Call me by your deadname

1 juin 2024 à 19:26

Note : pour des raisons pour le moment peu claires, cet article semble rencontrer des difficultés techniques, notamment au niveau des commentaires. J’espère pouvoir régler ces problèmes dans les jours à venir, et vous remercie pour votre patience. Dans l’intervalle, n’hésitez pas à utiliser les réseaux sociaux comme Mastodon, ou les commentaires sous d’autres articles, voire en dernier ressort le formulaire de contact, pour réagir à cette review. En attendant que ce soit corrigé, toutes mes excuses pour la gêne que cela pourrait causer.

Mon exaspération relative à la deuxième saison de La legge di Lidia Poët commençant doucement à monter depuis quelques mois (elle n’en finit pas d’arriver « bientôt », cette nouvelle saison…), je pensais que regarder une autre série italienne me permettrait de patienter un peu. C’était surestimer la qualité de La vita che volevi, lancée cette semaine par Netflix. Quoique plutôt que de parler de lancer, il serait plutôt plus juste de parler de chier, parce que Netflix n’a même pas pris la peine de créer un poster promotionnel pour la série. Tout porte au contraire à croire que prendre des captures au hasard et foutre un N rouge dessus était l’effort maximum que la plateforme était disposée à produire.

En même temps, qui pour l’en blâmer ? Moi aussi j’éprouverais un certain buyer’s remorse devant cette série qui a beaucoup de mal à décider ce qu’elle veut être.

Trigger warning : violences domestiques.

Et, quand elle le décide, elle fait quasi-systématiquement les pires choix possibles.

Ce qui m’attirait à la base dans La vita che volevi (ou The Life You Wanted de son titre international), c’est que la série avait pour héroïne une femme trans à la quarantaine bien sonnée. Ce n’est pas un profil courant, puisque comme vous le savez beaucoup de séries s’intéressant à des protagonistes LGBT souffrent d’un jeunisme forcené ; pas toutes, et c’est heureux, mais quand même une large majorité.
Gloria, c’est son nom, vit à Lecce dans une somptueuse villa, et a trouvé le succès dans deux carrières parallèles : la photographie d’art, et le tourisme, secteur dans lequel elle a ouvert sa propre entreprise et dispose d’une assistante particulière qui est aussi un peu son amie, Eva (également une femme trans). Plus tard, bien plus tard dans l’épisode, on apprendra qu’elle entretient également une relation amoureuse avec Ernesto, un homme à succès dont l’affection est réciproque. Elle a donc tout pour être heureuse, et La vita che volevi aime d’ailleurs à insister au fil de son premier épisode sur le fait que cette vie-là, ce n’est pas le fait de la chance, et elle n’est pas tombée du ciel : Gloria se l’est créée.

Toutefois, cela ne saurait durer, naturellement. Et voilà qu’un beau matin se présente devant sa porte Marina, qui est enceinte jusqu’aux yeux. Quelques rapides flashbacks nous apprennent que Marina était proche de Gloria lorsque celle-ci venait d’entamer sa transition, 15 ans plus tôt. Elles ont même couché ensemble à quelques reprises. Sauf que, juste avant que Gloria ne parte en Espagne pour une opération, Marina qui devait l’accompagner a finalement fait marche arrière, d’abord en lui disant qu’elle la rejoindrait plus tard, et finalement en ne venant jamais pour s’évanouir dans la nature. Gloria éprouve encore du ressentiment d’avoir été abandonnée à un moment capital de sa vie, et elle est furieuse que Marina réapparaisse comme si de rien n’était, au bout d’une décennie et demie. Elle l’envoie donc bouler, mais voilà que quelques heures plus tard, un hôtel contacte Gloria : Marina, qui s’est présentée en utilisant son nom comme recommandation, a mis le feu à un matelas en fumant au lit. Sauf que Marina n’est pas seule : elle a avec elle deux enfants, un adolescent du nom d’Andrea, et une petite fille répondant au nom d’Arianna.
Et du coup, toute furieuse qu’elle soit, Gloria n’a pas le coeur à les laisser se démerder, et leur propose de passer 48h chez elle, après quoi elle somme Marina de trouver un autre endroit où aller.

Euh, ah bon ? Mais, euh, t’étais pas en colère contre Marina ? Elle n’a pas utilisé ton nom dans un établissement avec lequel tu as une relation professionnelle ? Elle n’a pas MIS LE FEU A UN MATELAS ?! Je peux citer au moins dix raisons de ne pas l’inviter avec sa marmaille chez toi, mais ok. J’imagine qu’il faut bien qu’il y ait une série.

Le plan de Marina à partir de là (la série ne l’explicite pas, mais on ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle a foutu le feu au lit exprès) : prendre Gloria par les sentiments pour essayer de grapiller autant de temps que possible avec elle. Elle a clairement des motivations cachées ; la série prend tout son temps pour les dévoiler. Alors que ses enfants et elle s’incrustent dans la vie de Gloria, et apprennent à la connaître, Marina explique progressivement que chacune de ses gosses (présente ou à venir) a été conçue avec quelqu’un de différent, et qu’elle ne s’entend pas avec le père d’Arianna, non plus qu’avec l’homme dont elle est enceinte…
Si vous êtes fortiche en maths, vous aurez compris qu’il y a trois enfants et deux pères cités. C’est que, Marina essaie d’amener sur le tapis la révélation ultime : Andrea est en réalité le fils de Gloria, conçu il y a 15 ans.

Et si c’était ce que voulait raconter La vita che volevi, ce serait… bon, je vais pas dire formidable. Je vais certainement pas dire original. Mais partons sur : tenable. Oui, voilà : cela donnerait une série parfaitement adéquate. Or ce n’est pas ce qui se passe ici.

Pour commencer, il me faut vous parler des gros problèmes de ton de ce premier épisode : la série s’ouvre sur une séquence digne d’un thriller glacial, dans laquelle Gloria entre dans un hôtel, vraisemblablement inquiète. Elle porte un bébé qu’elle emmène aussi rapidement que possible dans une chambre, avant de s’y enfermer et de sortir une arme à feu. La scène, bien-sûr, s’arrête juste au moment où quelqu’un frappe à la porte de sa chambre et qu’elle ouvre, l’arme cachée dans son dos mais prête à l’emploi. Suspense, angoisse, tout ça. Sauf que le reste de l’épisode ne sera plus du tout sur le même ton ! Les échanges entre Gloria et Marina sont tendus, les flashbacks sont sexy, il y a même toute une scène musicale dans une boîte de nuit (où Marina a emmené ses enfants… euh, ok ?!), et clou du spectacle, la fin de l’épisode tombe dans le mélodrame le plus soapesque. Et je ne parle même pas du maigre matériel promotionnel qui semble penser qu’il s’agit d’une romcom !
Il n’y a rien de cohérent dans ce que pratique La vita che volevi, rien qui ait une identité, rien qui envoie un message clair aux spectatrices quant au genre de série qu’on est en train de regarder.

Mais je crois que ce qui est le plus inconfortable dans cet épisode introductif de La vita che volevi, c’est carrément son rapport à la transidentité de son héroïne.
Loin de moi l’idée de me faire l’arbitre de ce qui est ou non transphobe, et il y a sûrement des nuances qui m’ont échappé. Mais en tout cas, moi, ce que j’ai vu, c’est une femme trans (qui bien-sûr était autrefois chanteuse dans une boîte de nuit, because of reasons) qui une fois de plus était renvoyée indirectement à une forme de masculinité par cette histoire de parenté. Si elle est mère d’Andrea, c’est en effet bien parce qu’elle a mis Marina enceinte, et ça ne s’est pas fait par l’opération du saint-Esprit… D’une façon générale, La vita che volevi adore rappeler que Gloria n’est pas simplement une femme, mais une femme trans, comme pour écrire en rouge dans la marge que « HEY AVANT ELLE AVAIT L’AIR D’UN HOMME ». Et pour mieux enfoncer le clou, dans les flashbacks qui montrent Gloria 15 ans avant le début de l’intrigue, Gloria est incarnée par un acteur cis que la série met systématiquement torse nu pour bien montrer combien son corps répond aux normes masculines, quand bien même il porte du fard à paupières. Cette insistance à montrer l’avant/après (comme si la série avait compris que prononcer un deadname ne se faisait pas, mais qu’elle avait à sa disposition le moyen de faire l’équivalent visuel) est d’autant plus troublante que dans le fond, c’est ça le noeud du problème entre Gloria et Marina : à une époque, Gloria avait un pénis. Là est le pêché originel.
C’est que, pour ne pas gêner la transition de Gloria, Marina ne lui a pas dit à l’époque qu’elle était enceinte, et a préféré disparaître presque du jour au lendemain. La fin de l’épisode, dans laquelle les deux femmes ont une confrontation à ce sujet, est assez claire quant à l’interprétation accusatrice qu’il faut faire de cela : « Tu devrais avoir honte, Gloria. […] Andrea est NOTRE fils. Et il va falloir que tu t’y fasses », suivi d’un gros plan sur Gloria, en larmes, clairement placée dans une situation dont la série nous dit qu’elle est en tort et qu’il va lui falloir se remettre en question. En tort de quoi ? D’avoir transitionné 15 ans plus tôt et, sans le savoir, avoir eu un enfant avec une femme qui a décidé de réapparaître dans sa vie et lui révéler la vérité en moins de 24h ? On peut difficilement lui reprocher de ne pas accueillir cet enfant à bras ouverts maintenant… Mais ce que sous-entend fortement La vita che volevi, c’est que le choix qui lui donne tort, c’est celui d’il y a 15 ans consistant à vouloir devenir une femme plutôt que poursuivre sa relation avec Marina et élever Andrea.
La vita che volevi semble vouloir l’obliger à accepter la vie qui a été choisie pour elle, comme si la vie heureuse et stable qu’elle s’était construite avait un prix, et qu’il était temps de passer à la caisse.

Alors on est d’accord que ce n’est que le premier épisode, ce qui signifie que les interprétations du ton et du propos de La vite che volevi peuvent évoluer pendant les 5 épisodes suivants de la mini-série. Il y a même, potentiellement, un monde dans lequel ces interrogations ont de l’intérêt, au lieu de sembler punitives. Toutefois je suis très pessimiste à ce sujet. Entre les difficultés de ton, les représentations au mieux boîteuses, les motivations faiblardes, et l’empilement de thèmes (Eva est frappée par son petit-ami ; il est largement sous-entendu que la raison pour laquelle Marina a quitté son compagnon est que lui aussi est probablement violent…), n’aide vraiment pas à avoir bon espoir pour l’intrigue principale et son message.

Pour finir, au risque de juger toute une démarche artistique sur la base d’une seule interview, je trouve quand même assez vagues les propos tenus par le co-créateur et réalisateur de la série, Ivan Cotroneo, qui expliquait dans la presse spécialisée italienne l’an dernier :

« Cette idée vient de très loin. Moi et [Monica] Rametta voulions écrire une histoire mettant en vedette une femme non cisgenre, une femme forte et indépendante, l’histoire d’une femme transgenre. Ces personnages sont souvent laissés en marge, collatéraux ou marginalisés. Il y a eu un long processus de gestation d’écriture. Nous avons retrouvé une histoire importante, de sentiments, de deux amies qui se retrouvent après 15 ans. Nous voulions raconter un personnage de femme indépendante et libre, rarement évoqué. »

cool story bro mais ça vous choque pas que la première chose que vous fassiez avec une femme trans indépendante et libre, c’est l’en blâmer et essayer de l’obliger à l’être moins ? J’avoue que je ne comprends pas la démarche.

Et en fait, je soupçonne Netflix d’en avoir conscience. D’avoir bien senti le problème. D’avoir un peu honte. Parce que lancer une série avec une héroïne trans juste avant le mois de juin, et la promouvoir aussi peu, c’est difficile de ne pas y voir un signe.


par

, , , ,

Pin It

Comments are closed.