We never know whom we date

24 février 2023 à 19:37

Puisqu’on parlait de Gungmin Yeoreobun! il y a quelques jours, jetons donc un oeil à son remake étasunien, maintenant qu’il a effectivement démarré. The Company You Keep a changé pas mal de chose au concept d’origine, parfois à un degré surprenant. Pour moi en tout cas !
Alors certes, une partie de ces changements étaient prévisibles : c’est la fonction-même d’une adaptation internationale que de s’adapter à la culture d’un pays différent. Il y a aussi des choix inhérents à la différence de format. D’autres aspects, en revanche, tiennent de l’innovation la plus totale… Est-ce que ces choix ont du sens ? Quelles sont leurs implications ? C’est ce à quoi il s’agit de répondre aujourd’hui.

On trouve encore le squelette de la série d’origine quelque part sous toutes ces différences. Charlie Nicoletti, un arnaqueur qui s’apprête à boucler le plus gros coup de sa carrière, commence la série en vendant un entrepôt à Brendan Maguire, un homme d’affaires irlandais pas exactement dans les clous de la loi… cela sans lui spécifier, évidemment, que l’entrepôt ne lui appartient pas. Mais ça marche, quand bien même le bras droit de Maguire manque de peu de faire foirer l’affaire, et Nicoletti s’en tire avec un joli pactole, sous la forme d’un portefeuille en bitcoin. Avec sa petite amie Tina mais également sa propre sœur, sa mère et son père, Charlie se réjouit déjà de pouvoir savourer cette copieuse somme qui mettra tout le monde à l’abri pour quelques temps. Sauf que Tina disparait dans la nature, évidemment avec la clé vérifiant l’accès à l’argent en cryptomonnaie, et que Charlie comprend, quoique trop tard, qu’il s’est fait avoir.
Dépité, il se retrouve au bar de l’hôtel où il avait réservé une suite de luxe à partager avec Tina pour célébrer leur grosse prise… or, dans ce même bar a échoué Emma Hill. Sauf qu’elle, elle vient de trouver son petit ami en galante compagnie dans une chambre à l’étage.
Toutes les deux partagent quelques constatations désabusées au bar, et quelques heures plus tard finissent par passer la nuit ensemble… devant la télé de la suite réservée par Charlie, après avoir ri et papoté une bonne partie de la soirée. Au petit matin, aucune des deux ne veut vraiment arrêter là, et c’est finalement le reste du weekend que Charlie et Emma passent dans l’hôtel de luxe. Mais la parenthèse « rebound » n’a qu’un temps, et chacune est bien obligée de retourner à son quotidien, ce qui veut dire affronter sa famille criminelle pour Charlie, et retourner au boulot pour Emma, qui est agente de la CIA. Oui, voilà : oops.

L’ossature est donc là, sans conteste. Et pourtant, The Company You Keep fait des choix très différents à partir de cette même base de départ !
Certains sont dépendants d’une volonté de créer une série dramatique : pour l’essentiel, à part quelques répliques un peu impertinentes (surtout de la part de Charlie ; Milo Ventimiglia cabotine comme jamais, ce qui n’est pas peu dire), la série se refuse à l’humour. On est loin du surjeu volontaire ou des gags de Gungmin Yeoreobun!, tout étant dans cette version toujours pris très au sérieux. Je suppose sans pouvoir le prouver que la production de la série US a mis le ton humoristique de la série originale sur le compte du format d’une demi-heure sans nécessairement prendre en compte le pourquoi de ce format (que j’expliquais dans la review… ou plutôt dans celle de Jojak). Il semble que la production US se soit dit « oui mais moi je veux faire une série d’une heure », et hop, on évacue l’humour. Enfin c’est ma théorie, en tout cas. Il est aussi très possible que, ne répondant pas du tout à l’humour sud-coréen de l’original, la production ait pensé que ce serait plus noble de s’en passer. Quelle qu’ait été le processus de décision, il reste que pas mal de choses qui faisaient de Gungmin Yeoreobun! une comédie romantique ont été totalement abandonnées, et The Company You Keep est plutôt une série de heist avec de la romance (et, plus tard, de la politique).
Toujours sur la question du ton, on peut d’ailleurs noter une nette insistance, en tout cas si on considère une comparaison entre la première heure des deux séries, sur les techniques d’arnaque de Charlie. Dans la version sud-coréenne, cet aspect était assez mineur pendant la phase d’introduction de la série, de ses personnages et de ses enjeux ; peu de scènes montraient dans la pratique comment Jung Kook et ses associées travaillent. Dans la version étasunienne, on aura droit à deux arnaques dés le premier épisode : celle qui ouvre l’épisode pilote et une autre, plus tard, quand Charlie et ses proches décident qu’elles ont besoin d’argent rapidement, et se trouvent une nouvelle cible. Les moyens mis en oeuvre sont d’ailleurs impressionnants (rivalisant de professionnalisme avec ceux de la CIA, et je ne pense pas que ce soit un hasard), démontrant combien que The Company You Keep veut vraiment en faire un pilier de son épisode, quand bien même c’est une intrigue de surface avec très peu d’enjeu émotionnels ou même intellectuels. Il y a un aspect ici qui peut parfaitement devenir un peu plus procédural que le reste, même si la fin de l’épisode remet dans la boucle le bras droit de Maguire pour éviter que ça ne se disperse trop, et préserver un fil rouge. D’ailleurs, ce personnage est beaucoup moins mystérieux dans la série américaine, et apparait abondamment à l’écran si l’on compare à la première heure de la série originale (soit les deux premiers épisodes).
Toutefois, beaucoup de ces choix apparaissent comme mineurs comparés à d’autres.

Les nuances apportées par l’aspect romance sont ainsi bien plus significatives sur le fond.
Pour des raisons qui ne manquent pas de sens, The Company You Keep a décidé de ne pas marier immédiatement ses deux héroïnes : après leur weekend ensemble, Charlie et Emma ne décident pas d’un pacte qui les conduirait à commencer une relation histoire de voir où elle mène (et qui conduise au mariage en quelques mois). Au contraire, elles décident que leurs chemins se séparent. Traiter cette rencontre comme un « coup d’un soir++ » n’est pas très surprenant pour une série américaine… de la même façon qu’à l’inverse, les séries sud-coréennes ADORENT forcer les personnages à être ensemble, par exemple par les liens du mariage, mais principalement de façon chaste (dans Gungmin Yeoreobun!, le couple marié ne se parle plus, et se touche moins encore) : il faut laisser aux sentiments le temps d’éclore. Dans la pratique, un équivalent aurait parfaitement pu être trouvé si The Company You Keep l’avait voulu, genre par exemple par un mariage express à Las Vegas, mais d’une part ce genre de mariage s’annule sans grande peine, donc n’oblige personne à rien, et surtout d’autre part, la série américaine veut non pas forcer à explorer une relation établie dans laquelle il faut s’épanouir, mais plutôt faire s’épanouir la relation dans toute sa fragilité. Les deux parties peuvent à tout moment rompre la relation, mais elle est basée sur un attachement sincère. Une différence d’approche majeure.
Le montage tendre vu dans le premier épisode de Gungmin Yeoreobun! (probablement mon passage préféré, du reste) est donc remplacé par un montage détendu dans la chambre (et salle de bains, et piscine, et bar) de l’hôtel, plus décontracté. La complicité n’en est pas absente mais au lieu de montrer l’affection grandissante des personnages, il s’agit juste de prouver leur compatibilité. Plus tard dans l’épisode, Charlie et Emma s’avoueront, à elles-mêmes ainsi qu’à l’autre, n’avoir pas oublié ces quelques heures, et vouloir commencer une relation sérieuse. Mais parce que dans The Company You Keep, cette relation peut se fracturer à tout moment (…au hasard, à cause d’activités professionnelles secrètes ?), l’enjeu est donc transformé radicalement. La romance à l’américaine, c’est forcément différent de la romance à la sud-coréenne, et on en a ici la parfaite démonstration.
Paradoxalement, The Company You Keep est, dans l’ensemble, peu intéressée par l’état émotionnel dans lequel Charlie et Emma se rencontrent. Leurs ruptures respectives sont balayées d’un revers de la main : Charlie n’arrivera jamais à joindre Tina au téléphone (dans la version sud-coréenne, une dernière conversation offrait, certes de la souffrance, mais aussi des éléments pour tourner la page), et Emma n’échange que quelques mots face à son petit ami trompeur, qui d’ailleurs n’est pas du tout ridiculisé dans cette version (voir aussi : tout est sérieux, rien n’est comique). Certes, les deux protagonistes se retrouvent dans le même bar à l’issue de cette journée décevante, mais elles n’apparaissent pas comme super investies émotionnellement parce qui vient de se produire. Les déceptions amoureuses sont survolées ici pour tout de suite passer au nerf de la guerre : la rencontre, ses paramètres, et ce qu’elle prédit de la relation future. Je suis à deux doigts d’utiliser le terme de « prétexte » ici, soyons claires.

Le choix original le plus osé reste cependant l’introduction de toute une famille de complices pour Charlie.
Dans la version sud-coréenne, à part sa petite amie, l’arnaqueur Jung Kook collaborait avec trois personnes qui n’étaient pas (si j’en crois les deux premiers épisodes en tout cas) liées par le sang. Dans le cas présent, on a donc une dynamique toute entière qui se voit transfigurée par ce choix, Charlie ayant des responsabilités vis-à-vis de ses proches : ses parents Fran et Leo tiennent un bar perpétuellement vide, et son père développe une maladie dégénérative ; en outre, sa sœur Birdie est une mère célibataire, sa fille préadolescente Ollie étant d’ailleurs la seule membre de la famille en ignorant les activités. Le fait que Tina se soit évaporée avec tout cet argent signifie que toute la famille, maintenant, voit son avenir chamboulé, y compris les plans de retraite de Fran et Leo. Il va donc falloir remonter une arnaque sans plus tarder… et c’est un sacré poids à porter pour Charlie qui se sent responsable (Birdie se charge de le lui rappeler). C’est donc non seulement des protagonistes qui ont été ajoutées, mais tous les enjeux s’y rapportant qui ont aussi été imaginés spécialement pour The Company You Keep. De telles variations par rapport au format d’origine ne peuvent même pas vraiment s’expliquer par les raisons habituelles (différences culturelles, format, etc.), et donnent à penser qu’il y a eu un véritable effort pour que cette adaptation trouve son propre équilibre. Ce genre de choses confirme que la « loyauté » d’une adaptation ne veut rien dire, et même, n’est pas toujours souhaitable !
En fait, ce choix témoigne d’une vision à long terme plutôt futée. Dans Gungmin Yeoreobun!, il y a tout un aspect politique que le premier épisode effleure à peine (et le deuxième pas vraiment plus), mais qui repose en partie sur l’influence de la famille de Mi Young. Ici, Emma a une famille influente de façon relativement similaire, et on la verra d’ailleurs interagir avec sa mère, son père et son frère, toutes les trois riches et importantes dans la vie politique locale, ainsi que dans la vie d’Emma qui subit beaucoup de pression de leur part (d’autant qu’elles ignorent qu’elle travaille à la CIA). L’invention de la famiglia Nicoletti introduit donc un effet de balance : il y a désormais des forces équivalentes pour peser sur les enjeux du couple Charlie/Emma, ainsi que sur les intrigues politiques à venir. The Company You Keep semble avoir complètement repensé les dynamiques qui sous-tendent ses intrigues sur le long terme, et j’avoue que je vois très, très peu de remakes fournir une réflexion aussi poussée quand rien ne les y force.

Dans l’ensemble, je n’ai pas passé un mauvais moment devant The Company You Keep, qui a réussi à éviter avec brio l’effet de redite avec Gungmin Yeoreobun!. Force est toutefois de constater que ce sont deux séries très différentes, quand bien même elles partagent les mêmes fondations. Il y a des changements dont je suis moins fan que d’autres mais, vous savez quoi ? C’est très bien. Rien ne vous empêche de regarder l’une, l’autre, ou les deux séries, de les apprécier à des égards différents, d’y investir des émotions différentes.
Voilà qui est, très franchement, le scénario idéal quand on parle d’adaptations internationales.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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