Il y a peu de souvenirs de mon enfance que j’aimerais pouvoir revivre ou recréer ; mais quelques uns de mes moments préférés ont été passés dans la cuisine de mes parents. J’ai passé de nombreuses heures, assise sur une des chaises en bois, évitant d’être dans le passage, à simplement regarder ma mère préparer le déjeuner, le dîner, ou à faire de la pâtisserie. Existe-t’il quelque chose de plus agréable que d’être dans la chaleur de la cuisine, avec toutes les bonnes odeurs de nourriture, et à regarder quelqu’un s’affairer ? Sentir le feu des casseroles, entendre le clapotis d’une sauce portée à ébullition, déceler l’ingrédient qu’on n’a pas encore goûté mais qui embaume toute la pièce, voir les vitres se couvrir d’une buée qu’on devine gorgée de sel et d’épices… autant de sensations, avec quelques autres, qui sont pour moi restées incomparables.
Ce n’est pas que ma mère était une cuisinière exceptionnelle ; en fait, même avec toute mon ignorance enfantine et mon palais peu éduqué, je n’aurais jamais prétendu une telle chose, même à l’époque. Nos dîners familiaux n’étaient pas de la grande cuisine, et aucun de nous n’était un gourmet, ni n’en avait seulement l’ambition. Plus tard, bien plus tard, j’allais découvrir dans la famille de l’un de mes petits amis un vrai gastronome, du genre à faire ses courses à quatre endroits différents chaque weekend juste pour avoir de vrais, de bons produits ; chez nous, c’était chipolatas Carrefour mais ça m’était égal. Ce n’était pas ça l’important. C’était simplement qu’il est terriblement agréable de regarder quelqu’un cuisiner. A la limite, peu importe le résultat, pourvu que les casseroles fassent du bruit et que la cuisine soit plusieurs degrés plus chaude que le reste de la maison !
C’est un sentiment qui ne m’a jamais quittée. Encore aujourd’hui, j’ai cette fascination pour les gestes à la fois mécaniques et absorbés que requièrent la cuisine et la pâtisserie. Evidemment, la perspective d’ensuite goûter les plats ainsi préparés ne gâche pas le plaisir, ne nous mentons pas ; mais celui-ci tient quand même essentiellement dans le ballet de mouvements, de sons et d’odeurs qui rendent une cuisine vivante. Et parfois, dans le secret de ma propre cuisine, je voudrais m’asseoir et regarder quelqu’un d’autre salir des casseroles ; c’est le seul moment de mon enfance auquel je pense avec une nostalgie émue.
Je n’ai jamais vraiment quitté ma chaise en bois, quand j’y pense. J’aime toujours trouver le point de vue imprenable qui me permet de regarder quelqu’un cuisiner pendant des heures.
C’est en passant quelques heures devant Raw (car hélas j’ai bientôt fini la courte saison 1, et je ne suis pas sûre de trouver la saison 2 très vite) que je me suis souvenue que, cette saison, le Japon avait également une série sur la cuisine à me proposer. dinner, c’est son nom, a commencé depuis un mois, et il était plus que temps que je m’attèle à son pilote.
Et comme j’ai bien fait, oh oui ! dinner est définitivement dans la moyenne supérieure des séries sur la cuisine, et Dieu sait qu’il y en a quelques unes en Asie. L’histoire est pourtant relativement classique ; laissez-moi vous la raconter.
dinner se déroule dans le prestigieux ristorante Roccabianca, tenue par le chef Hideo Tatsumi avec l’aide de sa fille Saori. Tatsumi est un nom particulièrement respecté dans le milieu ; il se murmure que l’homme serait le seul Japonais à avoir pu travailler au Teresa, un restaurant italien qu’on dit être d’une telle exigence que seuls les plus grands chefs peuvent y travailler. Bon, il se murmure aussi qu’en réalité, un second Japonais y aurait fait ses classes, mais ça n’a jamais été prouvé. Et c’est ce qui permet à Tatsumi de jouir d’une si parfaite réputation, au point que l’un de ses plus gros clients n’est autre que la femme de l’ambassadeur d’Italie, excusez du peu. Au Roccabianca, la salle ne désemplit pas, on ne prend des réservations que pour dans trois mois, les compliments pleuvent, et parmi l’équipe, on aime bien penser que cela vient du fait qu’on cuisine avec le coeur.
Seulement c’est aussi le coeur qui va poser problème, quand, victime d’un infarctus, Tatsumi va s’effondrer un beau soir, alors qu’il venait d’accepter une invitation dans la plus prestigieuse émission de cuisine du pays (une consécration) ; en à peine un mois, le Roccabianca va connaître la débâcle. La salle se vide, les réservations ne se bousculent pas, voire même, s’annulent, et les assiettes reviennent de moins en moins souvent vides. Que se passe-t-il ? Le restaurant va-t’il devoir fermer ses portes ? C’est ce que craint Saori, qui, faisant les comptes, commence à réaliser qu’elle ne pourra bientôt plus payer tout le monde si les choses continuent ainsi. Elle a beau pouvoir compter sur le soutien de toute l’équipe, à commencer par le sous-chef Imai, dans les faits, le restaurant commence vraiment à être en danger…
Fort heureusement, elle sait que son père n’est pas le seul Japonais à avoir fait ses classes au prestigieux Teresa, et qu’un autre chef de talent pourrait reprendre le Roccabianca pour lui redonner le lustre perdu en quelques semaines. Cet autre chef, c’est Motomu Ezaki, mais sa philosophie est très différente de celle de l’équipe du Roccabianca. Pour lui, la seule chose qui importe, c’est la technique et les ingrédients, et mettre du coeur dans la cuisine, ça n’a jamais eu aucun goût… il faut donc s’attendre à quelques frictions au sein de la cuisine quand il accepte le poste de chef du Roccabianca !
Vous le voyez, rien que de très classique dans ce pitch, qui en évoquera quelques autres similaires. Alors qu’est-ce qui fait que dinner fonctionne, au point de me soutirer de nombreuses salves d’applaudissements ?
Eh bien d’abord, il faut saluer la façon dont le pilote prend vraiment le temps de l’exposition ; c’est d’autant plus rare que beaucoup de séries nippones, sachant leurs jours comptés, ont tendance à préférer une certaine efficacité, voire même, dans les pires des cas, l’accumulation de clichés, afin de poser très vite les bases de l’histoire pour avancer vers le coeur de l’intrigue sans attendre. Ce n’est pas le cas de dinner, qui va vraiment prendre tout le temps nécessaire pour que la cuisson de l’exposition se fasse à point. On prend vraiment la température du Roccabianca, on apprend à en apprécier à la fois l’activité et l’âme, à se familiariser avec les membres de son équipe, à en sentir l’énergie unique. Ce n’est pas simplement un restaurant de grande qualité où oeuvrent des professionnels ; c’est aussi une équipe soudée, unie, où pourtant chaque personnalité s’exprime. Rarement autant que dans dinner on aura pu sentir l’atmosphère d’une cuisine professionnelle (chose que même Pasta, qui pourtant ambitionnait parfois de le faire, n’aura pas réussi à dépeindre de façon réaliste). On prend vraiment le pouls de ce restaurant, et l’immersion dans cet univers n’a rien de précipité ni de surfait, ce qui permet au spectateur, lui aussi, de se prendre d’affection pour le Roccabianca et ses protagonistes.
En définitive, l’intervention du chef Ezaki ne se produira qu’à la toute fin de l’épisode, posant assez clairement les enjeux qui le concernent, mais démontrant aussi que le propos de dinner n’est pas juste dans son opposition au reste de l’équipe du restaurant. Avant toute autre chose, dinner communique l’activité fébrile du restaurant et la passion pour la cuisine. Le reste n’est que littérature.
Pour nous plonger dans l’ambiance du Roccabianca, dinner fait aussi un effort assez rare en ce qui concerne son esthétisme.
Il faut, d’abord et surtout, saluer le décor. Contrairement à la plupart des restaurants de télévision, il donne une incroyable impression de réalisme grâce à son utilisation des volumes, de la perspective et des niveaux. Le travail effectué lors de la conception des décors relève d’un sens du détail qui aide énormément l’immersion. J’ai pris le soin de vous faire quelques captures de l’endroit sous divers angles et éclairages, je crois que vous pouvez voir à quel point le Roccabianca est un lieu qui a une vraie personnalité ; même ses cuisines, étroites et toutes en longueurs, témoignent de l’ambiance qui a été imprimée à l’endroit. Le restaurant devient un personnage à part entière de la série grâce à tous ces éléments.
Au final, je serais presque tentée de dire qu’il y a un coup de coeur à se prendre avec dinner. Presque ? Non, en fait, à bien y réfléchir, tous les ingrédients sont là ! Sans révolutionner le genre, ce que ce pilote fait, il le fait fichtrement bien, avec un sens aiguisé du détail, des personnages plutôt solides, et une ambiance qui instinctivement donne envie de se passionner pour le sort du Roccabianca. L’introduction de la série se fait avec énormément d’attention et de bon sens, il y a de nombreuses scènes particulièrement réussies, et l’écriture est fine en dépit du sujet peu original ; il suffit d’entendre l’excellente métaphore de l’un des clients fidèles tentant d’expliquer pourquoi le restaurant se vautre en l’absence de son chef, pour sentir que dinner est doté de suffisamment de sens de la mesure et de subtilité pour se rendre agréable au spectateur.
Du coup, ne vous étonnez pas du bruit : je suis simplement en train de tirer une chaise en bois pour m’asseoir devant mon écran.