Internalisation

31 mai 2024 à 21:06

Jane a des préférences. Comme tout le monde, pensait-elle ! La jeune femme est d’origine coréenne mais adoptée en Australie par un couple blanc, et elle a grandi au milieu de personnes blanches (à un tel point que la ville de son enfance s’appelle Mount Whiteman !) ; cela inclut sa meilleure amie Edi, mais aussi… tous ses partenaires sexuels précédents. Pendant des années, Jane en a simplement conclu que c’était son fétiche pour les barbes et autres parties du corps poilues qui l’avait naturellement conduite à ne coucher avec qu’avec des hommes blancs. Mais un incident vient totalement remettre en question ses certitudes !

White Fever est une comédie australienne qui s’attaque, par le rire, à un sujet complexe. Et pourtant, si le privé est politique, alors cela tombe sous le sens que la question très intime de qui nous choisissons de mettre dans notre lit soit éminemment politique ! C’est selon ce principe que la série veut aborder le rapport de Jane à la blanchité, mais aussi, à travers elle, à sa propre asianité.

Jane n’avait donc jamais rien remis en question ; à ses yeux, il était évident qu’elle était asiatique, puisqu’elle le portait sur son visage. Toutefois, il lui arrive souvent de plaisanter avec ses amies (toutes aussi blanches les unes que les autres, donc) sur le fait que, de par son attitude et ses goûts, elle était plus blanche qu’elles. Sans jamais interroger ce qu’il pouvait y avoir derrière cette blague.
Le déclencheur du déclic de Jane apparaît lorsque son amie d’enfance Edi se prépare à se marier. Son fiancé Kong est en effet un jeune homme hmong, et Edi fait des efforts pour se familiariser avec sa culture. Cela passe par l’intégration d’accessoires traditionnels à sa robe de mariée, à apprendre des termes de vocabulaire hmong, ou encore à passer du temps avec Ka, la soeur de Kong, qui est une guérisseuse spécialisée dans l’utilisation de cristaux et qui traverse la vie en affichant une attitude mystique (et qui, en outre, est également enceinte jusqu’aux yeux). Ka et plus généralement les efforts d’Edi pour embrasser la culture asiatique de sa belle-famille mettent Jane profondément mal à l’aise. Pour Jane, ce n’est pas naturel, mais elle n’y a pas réfléchi au-delà de cette sensation initiale d’inconfort.
Lors de la soirée d’enterrement de vie de jeune fille d’Edi, Jane met de côté tout cela pour draguer un barman très roux, très blanc et très velu, qui la ramène chez lui. Excitée au dernier degré par ce blanc au profil de bear, qui s’appelle Ross… Jane voit son enthousiasme légèrement douché lorsqu’elle réalise en voyant sa déco que Ross a toutes les apparences d’un weeaboo/koreaboo. Est-il possible qu’elle soit, en ce moment-même, dans le lit de ce type, fétichisée pour être asiatique ?! Elle qui l’est mais si peu ? Jane écarte cette idée du mieux qu’elle peut.

Mais si White Fever suggère que ce n’est pas la première fois que la jeune femme a fait volontairement abstraction de la question raciale dans sa vie, la série ne l’autorise pas à le faire longtemps. Une dispute avec Edi, suivie d’une autre avec Ross qu’elle a revu (et qui l’a traitée de « fausse asiatique » !), la mettent devant le fait accompli. Elle doit admettre qu’elle a « un genre » : elle est atteinte de white fever ! Le truc, c’est que cela trahit surtout quelque chose sur elle-même de plus large, et désormais, Jane ne peut plus ignorer qu’elle n’est pas à l’aise avec sa propre asianité.

Contrairement à beaucoup de séries qui font le choix d’aborder des problématiques raciales par le rapport à l’autre, White Fever prend le parti assez rare de proposer une conversation intime, entre Jane et Jane. C’est son rapport à elle-même qui est sous les feux des projecteurs. La façon dont elle a évité de disséquer ces problématiques jusqu’ici, et, vraisemblablement, la façon dont elle va devoir tout remettre à plat désormais, sont au coeur de l’intrigue.
La réflexion portée ici par la série ne consiste en effet pas à forcer Jane à coucher avec des personnes qui ne l’attirent pas, mais à s’interroger sur le pourquoi de ses préférences, et leurs racines sociales comme individuelles. La fin de l’épisode, dans laquelle elle ouvre une vieille boîte contenant des affaires de son enfance, souligne combien ce sont ses expériences personnelles, petites et grandes (son adoption transraciale, la poupée blanche avec laquelle elle a grandi, etc.), qui ont façonné sa perception de ce qui était normal ou, plus tard, attirant. Mais tout ça, bien-sûr, n’est pas que son fait, et participe à des mécanismes qui la dépassent. Voilà donc que subitement, tout cela la prend par surprise, parce qu’elle a en fait repoussé l’échéance d’examiner sa propre identité : c’était facile et confortable à faire quand elle était la seule asiatique de son entourage ! Or, avec l’arrivée de Ka et Kung dans sa vie, elle réalise qu’elle n’a pas décolonisé son esprit, pour reprendre les termes de la video qu’elle regarde vers la fin de cette introduction. Forcément, c’est un choc.

Regarder White Fever sans être asiatique, c’est être autorisée à assister à une conversation compliquée, parfois douloureuse, et clairement inconfortable ; elle n’en est pas moins nécessaire pour une personne racisée vivant dans une société majoritairement blanche. Le recours à de la popculture asiatique connue (par exemple lorsque, dans un moment de panique en s’enfuyant de chez Ross, Jane se retrouve au milieu d’un groupe de danseuses interprétant une cover de NEXT LEVEL dans un parc) n’est pas à interpréter comme une façon de nous donner des repères, et encore moins de nous divertir au premier degré, mais plutôt comme un rappel de l’omniprésence d’une culture que Jane a jusque là soignement écartée autant que possible. Ici, la Kpop est presqu’une menace…
En cela, bien que s’adressant à une tranche d’âge différente (il y a du sexe dans White Fever), la comédie australienne fait montre d’une démarche similaire à celle de la série brésilienne Além do Guarda-Roupa et semble miser sur une tentative de réconciliation avec soi-même. Sera-t-elle couronnée de succès ? Je ne sais pas encore : la série a démarré en avril, mais je n’ai trouvé du temps pour la tester que cette semaine. Une chose est sûre cependant : vu l’énergie débordante de son interprète principale Ra Chapman (également créatrice de la série), que ces efforts soient fructueux ou non, ils seront passionnants et hilarants.


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