Si dans un moment d’égarement vous en venez à vous demander pourquoi regarder des séries venant de tous les horizons est important, il me semble que deux fictions projetées à Séries Mania l’ont parfaitement expliqué : Cleverman et Halfworlds. Toutes les deux reposent sur un folklore local, qu’elles utilisent afin d’apporter des éléments nouveaux dans le genre qu’elles se sont choisi (respectivement l’anticipation et le fantastique).
Halfworlds nous invite dans un monde où les enfants des Dieux, jadis bénéfiques pour les humains, sont devenus des créatures de cauchemar, les Demit. Il existe plusieurs races de Demit, toutes plus ignobles les unes que les autres (le Genderuwo, avide de chair humaine ; le Kuntilanak, assoiffé de sang ; le Palasik, qui dévore les innocents, le Tuyul, un voleur vicieux et violent, et le Banaspati, un être de feu), qui désormais vivent dans l’ombre. Ce monde, hélas, est le nôtre ; Sarah, une jeune orpheline qui vit (ou plutôt vivote) désormais de son travail de dessinatrice de rue, s’apprête à découvrir la vérité à leur sujet. Pour le moment, tout ce qu’elle a, c’est une série de souvenirs brefs de la mort de ses parents, voilà 17 ans, et quelques dessins de personnages démoniaques. Son timing ne pourrait être plus mauvais : dans moins de deux semaines, les Demit devraient vivre une expérience rarissime, puisque le Gift sera remis à l’un d’entre eux. Cet évènement surnaturel majeur, mais tenu secret, pourrait changer la face du monde. Qui sait ce qui se passera à ce moment-là…
Avec seulement 8 épisodes (dont le quart a été projeté hier), Halfworlds pourrait se contenter de poser les enjeux et avancer dans la découverte de Sarah sur les créatures évoquées dans la série. Mais pas du tout : son choix est au contraire de ne pas nous expliquer l’intégralité des origines des Demit du premier coup, et d’en quelque sorte nous forcer à faire des découvertes au même rythme que Sarah (bien que nous ayons un demi-coup d’avance grâce à une narration omnisciente). Les deux premiers épisodes de Halfworlds ne veulent pas nous dire comment Sarah va intervenir dans les affaires des démons, mais bel et bien raconter, comme dans un compte à rebours inexorable, comment les évènements se mettent en place, entièrement tendus qu’ils sont vers ce fameux Gift dont on ne perçoit que dans les très très très grandes lignes ce qu’il implique (le premier épisode va d’ailleurs se contenter d’utiliser le terme sans jamais l’expliquer).
La nuance est fine, mais existante, entre une série qui pose clairement comme objectif qu’une héroïne va se révéler à elle-même et au monde pour lutter contre des démons (…ou vampires ; les comparaisons avec Buffy allaient bon train hier soir), et une série qui décrit essentiellement comment le voile se lève progressivement sur ce qui a toujours été. Les Demit ont une notion du temps plus élastique, ils respectent infiniment peu la vie humaine, ils font leurs plans en secrets ; bien qu’étant un évènement majeur, qui réveille les rivalités et les ambitions, le Gift n’est qu’un cycle de leur existence.
Dans sa façon de se présenter, dans sa structure, dans son déroulement, Halfworlds me semble insister beaucoup plus sur cet aspect des choses. J’ai vraiment apprécié ce rythme, et il est d’autant plus surprenant que malgré ces propriétés, qui peuvent être perçues comme de la lenteur, chacun des deux épisodes vus se conclut sur une atroce envie d’en voir plus, qui m’a fait m’agiter dans mon fauteuil en priant pour que ce soit juste un fondu au noir, mais pas le générique de fin.
Si Halfworlds parvient à créer ce sentiment de continuité quant à l’existence des Demit, c’est bien-sûr parce que la série est profondément ancrée dans les mythes traditionnels et/ou urbains d’Asie, en particulier du Sud-Est (Indonésie, bien-sûr, où est produite et ancrée la série, mais aussi des contrées proches partageant une ou plusieurs de ces créatures dans leur folklore). Ici on n’invente pas des monstres qui font peur : la peur est antérieure à la série. Ou, disons, l’aura de mystère angoissant. Chaque apparition d’un Demit (les 2 premiers épisodes permettent d’identifier au moins 2 espèces à l’œuvre : les inquiétants Tuyul, et une Palasik vorace) joue sur les codes de l’horreur avant tout ; rien que le bruit atroce produit par un groupe Tuyul a de quoi faire perdre le sommeil. Je crains de ne jamais totalement oublier ce son !
La série ne se borne cependant pas à son aspect fantastique, et s’inscrit dans des réalités autrement moins magiques ; les Demit sont en effet protégés par une organisation mafieuse, dirigée par des humains qui, de père en fils, depuis des générations, veillent aux intérêts des démons et font une grande partie du sale boulot à leur place (Juragan, leur chef actuel, manque hélas d’autorité et n’obtient pas d’aussi bons résultats que ses prédécesseurs, et les Demit réévaluent son influence dans leur organigramme au moment du premier épisode). Même des policiers peuvent faire partie du système, et protègent le secret de l’existence des Demit, soulevant implicitement des problématiques sur la corruption. Le système tout entier est biaisé en faveur de créatures maléfiques que personne ne voit jamais à l’œuvre mais qui continuent de répandre l’horreur ! La métaphore s’écrit d’elle-même.
Le caractère organique de tout cela, la façon dont le surnaturel et le bien trop réel s’imbriquent, confèrent à Halfworld un univers passionnant, qui malgré des points communs avec d’autres fictions, finit par s’imposer comme unique.
Alors, en quoi regarder des séries venant de tous les horizons est important ? Eh bien à défaut d’autre chose, parce que nombre d’entre elles sont capables de s’accaparer des genres qu’on pensait connaître par cœur, pour les nourrir d’influences qui passionnent à nouveau, pour les traiter avec des nuances vitales, pour créer des univers qui nous semblent inconnus.
Halfworlds n’invente rien : et pour cause, tout son bestiaire est pioché dans divers mythes asiatiques ! On trouve aussi l’influence de Heroes dans l’emploi qui est fait des dessins de Sarah, et tout simplement dans leur apparence (chaque épisode inclut en outre une séquence animée racontant une partie de la genèse des Demit, dans le plus pur style comic book). Et pourtant, on en est là : à la fin de la projection de Halfworlds hier soir, je n’avais qu’une envie, prendre un billet pour Batam et aller subtiliser moi-même les épisodes suivants.
Il me semble (mais bien-sûr, en consommatrice régulière de fiction asiatique, ma vision peut être biaisée) que Halfworlds pourrait tout-à-fait être regardée en France, en dépit de son ancrage mythologique riche. Il serait bon en tous cas que chez nous une chaîne s’intéresse aux fictions de HBO dans le monde, et pas juste la Nord-américaine : il s’y fait clairement des choses excellentes, cette édition de Séries Mania l’aura une fois de plus prouvé.