effet, elle veut adresser ses excuses au nom de l’État (quand bien même le scandale date d’avant son entrée en fonction), ainsi que s’engager à procéder à plusieurs des travaux promis. En tout cas, dans la mesure du possible… vu que le milliard et quelque n’est bien-sûr jamais réapparu.
Accompagnée par sa porte-parole Bridget Ranaka, Mulaudzi sait qu’elle se rend dans un endroit dangereux à un moment dangereux. Elle ignore toutefois à quel point : ce matin-là, un groupe appelé les Dogs of Soshanguve (parce que « si on nous traite comme des chiens, on va se comporter comme des chiens ») s’agite dans le township. Affublés de masques canins, ou de bandanas sur lesquels figurent des crocs, ils attendent l’arrivée de la Présidente… pour la kidnapper.
Il y a une nette inspiration de 24 dans The Republic, à commencer par l’utilisation d’un personnage, Thabang Ranaka, qui assure la plupart des scènes d’action en s’infiltrant dans les ruelles sinueuses du township arme au poing.
S’il se lance à la recherche de la Présidente, c’est presque par accident, en tout cas pas par fibre patriotique : la conseillère en communication Bridget est son épouse, au moins tant qu’il n’a pas signé les papiers de divorce qu’elle lui a tendus dans le premier épisode. Dans tous les cas, elle est aussi la mère de sa fille unique, Dineo. Sa raison essentielle pour prendre autant de risques est donc sa famille.
Mais au-delà, Thabang est aussi un personnage embarqué dans une partie des imbroglios politiques de la série : il était l’ancien agent de sécurité de Zondo, ce qui lui a permis de palper un peu d’argent en accomplissant pour lui quelques bases besognes (les actes de violence, c’était apparemment lui). Il a obtenu une amnistie en fournissant des informations sur l’ancien Président lors de son procès, mais cela lui a coûté son job, son logement (il est retourné vivre avec Gladys, sa mère âgée, dans le township où il a grandi… devinez de quel township il s’agit), et son mariage donc. Thabang n’est pas un personnage fondamentalement moral, mais il se soigne ; pendant que les autorités hésitent à agir, lui, il entre dans le feu de l’action, mais avec une connaissance d’enjeux plus large que simplement la captivité de sa femme. Et avec un réseau : il connaît des membres de l’équipe de sécurité de la Présidente, il connaît des membres de l’entourage de l’ancien Président Zondo, et il connaît le township. Il a un point de vue inédit sur ce qui se passe, somme de ses identités souvent contradictoires.
A ma grande surprise, Warren Masemola campe un Thabang émouvant (les rares scènes avec sa pour-le-moment-encore-épouse Bridget et leur fille Dineo sont d’une tendresse bouleversante, dans cette série à forte adrénaline). C’est un grand gaillard à la voix profonde, mais au regard abimé, à la conscience pas propre, avec un véritable désir de protéger ce qui lui est cher. Et surtout, animé par le besoin de se racheter envers sa communauté ET son pays, deux entités en apparence irréconciliables, surtout ce jour-là.
Cela n’ajoute que plus d’émotion que Masemola ait tourné ses scènes d’action dans le township où il a grandi.
De toute façon, je n’irais pas jusqu’à dire que Thabang Ranaka est le point focal de la série, cependant. The Republic réussit à créer toutes sortes de ramifications, et se révèle être un très efficace ensemble drama. On en apprend ainsi beaucoup sur la Présidente Mulaudzi (notamment sur son passé parmi les freedom fighters), on se place du point de vue des Dogs pour étudier leurs convictions profondes (on va pas être déçues), on découvre ce qui a motivé la séparation initiée par Bridget Ranaka (c’est plus compliqué que ça en a l’air), on suit comment dans l’urgence du moment le Deputy President (l’équivalent de vice-Président) Ndlovu prend ses décisions, on étudie les réactions du camps de Zondo… The Republic emploie clairement ce kidnapping comme un révélateur de choses qui se trament depuis un certain temps pour chacune, quasiment une suite logique de leurs actions précédentes plutôt que comme un évènement nouveau et choquant.
Elle pousse, aussi, ses personnages à l’introspection, et notamment l’introspection politique. Et ça, je ne l’imaginais pas franchement d’une série avec autant d’armes à feu au mètre carré !
La Présidente aura par exemple ce formidable monologue, conséquence d’une épiphanie tardive : « I wronged this community when I gave them empty promises. I followed in the same footesteps of the leaders that came before me. They went out there telling communities that things would change, made promises and failed to deliver on the promises they made for the elections. I’m not different from them. I asked this community to believe in me. I asked them to have faith that things would change. I asked them to remain patient until we better their lives. How could I ask that of them when they’d be ween waiting their whole lives ? How can they not be impatient ? Hope is nothing without action. Hope is action. Hope is service delivery. Hope goes hand in hand with practice. I failed quite a bit on that last part« . Ce sont les aveux et les excuses qu’a besoin d’entendre un pays lésé par sa classe politique. The Republic les délivre… parce qu’il s’agit aussi d’une accusation.
Mais ça, c’est parce que The Republic ne veut pas juste nous donner des frissons, et ne lâche pas son intrigue politique pour céder aux sirènes de l’action à rebondissements (et pourtant, croyez-moi, elle n’en manque pas). Après le verdict du procès Zondo, la série expose combien la société est divisée : décision politique, ou, enfin, décision juste ? En fait, il n’y a pas de vérité possible dans un pays qui croit si peu à la Justice.
Plus que les destinées individuelles de tous ses personnages, The Republic veut que ce kidnapping pousse le pays à s’interroger sur ce qui se trame depuis un certain temps en Afrique du Sud. La série n’est pas là pour imaginer « et si ? », elle est là pour affirmer : « et voilà ». Et voilà ce qui se produit dans un pays dont la démocratie est fragile. Voilà ce qui se produit dans un pays gangréné par la corruption. Voilà ce qui se produit dans un pays avec une forte fracture sociale. Vous me dites si vous la connaissez…
The Republic ne laisse aucune place possible au doute dans sa façon de raconter une histoire qui s’inscrit dans la continuité de l’Histoire : l’Apartheid et la lutte contre celui-ci, la fin officielle de la ségrégation, les évolutions de la politique sud-africaine… En un sens, The Republic ferait un visionnage complémentaire parfait pour Queen Sono, avec laquelle elle partage un grand nombre de thèmes. Dommage que les deux séries soient vouées à ne jamais être mises à disposition sur la même plateforme. J’aime aussi à penser que la série ivoirienne Aphasie, dont je n’ai malheureusement jamais réussi à voir plus qu’un trailer, a des points commun avec The Republic ; ne partent-elles pas toutes les deux de l’enlèvement d’une Présidente africaine ?
Quels que soient les ressemblances que je trouve avec d’autres séries, je me dois de souligner que ce qu’exécute The Republic dans sa première saison est parfaitement unique.
Il y a beaucoup de désillusion dans The Republic. Sur l’état du pays, et sur la démocratie en général. A-t-elle été dévoyée de son but ? Si oui, par qui ?
Les MK de jadis, pourtant dévouées à la cause, sont devenues les éminences d’aujourd’hui, et c’est, hélas, une preuve que le problème est plus profond et complexe que le racisme. The Republic en vient à la conclusion naturelle que ce n’est pas qu’une question d’Apartheid, mais aussi une question de pouvoir et donc d’argent. Que les élites sont ravies d’utiliser la démocratie pour maintenir le peuple dans la pauvreté… mais que cela ne fait que nourrir le désespoir et donc la violence.
The Republic n’a pas de solution magique à cette spirale.
C’est un questionnement post-Apartheid entre personnes noires que The Republic présente (il n’y a qu’un personnage blanc dans toute la série, brièvement, qui apparaît dans le dernier épisode ; le traitement de cet Afrikaner est sans équivoque). La série n’est intéressée que par la perspective des noirs sur l’ère post-coloniale, en cela que reprendre le pouvoir aux forces colonisatrices n’a pas résolu tous les problèmes, bien-sûr, ce serait trop simple. The Republic insiste sur le fait qu’il y ait encore des efforts à produire post-Struggle. Que peut-être, juste peut-être, se libérer est un processus qui n’est pas fini. Qui ne finit jamais ?
Et du coup, cela remet pas mal en perspective l’héroïsme de Thabang (ou même des autres protagonistes bien intentionnées de ce thriller) qui ne sauvera pas l’Afrique du Sud, car par définition, on n’améliore pas la démocratie l’arme au poing. Mais on peut au moins lui offrir un avenir, dont elle puisse se saisir pour améliorer les choses.
A l’occasion, The Republic dresse des parallèles subtils mais dérangeants entre la mentalité de Thabang (« tous les moyens sont bons ») et celle de Zondo (… »tous les moyens sont bons »). Le premier n’est-il pas l’ancien employé du second ? Jusqu’à sa récente repentance, Thabang n’était pas un « gentil ». Et quand bien même. Comment espérer se débarrasser de la corruption si même les « gentils » partagent cette façon de voir ? Alors certes, elle est héritée de l’Apartheid, et The Republic est douloureusement consciente de la nécessité de survivre qui a modelé cette perception de la réalité. Mais encore une fois, il faut bien s’extirper de cela pour régler les problèmes profonds du pays.
Dans le même ordre d’idée, la série questionne les bonnes intentions de sa Présidente, convaincue de ses valeurs nobles mais qui va se prendre en pleine gueule ses propres imperfections. Alors qu’elle est convaincue d’avoir tant sacrifié pour le pays lorsqu’elle faisait partie des MK, un protagoniste lui balancera : « Everything we did ? What did you do ? You’re not Winnie Mandela. You’re not Adelaide. What did you do ? […] None of us is good, Lufuno. No one is a good person. Not me, not you, not…? Ooooh, you think you’re good ! You think you’re a good person. You think you’re the best President !« . Une scène absolument glaçante.
Dans The Republic, se définir par sa bonté d’âme, c’est stérile. Si vous pensez qu’au fond de votre cœur vous êtes sincère, ça ne change pas la face du monde, et certainement pas l’état de la nation.
Malgré son intrigue de série d’action, The Republic prend plusieurs fois le temps d’explorer certains thèmes pourtant assez éloignés, en surface, de son intrigue principale. Elle surprend par exemple à interroger, sans fausse pudeur, comment les forces libératrices de jadis sont devenues la tête de proue de la corruption d’aujourd’hui. Pas seulement par des mécanismes de pouvoir, mais aussi parce que, la lutte pour la décolonisation a ses mécanismes psychologiques. La période de Struggle a laissé sa marque sur ceux et celles qui l’ont menée ; The Republic offre un discours rare sur cela. Il y a notamment un dialogue entre deux anciennes recrues du bras armé de l’ANC qui est fascinant de sincérité mêlée à du cynisme :
– To be honest, the Struggle robbed us of our youth.
– Yes, it took something from each and every one of us. But most people in this country still don’t understand where we’ve come from and how hard it’s been. We were ready to die at any minute.
– That’s why we’re taking all the money now, and influencing whoever we can so we can hold onto it. I mean, to us, it will never be permanent.
Comment voulez-vous que ces gens-là, qui depuis longtemps n’ont plus rien à perdre, dirigent le pays avec hauteur et dignité ? Pour The Republic, ce n’est même pas que le pouvoir a corrompu les anciennes grandes figures de la lutte contre l’Apartheid : leur conception du monde a logiquement conduit à une corruption-même de l’idée de démocratie. Encore une fois, les idées démocratiques et la lutte armée sont profondément incompatibles ; le rôle de ces soldates du MK n’était pas, n’aurait jamais dû être, de prendre le pouvoir. Mais ça a été le cas, et, bien-sûr, les nouvelles élites noires ont donc reproduit ce que faisaient les élites blanches ; si ce thème est loin d’être absent d’autres séries sud-africaines (ou même de séries équivalentes ailleurs en Afrique noire), The Republic est très différente dans sa façon de le disséquer en parlant de la phase d’après, celle qui vient quand on veut plus de progrès, et pas juste dresser un constat désolé sur le progrès insuffisamment accompli. The Republic m’a fait penser aux Gen Z ; là où les Millennials étaient réputées remettre en question la société léguée par les Boomers (ne sommes-nous pas la « Generation Why ? »), aujourd’hui les Gen Z remettent en question l’insuffisance politique des Millennials, leur pessimisme stérile et leur cynisme vain. Eh bien, The Republic, c’est un peu le même dynamique quelque part… mais bien-sûr à propos de la question très spécifique de la libération de l’Afrique du Sud.
The Republic offre même, et personnellement je n’avais jamais vu ça de toutes mes explorations sud-africaines, des témoignages brefs mais cinglants sur la condition des femmes ayant participé à la lutte pour l’émancipation. Des mentions brèves à la violence sexuelle au sein des rangs du MK, aux commentaires sans merci sur les rôles genrés attendus même par les fameux « libérateurs », The Republic ne mâche pas ses mots : « You know how you men are in this movement. You see us as equals only when we’re working. Only when we’re soldiers. After that, you expect us to be women. Things that must just bend to your every whim. Objects« . Tout est sans fard dans The Republic, il n’y a pas d’ambivalence. Aucun sujet n’est hors-limites. En l’espace de 13 épisodes, la première saison n’accepte de rien laisser de côté, même si dans son intrigue haletante, cela pourrait sembler superflu. C’est aussi la première série sud-africaine que je vois à parler d’avortement, et elle le fait plutôt bien.
Que ne fait pas, que ne dit pas The Republic ? Quand je pense que je l’avais démarrée en pensant regarder un thriller d’action !
Au fil des années, je commence à avoir vu pas un nombre de séries produites un peu partout sur la planète (ces colonnes en témoignent, les tags en particulier). Peu m’ont laissée avec cette impression d’être honorée. Honorée d’avoir eu accès, honorée d’avoir été mise dans la confidence, honorée d’avoir assisté à quelque chose de magistral. Honorée d’avoir regardé de la grande télévision. L’intelligence aiguë de The Republic, son absence de concession, sa radiographie sévère des maux qui frappe son pays… tout dans cette série est, juste…
…juste…!
…Argh ! Ça fait plus d’un an et je ne sais pas toujours pas comment finir cette phrase, sinon en poussant un grand soupir amoureux.
Je ne pourrai certainement jamais voir la saison 2 de The Republic, et c’est quelque chose qu’il m’a fallu du temps pour digérer quand mon accès à Showmax s’est achevé, pour être honnête. Et en même temps, je ne suis pas sûre qu’il soit possible de faire mieux, en matière de mélange de genres, de mélange de tons, et de mélange de sujets.
Du coup, je suis consciente que vous parler d’une série hors d’accès (comme je vous le disais il y a deux mois, Showmax n’est plus disponible en Europe) de la sorte, ce peut être frustrant. J’aurais dû en parler l’an dernier. J’aurais dû en parler avant que Showmax ne ferme ses accès à l’Europe. J’aurais dû vous le dire quand vous aviez une chance. Je suis désolée. J’ai merdé.
Mais je voulais aussi dire tout ce que j’avais aimé d’elle, et que vous le sachiez : cette série existe. Et elle est grande. Puissions-nous un jour apprécier aisément les grandes séries africaines comme nous le faisons pour d’autres.