Il y a quelque chose dans les fictions portant sur les 30 Glorieuses qu’aucune série sur une autre période de l’Histoire n’arrive à effleurer. Un optimisme, peut-être. Une nostalgie, sûrement aussi. Ces séries sont rarement cyniques, et c’est particulièrement vrai de celles qui s’intéressent à un symbole ou un autre du boom économique, comme c’est le cas de Carmen Curlers.
La série danoise doit son titre à des bigoudis chauffants, une innovation inédite imaginée dans les années 60 et qui a réellement existé, et dont la popularité a eu tôt fait de remplacer l’usage des papillotes, encombrantes et peu pratiques. Bien qu’ayant changé certains détails (et noms !) pour s’autoriser quelques libertés, la série n’en finit pas de se fasciner pour l’esprit d’innovation qui se cache derrière l’invention. Sans cynisme.
Et c’est un peu le problème, en fait.
On est en 1963, et deux personnages commencent à se croiser sans pour le moment se connaître.
Le premier est Axel Byvang, propriétaire d’un magasin d’électroménager qui, bien-sûr, est en pleine croissance alors que les ventes de téléviseurs explosent, et qui commence à assurer à son épouse Tove et leur jeune fils Finn une vie confortable. Axel a grandi dans une ferme crasseuse, et si son statut se porte mieux que celui de ses parents aujourd’hui, c’est par un concours de circonstances tel qu’il relève du miracle. Mais c’est aussi parce qu’il est animé par un appétit de revanche qui prend ses racines dans une enfance douloureuses en pensionnat ; ce traumatisme le motive à essayer de s’enrichir, même si parfois il ne se rend pas compte que son obsession pour investir dans l’invention du siècle peut effrayer sa femme.
La seconde est Birthe Windfeld, femme d’un fermier et mère d’une famille nombreuse. Elle vit à la rude et s’en est parfaitement accommodée (le premier épisode ne s’étend pas dessus, mais on peut imaginer qu’elle n’a jamais rien connu d’autre), en revanche elle réalise que, si ses deux filles lui ressemblent pas mal, son fils benjamin, Svend, est en revanche plus gêné par leur condition très humble. Cela crée souvent des conflits avec son père, et Birthe essaie à la fois de donner tout ce qu’elle peut à son fils pour le rendre heureux, et temporiser avec son mari qui est prompt à la colère (mais a priori pas violent).
Très premier degré, Carmen Curlers raconte progressivement comme Axel, là encore par hasard, tombe sur une annonce de la part d’un inventeur qui tente d’imaginer des bigoudis électriques et a besoin pour cela d’un investisseur. Obnubilé par cette trouvaille, même si pour le moment elle ne fonctionne pas vraiment, Axel se jette entièrement dans le projet, au risque d’effrayer Tove… et de faire s’évaporer leurs économies. Pendant ce temps, Birthe tente comme elle peut de concilier les attentes de son fils adolescents avec les réalités de son quotidien. En faisant en sorte qu’Axel et Birthe se croisent à plusieurs reprises, et en s’appuyant sur une voix-off qui promet que leurs vies vont bientôt être transformées à jamais (par les bigoudis, comprend-on), Carmen Curlers veut raconter une jolie histoire de succès…
…Et le premier épisode passe complètement à côté de plein de choses pour accomplir cela.
Je lis que Carmen Curlers (sortie en 2022, et déjà diffusée sur plusieurs continents, donc il y a pas mal de presse à lire à son sujet) est l’histoire d’une quête d’indépendance, non seulement pour Axel l’ambitieux mais aussi pour Birthe et plusieurs autres femmes qui, grâce aux fameux bigoudis, vont découvrir un statut socio-économique inespéré. Fort bien, ravie pour elle. Mais en nous vendant cet idéal, Carmen Curlers se prive de choses plus ambivalentes, comme par exemple explorer les standards de beauté des années 60, par exemple. La féminité au sens large ferait aussi un excellent sujet pour la série, ne serait-ce que parce que Birthe est une des protagonistes principales, et qu’il s’agit d’une femme pragmatique et peu coquette, et qu’elle est sur le point de s’investir dans le sort d’un produit de beauté ; mais il n’y a que très peu de mise en place sur cet aspect, le premier épisode préférant se concentrer sur son fils et son envie de plaire à la gente féminine, là où ses filles (l’une étudiante, l’autre encore enfant) auraient également proposé des miroirs intéressants.
Et la question que je me pose, à cause de Carmen Curlers mais aussi en raison de la diffusion en ce moment de la série suédoise Vår tid är nu par arte, c’est : est-ce qu’on n’a pas collectivement passé l’âge des séries sur les Trente Glorieuses ? Bon, vu les succès d’audiences de l’une ou de l’autre (et pas que d’elles, d’ailleurs), oui, clairement. Il y a un public pour ces séries en 2023 (sur le fil !). Mais au-delà de la réception du public, sur le fond, je me questionne parce que ce sont quand même, très largement, des séries de Boomer (et pour cause). On n’y remet rien en question, on n’y dit rien d’inconfortable, et on continue d’y vendre de la fiction historique « à la papa » qui parle d’innovation mais n’innove en rien. Dans Carmen Curlers, on vend un projet commercial qui en réalité n’a amélioré le quotidien des femmes que parce qu’il avait été passablement compliqué par des critères de beauté stricts mais absurdes ; on y vent des bouts de plastique avec de la cire dont le plus grand fait d’armes est, comme s’amusent à le répéter tous les sites évoquant la série et donc les bigoudis, d’avoir été l’une des entreprises à la plus grande croissance il y a 70 ans de cela. On raconte une fois de plus le Destin d’un homme ombrageux, parfois à la limite de la violence (il s’arrête juste à temps dans ce premier épisode) mais qui est de facto exonéré par la série parce qu’il a souffert et qu’il est un « visionnaire ». Et peut-être que justement, il est temps de porter un regard plus cynique, ou au moins doté d’un peu plus de recul, à présent. Peut-être qu’il y a quelques années j’aurais pu, avec un petit effort, apprécier ce que fait Carmen Curlers.
Mais aujourd’hui ? Je sais pas, je me dis qu’il n’y a pas que les bigoudis de mémé qui appartiennent au passé.
C’est là que je me rends compte que je manque de culture, parce que j’ai pas le sentiment d’avoir vu beaucoup de ces fictions… ce qui veut pas dire:
1/ qu’elles n’existent pas (c’est juste que ça doit pas trop m’attirer, je suppose)(cf. le manque de culture)(aussi j’ai une mémoire de merde, si ça se trouve j’en ai vu cent et je les ai toutes oubliées)(et je déconne pas, c’est une possibilité.)
2/ que j’ai envie de regarder celle-là :’)