Quand j’allais à l’école, il y avait deux matières dans lesquelles j’étais absolument et irrévocablement nulle : les mathématiques et l’Histoire. Heureusement, pour l’une de ces disciplines, les séries peuvent m’aider un peu à compenser. Par exemple, aujourd’hui on se plonge dans les années 30 avec Aziz, une série turque lancée en novembre dernier qui s’est d’emblée installée parmi les meilleures audiences du vendredi soir.
Que sais-je des années 30 en Turquie ? Trois fois rien… pour le moment. Car Aziz fait un plutôt bon travail pour m’aider à combler mes lacunes.
Ce soir-là, deux pères ont perdu un fils. Sauf que l’un de ces pères est le gouverneur français d’Antakya, et que l’autre père est le plus important marchand de tapis de la ville… et que l’un de ces fils a tué l’autre. Quand la région entière est placée sous l’autorité des Français, quel espoir y a-t-il pour un jeune Turc, aussi riche son père soit-il, de ne pas être exécuté ? Peu importe qu’il ait tué en voulant protéger une femme d’une tentative de viol : il ne peut rester.
En pleine nuit, Aziz Payidar est donc envoyé au loin par son père, avec juste un peu d’argent et un cheval. Qu’il parte et qu’il vive au loin, plutôt que de mourir ici. Et qu’il ne revienne que lorsque tout sera oublié.
Hélas, il n’y a pas que la famille d’Aziz à Antakya : il y a aussi la belle Dilruba, dont il est épris depuis l’enfance. Il était enfin prêt à la demander en mariage, mais bien-sûr, maintenant qu’il est en fuite, il n’en est plus question. Avant de partir, il lui fait cependant la promesse de revenir, un jour, pour elle ; il ne sait pas quand. Elle lui promet de l’attendre aussi longtemps que nécessaire. Cette nuit-là, avec pour uniques témoins les saules pleureurs, Aziz et Dilruba se promettent un amour éternel, et il lui passe sa bague de fiançailles au doigt. Mariées devant la lune.
Pour échapper au pire, il rejoint l’une des caravanes de marchandises de son père, et entreprend d’accompagner les Bédouins pendant leurs nombreux voyages dans toute la région. C’est un travail éreintant, où un jeune homme riche n’a pas vraiment sa place, mais l’âme d’Aziz, endurcie par les événements récents, lui permet de tenir bon. La série noire n’est pourtant pas finie : la caravane est un jour prise d’assaut. Et Aziz est mortellement blessé dans le dos…
Seulement voilà : la série porte son nom, et il ne peut donc être mort. Deux ans plus tard, le voilà qui refait surface à Antakya.
Les retrouvailles ne sont pas telles qu’il l’espérait. La longue partie de l’épisode initial d’Aziz consacrée à ce retour est truffée de découvertes déchirantes : son père s’est ôté la vie un an plus tôt, après avoir tout perdu ; la demeure familiale ainsi que l’atelier de tapisserie sont dans un état de délabrement d’autant plus avancé que tout ce qui pouvait être vendu l’a été ; et surtout, oh surtout… Dilruba est désormais fiancée à Adem.
Adem, c’était le cousin mais surtout l’ami d’enfance d’Aziz, qui secrètement avait toujours été amoureux de la jeune femme aussi. Techniquement, bon, personne n’a commis de faute : tout le monde pensait Aziz mort depuis longtemps. Mais son retour à Antakya, évidemment, remue pas mal de choses, et les sentiments enfouis remontent à la surface. Or, Adem ne va pas renoncer ; pire, il est prêt à tout, y compris à utiliser l’influence et la fortune de son père Galip, pour que le mariage avec Dilruba se produise.
Je ne suis pas là pour vous mentir, donc je m’en garderai bien : Aziz est mélodramatique. Très mélodramatique. Mais peu de pays font le mélodrame aussi bien que la Turquie, donc c’est une bonne nouvelle.
Si vous aimez les séries historiques tirant sur la corde sensible, avec une distribution pléthorique qui s’entre-déchire sur des airs lancinants de violons, c’est la série pour vous. Surtout que la réalisation est vraiment soignée, et que je n’ai pas vu filer cet épisode (pourtant d’une durée de 2h… celles parmi vous que cela étonne devraient sûrement se renseigner un peu mieux sur la télévision turque !). Il y a quelques moments de bravoure visuelle, l’épisode brodant parfois dans une séquence contemplative, ou soulignant l’action d’un plan plus impressionnant que la moyenne (Dilruba montant l’escalier vers la fin de l’épisode, par exemple, il m’a fallu une minute pour m’en remettre).
Ce n’est pas simplement que c’est mélodramatique, donc, c’est qu’on n’hésite pas dans Aziz à prendre le temps du sublime ; on n’est pas dans le vulgaire tear-jerker (quoi que celui-ci ait aussi ses mérites). Même moi qui suis assez souvent imperméable à ce type d’émotion grandiloquente, je me suis retrouvée émue devant le résultat à plusieurs reprises (la pendaison de Zulfikyar, par exemple… mais pardon, je vais un peu vite).
N’allez pas croire que la trame de la série se limite aux affaires de cœur de notre héros, ou même de son entourage. En fait, si ces deux heures sont si bien employées, c’est parce qu’Aziz met un point d’honneur à tisser une gigantesque toile, où le personnel ne peut qu’interagir avec l’Histoire.
Aziz n’est ainsi pas le seul qui a tout perdu pendant ces deux années : c’est tout Antakya qui est en deuil d’un passé jadis radieux.
La ville est déjà occupée lorsque commence la série (qui se garde bien, toutefois, de donner des dates exactes). Dans l’une des premières scènes de cet épisode, on assistera à un passage à tabac de Zulfikyar, un homme handicapé, par André, le fils du gouverneur français ; un café rempli d’hommes le regardent faire, impuissants. Il est tout bonnement impensable de lever la main contre l’occupant, quand bien même ce n’est pas l’envie qui manque : on peut juste baisser les yeux, et prier pour qu’un jour, quelqu’un vienne délivrer la ville de la main-mise française (inutile de préciser qu’une diffusion d’Aziz chez nous est assez peu probable…). Plus tard, lorsqu’André essaie de violer une jeune femme du nom d’Efnan et qu’Aziz porte secours à celle-ci, tuant le fils du gouverneur dans le feu de l’action, la terreur est palpable sur les visages de son père et de son oncle Galip : ni leur fortune, ni leurs connections, ne pourraient sauver le jeune homme après ce qu’il a fait.
Toutefois, Aziz va plus loin. Pendant les deux années qui se sont écoulées, le gouverneur Pierre semble s’être montré plus cruel encore. La ville s’est appauvrie, les droits des citoyennes se sont effilochés, une école a ouvert pour apprendre le français aux enfants, et tout acte de rébellion est évidemment réprimé par l’armée. La seule personne qui a prospéré ? C’est Galip Payidar, l’oncle d’Aziz. Il s’est assuré du soutien français dans ses affaires, et profite désormais d’un monopole sur toute l’industrie du textile d’Antakya, qui fait vivre la région. Enfin, « vivre », c’est un bien grand mot…
J’ai trouvé incroyablement fin le propos qu’Aziz met en place pour dire : les riches trouvent leur compte dans l’occupation, et en sont complices en rendant la vie des pauvres plus difficile encore. Efnan, qui travaille dans un atelier de tapisserie de Galip, va en faire les frais : puisqu’il n’y a pas de concurrence, soit elle accepte les conditions de travail qui lui sont imposées, soit elle meurt de faim. On est ici bien au-delà du discours, si courant dans les séries, sur les Méchants Riches qui utilisent l’argent pour avoir tout ce que leur cœur désire (ce que l’intrigue d’Adem aurait pu laisser penser). Il s’agit là d’une vraie critique de la collusion entre le pouvoir autoritaire (par définition injuste) et le pouvoir économique (…bah, injuste lui aussi). Tous deux s’alimentent mutuellement, maintenant la population dans la pauvreté et la peur sans aucune possibilité de se lever ni contre l’un, ni contre l’autre.
…Ou bien ? Parmi les citoyennes d’Antakya, il se murmure que quelqu’un finira par libérer la région. Il faut bien croire que cet Enfer va finir un jour, pour tenir le coup ; mais si j’ai bien compris ce vers quoi Aziz se dirige, on semble aussi poser les bases d’une sorte de Zorro turc (d’ailleurs ça ne se sent pas trop dans ce premier épisode, mais Wikipedia prétend qu’Aziz est aussi une série d’action, ça fait beaucoup d’indices convergents).
Alors évidemment, comme beaucoup de séries sur ce type de sujet, et en particulier des séries turques, ce n’est pas pour rien que l’intrigue tire sur la fibre nationaliste de ses protagonistes et donc de ses spectatrices. Cela touche à des choses qui dépassent, et de loin, le seul cadre d’Aziz.
Toutefois, la réflexion qui accompagne cette démarche est assez inédite, plus encore sur une grande chaîne commerciale. Loin d’être anecdotique, ce parti pris très politique s’entremêle avec les intrigues individuelles des personnages, liant leurs destins comme un fil rouge. Après tout, aucun des malheurs (et ils sont nombreux, d’ailleurs l’intrigue d’Efnan est sacrément gratinée aussi) qui se produisent pendant ce premier épisode n’aurait lieu sans l’autorité militaire et/ou le pouvoir financier.
Voilà quelques temps que je n’avais pas eu autant envie de suivre une série turque que celle-ci, alors que j’avais commencé Aziz plutôt comme un bouche-trou dans mon emploi du temps. Je commence à en avoir testé et regardé quelques unes à ce stade, mais rarement j’ai autant l’impression qu’ici d’avoir affaire à une série qui veut dépasser les facilités. Loin de regarder ses personnages par la petite lorgnettes, le premier épisode d’Aziz tisse méticuleusement des relations complexes en relation directe avec une période très précise de l’Histoire. C’est exactement ce qu’il fallait à une ignare comme moi.
Un petit mot qui n’a rien à voir avec l’article, mais ça y est, j’ai enfin rattrapé tout mon retard sur les articles depuis genre, euh, août 2021. Ça m’aura pris du temps, mais j’ai tout lu. pffiou. Mon fil rss pour ton site est enfin vide. C’est bizarre.