« Pour vous, c’est un livre. Mais pour nous, c’était notre vie ».
En 1924, Franz Kafka décède, laissant derrière lui une oeuvre, mais surtout un ami, Max Brod. Or, ce dernier est l’exécuteur testamentaire de Kafka, et a pour mission de détruire cette oeuvre toute entière, pour qu’il n’en reste aucune ligne. Incapable de détruire la matérialisation de ce qu’il considère avoir été un génie littéraire, Brod garde l’intégralité des romans, notes, lettres et autres écrits de Kafka. Il finira par les faire publier, permettant à Franz Kafka de passer à la postérité.
C’est dans ce geste paradoxal que réside la tension dramatique de Kafka, mini-série germano-autrichienne diffusée à l’occasion du centenaire de la mort de l’auteur.
Ainsi, Kafka est au moins autant un biopic de l’auteur lui-même, qu’une histoire du parcours de ses oeuvres… et qu’une radiographie de l’amitié que lui porte Brod à travers les décennies. Une approche pour le moins originale, et qui permet qui plus est à la série d’emprunter un cadre narratif et un angle uniques.
Ce premier épisode propose en effet de raconter tout cela à travers le prisme d’une interview de Brod en 1968. Le journaliste ne souhaite pas que parler de l’oeuvre de Kafka dont Brod s’est fait à la fois le dépositaire et l’expert, mais aussi interroger le vieil homme, précisément, sur sa place dans les écrits de son ami, ainsi que son rôle dans leur transmission. Toutes sortes de questions se posent en effet : au juste, qui est Brod pour s’arroger le droit de ne pas détruire ces textes comme Kafka le voulait ? De quel droit s’est-il autorisé à les publier, ensuite ? Plus encore, il a caviardé une partie des journeaux intimes de Kafka… comment expliquer qu’il a unilattéralement décidé de ce que Kafka laisserait ou non derrière lui ?
Ces questions ne sont pas juste des accusations envers le rôle de Brod dans la perpétuation de l’oeuvre de Kafka, et son entrée au Panthéon littéraire du 20e siècle. Ce sont aussi des façons pour la série de communiquer pourquoi son aspect biographique est forcément incomplet, édité, partial ; cela donne des scènes dans les années 1900 ou 1910 pendant lesquelles Brod brise le quatrième mur pour rappeler que ce que nous voyons de Kafka, c’est ce qu’il veut que nous voyions.
…Avec la meilleure des intentions. Kafka, je l’ai dit, c’est une puissante histoire d’amitié. Brod, auteur de multiples fois publié de son vivant, se sait en même temps qu’il craint d’être médiocre. Il est insatisfait par sa prose, surtout qu’il voit celle, brillante mais jamais publiée, que produit Kafka avec le plus grand des naturels. Si l’on croit le récit de la série, il n’y a aucune jalousie ; juste une profonde admiration qui se juxtapose à l’affection, la multiplie, même.
A travers les yeux de son ami, Kafka est un original, un petit être à la fois hypersensible et étonnamment détaché, qui se voit comme un observateur de la vie avant d’en être un acteur. A plusieurs reprises, ce portrait semble même suggérer une neuroatypie ; dans un monde qui ne fonctionne pas comme lui, Kafka semble étrange, en tout cas. Mais cette étrangeté, même quand il ne la comprend pas toujours (par exemple lorsque les deux hommes assistent à un suicide), Brod la trouve impressionnante. La série se régale de leurs échanges de points de vue et d’idées, de la friction entre deux auteurs n’ayant rien de commun si ce n’est le besoin d’écrire, de la confrontation entre deux esprits si différents mais qui s’entendent si bien.
Sauf que naturellement, Kafka ne nous laisse pas oublier que tout ce que nous voyons, c’est ce que Brod nous laisse voir. Ce qu’il a laissé entrer dans l’Histoire. Quand il nous dit que les écrits de Kafka sont la seule chose qu’il transportait avec lui lorsqu’il a fui la Tchécoslovaquie en 1939, nous devons le prendre au mot. Quand il nous dit qu’il n’a jamais envié son talentueux ami, nous devons le prendre au mot. Quand il nous dit qu’il a dédié une grande partie de sa vie à l’oeuvre de Franz Kafka par pure dévotion, nous devons le prendre au mot. Quand il nous dit que ce qu’il a effacé à jamais l’a été par soucis de préserver l’intimité de son ami de toujours (plutôt que sa propre image, ou l’opinion de Kafka sur l’oeuvre de Brod), là encore, nous devons le prendre au mot.
Mais n’est-ce pas le cas de tout biopic, dans le fond… Quelle biographie représente une retranscription parfaite de l’existence d’une personnalité ?
En jonglant avec les outils à sa disposition pour nous rappeler que son narrateur est peu fiable, Kafka admet tout haut ce que les autres séries en son genre ne suggèrent qu’à voix basse. Il y a une multitude de nuances perdues à jamais dans les plis de l’Histoire, pour une multitude de raisons : eh bien qu’il en soit ainsi, nous dit la mini-série. L’hagiographie proposée par Brod d’un ami pour lequel il fait montre d’une admiration semble-t-il sans limite (mais qui lui donne, aussi, le beau rôle) est imparfaite, mais c’est mieux que rien. Et rien, c’est effectivement ce que nous aurions dû avoir si, comme Franz Kafka le souhaitait, la totalité de ses écrits non-publiés avait été détruite à sa mort…
Pour toutes ces raisons, le premier épisode de Kafka assume parfaitement d’être imparfait. Y compris dans ce qui apparaît, au moins pour le moment, comme un impensé majeur (le sionisme de Brod n’est pas un secret, celui de Kafka est toujours débattu à ce jour) quant à la représentation de ses deux personnages centraux, ou la maigre représentation d’autrui (il paraît que les épisodes suivants vont nous parler des relations amoureuses de Kafka, mais pour le moment les rares femmes que l’on voit dans cet épisode introductif sont des prostituées faisant à peine mieux que de la figuration…).
Je suppose que l’on peut faire ce genre de choses une fois qu’on a dit « perché » pour assumer d’être subjectif.
Ben tu vois, j’ai appris quelque chose grâce à ton article, parce que je ne savais pas du tout que l’oeuvre de Kafka avait été ainsi (partiellement) sauvée après sa mort. J’ai une relation conflictuelle aux biopics, mais un peu moins quand l’oeuvre assume avoir un point de vue biaisé comme c’est le cas ici.
P.S. hier soir j’ai commencé à regarder Lovecraft Country, et bien sûr au bout de deux épisodes je suis allée voir si tu avais écrit sur le pilote, mais mes choix de genre font que T_T
Ecoute, Lovecraft Country a une tellement bonne réputation que techniquement elle est sur la liste « bien-sûr que je vais chier dans mon froc, mais tentons-la un jour ». Après, c’est pas ma liste principale, comme tu le sais 😀 Mais en tout cas, ce n’est pas perdu.
😀 En tout cas, pour le moment, cela me plait bien ! Et je dois dire que quand les monstres sont apparus, j’ai été soulagée, parce que jusque-là, les menaces venaient des blancs que croisent nos personnages principaux, et les monstres peuvent arracher des têtes comme ils veulent, ils sont jamais aussi terrifiants que voir un shérif s’approcher des protagonistes…
En tout cas si tu y viens un jour, je serai ravie 🙂