C’est un fait acquis que la télévision canadienne est divisée en deux : la télévision anglophone d’une part, et la télévision francophone d’autre part. Jamais elles ne se mélangent. En matière de séries, en particulier, ces deux entités linguistiques n’ont rien en commun, ou si peu : les co-productions sont rarissimes, et à l’exception d’une adaptation de temps à autres (une version anglophone pour 19-2 ou pour Plan B, par exemple…rarement dans l’autre sens), elles ne communiquent pas et ne semblent même pas remarquer l’une l’existence de l’autre. Même les personnages sont rarement bilingues. Chacune chez soi et les caribous seront bien gardés, en quelque sorte.
Sauf cette année. Cette année, ICI TOU.TV, la plateforme francophone de Radio-Canada a lancé El Toro, une série dont l’intrigue se déroule dans les années 60 et surtout dans le Manitoba, une province canadienne anglophone.
Rosanne Charbonneau appartient à une minorité : dans le Manitoba, les francophones sont rares. Pour autant, sa famille ne se porte pas si mal : ses parents Reynald et Viviane, font tourner un restaurant appelé Rey & Jerry’s, dont son oncle Jerry est co-propriétaire. Rosie est une élève brillante, en particulier avec la langue française ; elle espère un jour faire de l’écriture son métier, et espère pouvoir être la première de sa famille à entrer à l’université, du moins si elle parvient à mettre quelques centaines de dollars de côté pour régler l’intégralité de sa scolarité. …Millennials et plus jeunes, je sais que ça fait mal à entendre, tenez bon. Elle est en tout cas bien placée pour recevoir un prix d’excellence au sein du lycée catholique qu’elle fréquente, pour le moment.
Bref, la vie n’a pas l’air bien terrible, et lorsqu’elle fête ses 18 ans, les choses paraissent se mettre en place. Ou du moins c’était vrai jusqu’à ce que Jerry, couvert de dettes de jeu, réclame la moitié de ses parts du restaurant pour éponger ses dettes. Le Rey & Jerry’s est vendu, et la trajectoire des Charbonneau prend une direction inattendue…
Le premier épisode d’El Toro est en grande partie intéressé par Rosie, et, parce que son sort est lié à celui de ses parents, la vie de sa famille au sens plus large pendant plusieurs mois. L’intrigue est mise en place de façon à souhaiter pour la jeune fille qu’elle obtienne l’éducation qui lui importe tant, alors que ses parents ont, et on les comprend parfois, d’autres priorités. Les Charbonneau ont en effet 4 enfants dont Rosie est l’aînée (…et au cours de ce premier épisode, un 5e est mis en route), ce qui signifie beaucoup de bouches à nourrir. Ayant perdu leur statut de la classe moyenne lorsque le restaurant a été vendu, et n’ayant jamais considéré les études comme une nécessité (être une fille n’aide pas beaucoup), Reynald et Viviane ont du mal à percevoir l’intérêt de la littérature ou de l’écriture quand il y a des factures à payer…
Ce conflit central, qui n’est évidemment pas aidé par le fait que Rosie est encore une adolescente (et donc communique mal ses frustrations), s’exprime à plusieurs reprises pendant l’épisode introductif d’El Toro. On espère qu’avec le temps, ses parents reconnaîtront son potentiel, mais pour le moment rien n’est moins sûr. On espère aussi que la narration prendra un peu plus de rythme avec les épisodes suivants ; personnellement, c’est ce qui m’a freinée pour poursuivre la série…
Toutefois, El Toro met en place un peu plus que cette saga individuelle et familiale, même quand les Charbonneau investissent leur maigre argent dans un petit diner en milieu rural.
La série offre aussi, dés ce premier épisode, une radiographie intéressante de la micro-société francophone dans le Manitoba. Les filles aînées Charbonneau (Rosie mais aussi sa sœur Georgette) vont au lycée catholique de Saint-Boniface, l’un des rares bastions d’éducation francophone alors que l’enseignement du français est empêché. En plus d’utiliser quelques images d’archives, El Toro inclut des références à cet environnement, et il y a fort à parier qu’elles se poursuivent dans les épisodes suivants. Et puis, chose encore peu exploitée par la série pour le moment, la famille Charbonneau a jusque là vécu en cercle plus ou moins fermé entre francophones ; mais l’arrivée dans ce coin plus rural de la ville, et plus anglophone, pourrait aussi prendre un sens nouveau dans la trajectoire prise par les protagonistes.
Bien-sûr, la raison pour laquelle la télévision canadienne francophone tient tant à ses séries, c’est en grande partie qu’elle tient à sa langue. Il y a une longue histoire derrière la place du français au Canada, et les années 60 ont, justement, été un moment-pivot pour les Canadiennes francophones. El Toro promet de toucher à un peu tout cela à travers les Charbonneau, et c’est une part de l’Histoire canadienne qui est rarement abordée par la fiction.
Dans quelque langue que ce soit, d’ailleurs.
« C’est un fait acquis que la télévision canadienne est divisée en deux : la télévision anglophone d’une part, et la télévision francophone d’autre part. » Mes yeux niqués ont sauté le mot « canadienne » à la première lecture, et j’ai été à deux doigts d’appeler quelqu’un pour les prévenir que, visiblement, tu étais tenue en otage et criait à l’aide, parce que jamais tu irais dire « y a la télé francophone, la télé anglophone, et puis rien d’autre (qui vale le coup en tout cas) »
Heureusement, ouf, j’ai été rassurée par le reste de l’article, j’ai relu la première phrase, et je suis heureuse de constater que tu n’as pas été enlevée, finalement :’)