Dans ce qui est certainement le pilote le plus ambitieux de l’automne au Canada anglophone, Strange Empire a démarré au début de la semaine sur CBC.
Autant vous prévenir tout de suite, Strange Empire est certes un western, mais surtout un drama sordide ; mais la raison pour laquelle il est sordide, c’est que l’époque s’y prête, et que ses personnages sont en première ligne. Tant de fois nous avons vu, dans des séries comme Deadwood mais aussi des séries comme Here Come the Brides, c’est-à-dire autant des séries « réalistes » que dans des westerns plus idylliques, les femmes être traitée en objets. Les hommes les considèrent, au mieux, comme des prix pour leur bravoure ; au pire, comme de la viande. Eh bien Strange Empire s’emploie à dépeindre cette réalité du western, et surtout, à la décrire du point de vue de ces femmes.
Nous sommes supposés nous glisser dans la peau de Kat (j’y reviens dans un moment), une jeune femme dont le bébé meurt dans ses bras, faute d’avoir pu trouver un médecin. Dans les contrées reculées que représente la frontière entre l’Alberta et le Montana, impossible de trouver beaucoup d’aide, bien qu’elle et son compagnon Jeremiah aient galopé comme des dingues pour trouver quelqu’un. Le couple arrive donc là, à un poste avancé où passent, parfois, les caravanes, et décide de se marier, de prendre un nouveau départ, comme pour essayer de tirer quelque chose de la désolation qui les entoure.
C’est à ce moment-là de leur vaine existence qu’ils croisent un groupe de colons qui atteint le poste, savamment nommé Station House. Le convoi inclut de nombreuses familles venues tenter leur chance. Parmi elles, il y a aussi deux adolescentes qui se sont glissées, et qui se dirigent vers Station House pour rejoindre Janestown, la maison de passe attenante au poste, gérée par un certain Slotter. Leur cas attire l’attention de Rebecca, une étrange jeune femme qui, contrairement au reste de l’équipage, fait ce voyage pour célébrer ses noces avec son mari, un homme plus âgé qu’elle. Espérant les sauver de leur destin peu enviable, Rebecca demande à son mari d’intervenir.
A Station House, Kat fait également la connaissance bien infortunée d’Isabelle, une jeune mère qui porte son bébé mort-né dans les bras. Isabelle est une prostituée, et la compagne de Slotter, comme nous allons progressivement l’apprendre. Tous les deux ont une relation à la fois fusionnelle… et pleine de haine et de violence.
Les voilà, nos protagonistes de Strange Empire, disons la plupart d’entre eux. Mais lorsque Rebecca et son mari, puis Kat et son compagnon, vont tenter d’empêcher Slotter d’acheter les deux adolescentes, les choses vont encore empirer. Slotter est tenu en respect par Kat (de son point de vue, c’est évidemment vécu comme une humiliation, surtout devant ses hommes de main) qui cache les deux jeunes filles dans sa carriole ; l’homme s’en va furieux, et il est difficile d’imaginer qu’il va en rester là.
Kat et Jeremiah décident séance tenante d’adopter les deux adolescentes ainsi que deux garçons orphelins qui se déplaçaient avec le convoi. Jeremiah aura cette très jolie phrase, tandis que la petite famille immortalise une photo : « ce matin nous étions deux, maintenant nous sommes six ». Ils espèrent pouvoir vivre tous ensemble dans le ranch qu’ils veulent créer, plus au Sud. Leur insistance à essayer d’être heureux dans un contexte hostile est l’unique touche de grâce de cet épisode…
Le convoi finit la journée en organisant une partie de chasse avant le dîner, afin de célébrer dignement les noces de Kat et Jeremiah, désormais adoptés par la petite communauté comme eux ont adopté 4 enfants dans la journée. Mais pendant que les hommes partent chasser et que les femmes restent à préparer le souper, les hommes sont massacrés. Slotter prétendra plus tard dans l’épisode que ce sont les Indiens qui en sont responsables, et la plupart des veuves le croient ; Slotter amène donc les survivantes dans son bordel où désormais, leur survie dépend de lui. Kat évidemment, qui vient de perdre le plus jeune des fils qu’elle avait adoptés, et qui ignore où sont passés Jeremiah et son second fils, se défie de Slotter.
Il se passe beaucoup de choses dans ce premier épisode de Strange Empire, comme vous le voyez. Tout cela sur une musique souvent lente, macabre, sporadique, qui lui confère une atmosphère d’étrangeté. J’aurais voulu dire que j’ai tout de suite été conquise par la série, comme j’avais été intriguée par son pitch, mais c’est loin d’être aussi facile. Et pourtant Strange Empire a plusieurs qualités, et mérite sûrement qu’on fasse l’effort de donner du temps à son univers pour exprimer son potentiel.
Si clairement Kat est présumée héroïne (structurellement parce que le pilote s’ouvre sur la mort de son bébé, et narrativement parce qu’elle a une propension à prendre des décisions puis agir impulsivement), il est cependant difficile de ne pas préférer largement suivre Rebecca.
Créature aux grands yeux à mi-chemin entre la curiosité et l’effarement, Rebecca est une femme intelligente (c’est scientifiquement prouvé par un collège d’hommes qui l’ont étudiée et ont mesuré son intelligence !), talentueuse, et pleine de compassion. Son mari est un médecin et, avec lui, elle pratique un peu ; mais surtout elle étudie le corps humain, l’analyse, le dessine, le découvre. C’est cette même personnalité gourmande de connaissances et d’observations qui lui a valu un calvaire, décrit à demi-mots : Rebecca a grandi dans un asile de fous, où elle a été enfermée jusqu’à ce que son mari vienne la tirer de là et l’adopter. Puis, lorsque son épouse est morte, Rebecca est devenue sa seconde femme.
Sous la fine peau de porcelaine de Rebecca, on peut sentir pulser les veines d’une femme qui ne demande qu’à exister, intellectuellement et émotionnellement. Le fait que son mari soit gêné parce que le col de sa robe est ouverte en dit long sur la vie sexuelle qu’elle n’a vraisemblablement pas eue avec lui, et qui la rend curieuse d’une autre façon, aussi.
Ni Kat ni Rebecca n’ont à se plaindre d’un partenaire qui les déconsidère ; toutes proportions gardées, ils sont dans une relation d’égal à égale, Jeremiah prenant les décisions concertées avec sa femme, et le mari de Rebecca reconnaissant l’intelligence de la sienne. Mais hélas, Slotter va mettre un terme à cela. Et même si Kat refuse de faire confiance à leur nouveau maître, si Rebecca commence lentement à comprendre qu’elle n’est pas obligée de subir et se taire, les femmes de Strange Empire ont encore bien du mal à se libérer de l’emprise des hommes, qui leur semble aller de soi même quand ces hommes sont aussi vicieux que Slotter.
Le personnage d’Isabelle, également, promet quelques surprises dont on n’a sûrement pas vu le bout. De quelque côté de la barrière qu’elles soient, les femmes de Strange Empire doivent composer avec un monde qui non seulement est violent en soi, mais doublement violent envers elle. C’est un effort que peu de séries parviennent à accomplir mais, en se débarrassant de la plupart des personnages masculins, et en tous cas de tous les personnages masculins « bons », le western parvient à créer une expérience de pensée capable d’aborder ce sujet sans offrir le flanc à des suspicions de misandrie. Ce propos, s’il est parfois amené maladroitement, et si certaines scènes du premier épisode sont parfois confuses, fait de Strange Empire une série que j’ai vraiment envie de suivre, qui vaut la peine qu’on s’intéresse à elle… même si pour le moment c’est parfois au prix de quelques céphalées.
Dans Strange Empire, le féminisme n’est pas une opinion, un point de vue, un parti pris ou une revendication : c’est une question de survie. Ses héroïnes ne verbalisent pas leurs attentes, elles n’expriment pas l’espoir d’être vues en égales des hommes, elles ne théorisent pas sur ce qu’elles expérimentent : elles passent juste chaque jour avec la conscience aiguë qu’elles ne sont pas des êtres humains, mais des choses, du bétail. A charge pour elles de tout de même essayer de survivre dans un monde où les hommes les considèrent ainsi.
Les héroïnes de Strange Empire, comme toutes les féministes, voudraient juste qu’on leur foute la paix et qu’on les laisse vivre.