Du neuf avec du mort

17 décembre 2023 à 19:51

Le monde a l’air si grand quand notre existence est si petite. Il y a tant de choses inconnues parce que hors de portée pour nous intriguer, voire fasciner. Tout est à bon à explorer au-dehors qui puisse permettre d’explorer ce qu’il y a en-dedans, lorsque la vie réprime notre instinct à être. Et pourtant, le faire peut s’avérer aussi très dangereux…
Quelle meilleure époque pour illustrer cela que l’ère victorienne ?

The Doll Factory est un conte morbide sur le désir de vivre et la pulsion de mort, lancé fin novembre, et qui prouve une fois de plus le goût sûr de Paramount+ en matière de fiction. Toutes les séries de la plateforme ne sont pas parfaites, mais c’est en ce moment un endroit où l’on trouve quelques uns des projets les plus intéressants, en particulier lorsqu’on parle de fiction internationale…

Une grande partie de la raison pour laquelle The Doll Factory fascine, c’est que son premier épisode fournit plus un travail d’ambiance et de world building, qu’une exposition axée sur l’histoire ou même les personnages. Ce qui ne signifie pas qu’il ne s’y dit rien, mais ce n’est pas présenté comme la priorité, et ce que la série dévoile de ses enjeux est produit par touches légères, presque subliminales.
Alors que se profile l’Exposition Universelle de 1851, qui doit se tenir à Londres, une excuse pour la capitale britannique d’avoir accès au curiosités du monde et à ce que l’humanité peut produire de plus avancé et ambitieux… la vie d’Iris Whittle est étriquée. La jeune femme travaille, avec sa sœur Rose, dans un atelier de confection de poupées, où elles passent leurs journées à peindre des visages sur la porcelaine ; l’atelier et le magasin sont tenus par la sévère Mme Salter, qui les héberge et dirige leurs vies. Ce n’est pas le pire sort au monde, mais ce n’est pas non plus une existence très satisfaisante. Or, Iris aspire à plus ; entre autres choses, elle aspire à s’extirper des conventions rigides de sa condition (à la fois féminine et ouvrière) pour s’épanouir par l’art, ou découvrir l’affection d’un homme. Si vous me suivez.
Le problème c’est que, malgré son tempérament souvent impulsif, Iris ne prend pas les décisions que pour elle-même dans tout cela. Sa sœur Rose, a, plus jeune, contracté la variole ; elle en a réchappé, mais outre son visage marqué à jamais par les multiples cicatrices causées par la maladie, la jeune femme a développé une anxiété sociale avancée, qui l’empêche d’interagir avec le monde ; quelque part, la vie limitée que leur offre Mme Salter lui convient, surtout une fois qu’on sait comment profiter de petites libertés à l’intérieur de cet univers fermé (par exemple lorsqu’on l’aide à prendre son laudanum). Toutefois, abandonner Rose à l’atelier de poupées semblerait cruel, puisque cela la priverait de la seule interaction sociale qu’elle est capable d’avoir.

Ce tiraillement étreint Iris avec d’autant plus de ferveur que la jeune femme rencontre dans le premier épisode deux jeunes hommes qui semblent intéressés par elle. Le premier est Silas Reed, un étrange bonhomme un peu lunaire, qui vit dans sa boutique de curiosités et s’adonne à la taxidermie avec abandon ; il a croisé Iris et a été frappé par sa beauté, qui lui évoque celle d’une femme de son passé (apparemment nommée « Flick », mais dont le premier épisode nous dit assez peu). Il semble un peu inoffensif, mais un peu seulement tant son passe-temps est morbide, et ses manières celles de quelqu’un qui ne comprend pas vraiment les conventions sociales. C’est rarement la marque d’un parti idéal. L’autre homme est Louis Frost, un peintre de la haute société qui passe plus de temps à écumer les tavernes avec ses amis artistes, qu’à produire des œuvres d’art. Frost est un homme à l’allure un peu plus raffinée, mais qui camoufle mal une nervosité inquiétante, et un appétit repoussant ; il est, comme beaucoup d’hommes de sa classe sociale, prompt à mentir et dépenser de l’argent pour appuyer son mensonge si cela lui permet d’obtenir ce qu’il veut.
Difficile de déterminer si l’un vaut vraiment mieux que l’autre. Dans The Doll Factory, il ne faut pas s’attendre à dégoter un prince charmant. Toujours est-il que dans ce premier épisode, Silas et Louis développent tous deux un intérêt pour Iris ; à charge pour la jeune femme de faire ce que, ma foi, toutes les femmes ont fait de tout temps : jauger leur personnalité et décider si oui ou non l’un d’entre eux vaut la peine de courir le risque de tout perdre, au nom de gagner un peu de plaisir et de liberté.

The Doll Factory est une œuvre qui aime le silence et l’ombre. Au stade de ce premier épisode (…je ne présumerais pas exactement que cela continue d’être le cas par la suite), il ne s’agit pas vraiment d’une série d’horreur, comme, disons, Penny Dreadful pouvait l’être. En revanche, comme je le disais, elle est morbide.
Les poupées de l’atelier où travaillent Iris et Rose en sont la parfaite illustration. Bien que pouvant aussi être destinées à devenir des jouets, les poupées sont très souvent peintes sur commande par les deux sœurs, lesquelles doivent, sur la base d’un daguerréotype, recréer le visage de personnes disparues (inutile de préciser qu’il s’agit d’un achat qui ne concerne que les classes les plus aisées). En particulier, à une époque où la mortalité infantile est très élevée, ce sont souvent des bébés et des enfants qui sont ainsi immortalisés sur la porcelaine. Ces visages juvéniles qui ne vieilliront jamais sont parfaitement sinistres ; la poupée est, après tout, l’uncanny valley originale.
La limite entre ce qui est glauque et ce qui est acceptable est si ténue, dans The Doll Factory. Qu’est-ce que la peinture si ce n’est l’art de créer de l’inanimé avec le vivant ? Louis a pourtant les apparences de la respectabilité (conférées par son statut social aussi, il est vrai). Silas aussi compose avec l’inanimé pour le faire paraître vivant ; pourtant, son cabinet des curiosités est considéré comme intrigant mais aussi sordide. On y vient pour s’y faire peur, pour y voir des choses qui ne devraient pas être. D’ailleurs, ce taxidermiste est surnommé « Cadaver » par Louis et ses potes, qui s’amusent à lui passer des commandes moqueuses. Silas prend grande satisfaction à fouiller et immortaliser les entrailles de ses projets ; mais il est vrai que les siennes sont animales plutôt qu’humaines…

Tout est une question de degré dans The Doll Factory. De trouver la juste limite entre la pulsion de vie et l’inévitabilité de la mort. D’accéder à ce qui libèrera ce qui sommeille en soi, au risque, peut-être, de détruire autrui. Je ne détaille pas plus, mais la conclusion de ce premier épisode est la raison pour laquelle, en parfaite couarde que je suis, je n’en regarderai pas de second. En revanche, je ne saurais que vous recommander d’aller plus loin.
Si vous osez.

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1 commentaire

  1. Mila dit :

    J’ai envie d’oser, du coup… (mais d’abord j’ai toujours Charnak à voir !) Moi aussi, j’aime bien le silence et l’ombre. Et potentiellement le morbide ? Faut voir.

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