« A love marriage is like hot soup that goes cold over time. An arranged marriage is like cold soup that you slowly heat over time. »
Cette comparaison semble populaire dans certains pays ; elle oppose deux conceptions très différentes du mariage et de l’amour. Dans certaines cultures, il se produit encore en effet des mariages arrangés (à des fréquences variables). Alors, dans ces mêmes cultures, on fait des séries sur des mariages arrangés, parce que le public de ces séries, s’il ne vit pas nécessairement la situation personnellement, en connaît en tous cas les enjeux et la charge émotionnelle spécifique. D’ailleurs, notons qu’on parle bien ici (…dans la plupart des cas) de mariage arrangé, et non forcé. Et que pour beaucoup de gens, cette nuance n’est pas qu’un détail.
Fidèle à ma promesse de vous parler un peu plus souvent de soap operas, aujourd’hui nous parlons du premier épisode de Yemin, une série turque dont le point de départ, précisément, est un mariage arrangé.
Au centre de la série, vous l’aurez deviné, on trouve un couple… ou plutôt, au stade de ce premier épisode, un futur couple.
A ma droite, la famille Tarhun, qui vit dans un fabuleux manoir stambouliote avec plusieurs domestiques à son service. Dans ce décor forcément cossu (même si la série est parfaitement infoutue de nous dire d’où vient toute cette fortune, alors même qu’on verra plusieurs personnages en situation professionnelle ; tout ce qu’on a besoin de savoir, c’est que la famille est riche, là, cessez de poser des questions !), Hikmet est un patriarche sévère mais juste. Ce qui a tendance à l’irriter plus que toute autre chose, c’est l’insouciance de son fils, Emir, qui continue de vouloir vivre à cent à l’heure alors qu’il est supposé hériter un jour de l’entreprise familiale. Emir, de son côté, est féru de bolides, qu’il a apparemment l’habitude de conduire dans des courses illégales ; franchement, les responsabilités, c’est pas son truc. Alors forcément, le père et le fils s’entendent très modérément ! A ce tableau encore faut-il ajouter Cavidan, la mère, une femme autoritaire et dont il est permis de soupçonner qu’elle ambitionne de s’élerver dans la haute société, et Suna, la jeune sœur d’Emir, qui est souvent traitée comme un objet encombrant dans la maison parce qu’elle est en fauteuil roulant. Techniquement il faudrait aussi compter l’amie d’enfance Cemre, qui en pince secrètement pour Emir ; comme elle a l’intelligence d’être la fille de Suheyla, l’une des femmes les plus influences de la ville, Cavidan aime beaucoup Cemre, et l’encourage dans ses sentiments envers Emir. Bon, techniquement il faudrait aussi mentionner Kemal, le frère de Hikmet qui gère avec lui leur compagnie, un veuf et père d’une petite fille mutique, Masal, mais c’est une intrigue totalement secondaire, au moins pour le moment.
A ma gauche, enfin, on a Reyhan. C’est une jeune femme qui a grandi à la campagne, qui est humble, pieuse, douce et pleine de compassion ; quelques mois plus tôt elle a perdu sa mère, or Hikmet avait beaucoup d’affection pour elle. Mes sous-titres proposaient une traduction parfois un peu maladroite, et je n’ai pas compris si elle était littéralement la sœur de Hikmet ou juste une grande sœur de cœur ; ça ne change qu’assez peu le fond du problème.
Après une énième bêtise d’Emir, Hikmet décide que trop, c’est trop : il faut que son fils prenne un peu de plomb dans le crâne. Malgré les protestations de Cavidan, qui pense que leur fils va bien finir par s’assagir avec le temps (euh, meuf, ton fils il a l’air d’avoir 35 ans, à quel moment tu vas arrêter de lui trouver des excuses ?!), notre homme décide donc que le meilleur moyen d’apprendre les responsabilités, c’est de… se marier.
Ah ouais. Comme ça ? Ah ok. Sympa pour la future épouse.
Sauf que, naturellement, il a décidé que cette future épouse, ce serait Reyhan.
Il fait donc le voyage jusque dans le petit patelin où elle vit, et lui demande cette toute, toute petite faveur : épouser Emir, que Reyhan n’a jamais rencontré par-dessus le marché. Pour ça, Hikmet a un argument-massue : il est malade (on sait pas de quoi, évidemment ; c’est cette maladie de télévision qui fait tousser beaucoup), en phase terminale, au seuil de la mort, promis ya pas de remède. Du coup, c’est son dernier vœu avant de mourir !
Devant ce chantage émotionnel évident, dont d’ailleurs notre homme ne se cache pas, la pauvre Reyhan a beau essayer de protester (« euh, mais j’ai jamais connu que ce village moi, et euh, la tombe de ma mère est ici, et euh, nan mais quand même je le connais pas moi cet Emir ! »), elle a trop bonne nature pour lui refuser ce souhait, et finit par accepter. Le jour-même, elle remplit donc une petite valise, fait ses adieux à la tombe de sa mère, et part pour Istanbul avec Hikmet.
La future mariée est extatique.
Bon, je suis narquoise, mais on le serait à moins ! Le premier épisode de Yemin met des plombes à raconter quelque chose qui est prévisible de bout en bout. La mise en place apparaît longue sans raison apparente, parce que les longues minutes que l’on passe sur certaines choses sont de la plus haute évidence.
On devine sans problème, du moment où Hikmet demande à Reyhan d’épouser Emir (au passage, Emir est le dernier informé), à quoi vont ressembler la plupart des dynamiques entre les personnages. Cavidan va de toute évidence être infecte (elle confirme cette prédiction dans le dernier tiers de l’épisode), par exemple. Cemre va être jalouse au dernier degré, d’autant que Cavidan lui a quasiment promis que ce serait elle, la future épouse de son fils. On sent aussi que parmi les domestiques, tout le monde n’est pas aussi grâcieuse que la gouvernante ; d’ailleurs on va avoir droit à un vrai « moment Princesse Sarah » au moment où Cavidan, méprisant Reyhan de tout son être dés son arrivée, lui ordonne d’aider à organiser le dîner qu’elle organise (pense-t-elle !) pour les fiançailles de Cemre et Emir, pour la punir ensuite de ne pas faire le travail à son goût.
C’est prévisible, mais pour une bonne raison : quasiment tous les tropes employés ici sont des piliers de la fiction soapesque, en particulier dans les pays non-anglophones.
Historiquement, telenovelas sud-américaines, soaps indiens ou dizi turques n’aiment rien tant que cette image de la jeune femme humble (ou rendue humble par les circonstances) qui se retrouve au milieu de gens riches et méchants. Sauf que, par courage, abnégation, et par noblesse de caractère, elle va encaisser toutes les infâmies. Au passage ce n’est pas une coïncidence si Yemin est diffusée sur plusieurs chaînes d’Amérique du Sud sous le titre La Promesa.
Cette image de la victime perpétuelle est, bien-sûr, ce qui nourrit le mélodrame : on inscrit dans la genèse-même de la série que tous les malheurs du monde vont tomber sur la pauvre héroïne, qu’elle va courageusement tout subir sans broncher (elle écrasera quelques larmes discrètement, sans plus), et qu’à la fin, toute cette noblesse de caractère ne sera que renforcée par sa capacité à survivre au pire. Dans l’idéal, en effet, elle triomphe à la fin. Cependant, ce n’est pas toujours garanti, parce que, eh bien, elle fait face à des protagonistes puissantes, ne serait-ce que par l’argent. Et puis parfois, surtout si la série continue d’être prolongée, sa fonction est de s’en prendre tellement plein la gueule que la vindication ne vient jamais.
Mais ce mythe a aussi une vraie valeur pour les spectatrices, qui peuvent y voir une représentation de ce qu’elles ont parfois l’impression d’endurer au sein d’une belle-famille maltraitante, par exemple. Cela explique la persistance de ces tropes en association avec le sujet du mariage arrangé : c’est un mariage consenti (certes de justesse ici…), mais lourd de conséquences parce qu’un mariage de raison n’est pas toujours un mariage où l’on a pu choisir tous les paramètres. Toutefois, on y consent en espérant, avec le temps, transformer cette adversité en un mariage réussi, et donc (les deux sont intimement corrélées), une vie heureuse. Ce sont des contes où c’est la persistance qui est récompensée, pas la passion. Un jour, la soupe sera chaude et délicieuse.
A noter que ce premier épisode est d’autant plus interminable qu’il dure… oui, vous savez, cet épisode de série turque, donc… vous voyez où je veux en venir ? Eh oui, il dure 90 minutes !
A ma connaissance il n’y a d’ailleurs aucun autre pays au monde dans lequel les soaps quotidiens peuvent atteindre ce genre de durée par épisode. Au moment de son lancement en février 2019, Yemin était diffusée chaque soir de semaine à 19h. L’investissement que ça représente me scie un peu : suivre ce soap signifiait passer 7h30 devant son écran chaque semaine ! Mes respects aux spectatrices turques, je ne suis pas digne. Aucune de nous n’est digne. Et encore, ça c’est rien, imaginez les conditions de travail sur une série diffusée à ce rythme…
Bon, je vous rassure, à partir du 280e épisode, la chaîne Kanal7 a changé le rythme de diffusion, et désormais ce ne sont « que » deux épisodes de 90 minutes par semaine (le weekend) qu’il faut suivre. Mais quand même, quel courage, quelle abnégation, et quelle noblesse de caractère…
Bon diou, c’est si long !
Déjà les séries turques faut pas avoir des fourmis dans les jambes en général, mais là c’est vrai que…