Dans cet immeuble de bureaux cossu, la journée, travaillent des personnes très importantes. La nuit, le personnel d’entretien se fait en revanche invisible, à un tel point que la compagnie à qui le ménage est sous-traité dans ces locaux s’appelle « Discrètes » ! Mais, s’il n’est plus à prouver que les gens les plus puissants ont le pouvoir de détruire autrui, peut-être faudrait-il aussi se méfier du pouvoir de nuisance de ces travailleuses de l’ombre…
C’est, en partie, la thèse de Discrètes, une série québécoise de la plateforme ICI TOUT.TV qui commence par l’aggression sexuelle d’une employée de ménage par un avocat.
Discrètes est le genre de série devant laquelle il faut absolument faire des pauses, et qu’on a pourtant envie de dévorer d’un trait. Ses épisodes sont courts (environ un quart d’heure chacun), et la saison n’est pas bien longue non plus, ne faisant qu’ajouter à la tentation de regarder l’intégralité en une soirée seulement. Si c’est le cas, autant vous prévenir : ce sera une soirée éprouvante.
Je suis la seule à avoir l’impression que 90% de mes reviews ces derniers temps impliquent des trigger warnings ?! Recommandez-moi des trucs légers, par pitié.
Tout commence pendant un pot dans les bureaux du cabinet Fichaud, un soir. Macha et Gaby, les deux agentes d’entretien de Discrètes, ont une attitude radicalement différente pendant cette soirée : Macha s’occupe, loin du tumulte, du ménage dans les bureaux à un autre étage, tandis que Gaby s’incruste à la soirée, et boit même quelques fonds de verre tout en gardant un oeil sur un séduisant avocat, Jarvis. Par la stagiaire Brittany, qu’elle connaît depuis le lycée, Gaby apprend que le cabinet fête l’obtention d’un nouveau client : le chef Colin Brault, qui est poursuivi pour aggression sexuelle par une jeune star de Big Brother, Océanne Germain. Jarvis va seconder Benoît Fichaud sur ce dossier, une opportunité de carrière inouïe vu la notoriété des deux personnalités. Gaby est clairement plus préoccupée par les potins que par son boulot, ce qui excède visiblement Macha. Celle-ci n’est pourtant pas entièrement accaparée par son travail : lorsqu’elle était à l’étage, elle a déposé un livre, ainsi qu’un mot signé de rouge à lèvres, sur un bureau…
Ces faits innocents vont prendre beaucoup d’importance lorsque l’on comprend que l’occupant du bureau dans lequel Macha a laissé quelques mots taquins et la trace de ses lèvres appartient à Manuel, un avocat moins séduisant et moins en vue, avec lequel elle procède à des échanges littéraires depuis plusieurs mois. Lorsque celui-ci arrive dans son bureau en milieu de soirée, toutefois, elle n’ose pas le confronter et se cache sous un bureau… conduisant à une atroce méprise. Manuel pense que c’est Gaby qui secrètement lui laisse des notes ; il commence à lui faire des avances, dont elle ne comprend, évidemment, pas tout de suite l’origine ni l’ampleur. Hélas, quand elle réalise ce qu’il a en tête, il est déjà trop tard : il n’écoute pas ses protestations et tente de la violer sur le bureau de la réception. Initialement pétrifiée, Macha intervient au dernier moment et poursuit Manuel hors des bureaux, ce qui donne à l’avocat l’opportunité de l’identifier.
A partir de là, que faire ?
Ne vous laissez pas duper par la brièveté de cette saison : Discrètes a beaucoup de choses à dire, et au moins autant de nuances délicates à explorer. Cela tient notamment aux tempéraments opposés de ses deux héroïnes : Macha, qui est une féministe pure et dure (quand elle n’est pas au boulot, elle prépare un mémoire sur le sujet), est immédiatement outrée ; Gaby, elle, un peu plus jeune ou en tout cas un peu moins mature et politisée, veut surtout tourner la page. Si, dans les heures qui suivent les événements, elles prennent au départ le parti de se bourrer la gueule et concevoir un plan de vengeance qui leur fait du bien à imaginer, une fois sobres il n’est cependant pas question de passer à l’action.
Discrètes, qui s’inscrit dans la lignée de séries comme l’américaine Sweet/Vicious ou l’espagnole Yrreal, questionne plus ou moins directement ce qu’il est réellement possible de faire après une aggression sexuelle. Il y a ce que l’on souhaite d’une part, et il y a ce qui est faisable d’autre part… Que peuvent réellement faire les femmes quand dés le départ, l’origine du problème tient dans le fait que c’est un déséquilibre de pouvoir qui a conduit à être victimisée ? Si l’on est réaliste, il n’y a pas grand’chose à faire, surtout quand le salaire et donc la survie dépendent de notre réaction. Pourtant, impossible d’oublier, bien-sûr, ce qui s’est passé.
C’est d’autant plus vrai que pendant ce temps, en toile de fond, le dossier Colin Brault/Océanne Germain se poursuit, comme faisant écho à ce qui préoccupe Macha et Gaby. L’affaire, qui fait grand bruit dans les médias, préoccupe tout naturellement le cabinet Fichaud qui représente l’une des parties… Par la force des événements, c’est en effet Manuel qui finalement va assister l’avocat principal Benoît Fichaud sur ce dossier. Et en même temps, cela ne tombe-t-il pas sous le sens qu’un type comme lui représente un homme accusé de violences sexuelles ? Macha et Gaby peuvent ainsi constater par elles-mêmes les effets d’une révélation au grand jour d’accusations contre un homme puissant… ce qui n’a pour effet, bien-sûr, que de créer des conflits supplémentaires.
Au fil des jours, celles qui n’étaient que des collègues (même pas vraiment proches) vont donc se souder autour de l’aggression. Mais si leur amitié, elle, est bien née ce jour-là, par solidarité dans la peur et l’effroi, en revanche les deux jeunes femmes, elles, ont déjà une longue histoire individuelle, qui se mêle à tout cela. Comment obtenir justice face à un aggresseur ? Plus encore lorsqu’il est avocat ? Macha et Gaby sont-elles vouées à être impuissantes, de par leur condition de femmes mais aussi leur condition sociale ? Discrètes présente tout cela par le prisme d’une aventure un peu chaotique, parfois légèrement absurde, mais qu’on ne se trompe pas sur la portée de son constat.
Discrètes met un point d’honneur à montrer des protagonistes complexes, tiraillées, meurtries par bien plus que les événements d’une seule soirée. Toutes sortes de ramifications expliquent leurs réactions et leur décisions, ainsi que de nombreuses références à la littérature féministe (Discrètes a éminemment été influencée par Mona Chollet, notamment ; d’ailleurs le générique est un double-hommage vraiment bien pensé !). Je ne veux certainement pas tout vous révéler, mais il y a des choses très fines que parvient à saisir Discrètes sur la sororité, le continuum de violences, l’état de la société post-#MeToo, le backlash anti-féministe et bien plus. C’est vraiment impressionnant pour une série aussi courte, et aussi capable, dans le même temps, de s’arrêter sur la psychologie de ses héroïnes ainsi que leurs émotions. A ce niveau-là, c’est la… sorcellerie.
A la fin de ces quelques épisodes, j’avais envie de pleurer, de hurler, de serrer Juliette Gosselin (co-créatrice, co-réalisatrice, et interprète de Macha, et déjà au générique de Désobéïr l’an dernier) dans mes bras… et, surtout, d’enfiler mon chapeau le plus pointu.