Il y a une poésie secrète cachée dans les sites permettant le téléchargement de séries. Si-si.
Outre le suivi de l’actualité, on y voit souvent apparaître des séries (avec leur sous-titrages) comme au milieu de nulle part, sans explication si ce n’est celle que nous y trouvons. Qui s’est donné la peine de créer ces fichiers, et pourquoi ? Pourquoi ces séries-là ? Pourquoi maintenant ?
C’est la question que je me suis posée lorsqu’un de mes sites préférés, deux séries tchèques sont apparues exactement au même moment. Aucune des deux n’est d’une actualité immédiate ; elles n’ont pas été proposées dans des territoires anglophones par les mêmes diffuseurs, ni au même moment ; rien, à première vue, justifie qu’elles soient soudainement mises à disposition l’une si près de l’autre. Rien, si ce n’est… leur thème, peut-être.
Bohéma, initialement lancée en 2017 (dont je vais discuter ici du premier épisode), et Herec, qui date de 2020 (dont je vous propose la review complète), ont l’étonnant point commun de s’intéresser toutes les deux au rôle des artistes dans les affaires politiques du pays, en particulier au moment où les choses tournent au plus mal. Elles ne portent certainement pas sur la même période historique, mais elles portent un regard similaire…
Bohéma est en équilibre entre deux époques. Pendant l’été 1968, le scénariste Arnošt Žák se décide à écrire ses mémoires, très exactement le lendemain du début de l’invasion de son pays. Cela sert de cadre narratif à la série, dont l’essentiel de l’action se déroule en réalité dans les souvenirs du jeune Arnošt, en 1938, lorsqu’il commençait à peine à frayer avec le milieu du cinéma tchèque en pleine crise des Sudètes. Le parallèle glaçant entre l’arrivée de l’armée soviétique et la main-mise croissante de l’Allemagne nazie, à 30 années d’intervalle, n’a évidemment pas échappé à Arnošt, et motive vraisemblablement l’écriture de son autobiographie.
En 1938, Arnošt Žák est encore étudiant, mais il s’est épris de Lili Králová, une jeune actrice qui, en dépit de ses expériences positives au cinéma, clame qu’elle ne souhaite pas devenir actrice. Elle a néanmoins décroché un rôle mineur dans un film des studios Barrandov, l’occasion de se lier avec plusieurs des figures majeures du cinéma des années 30, comme les acteurs Zdeněk Štěpánek et Vlasta Burian. Eux-mêmes ne manquent pas de préoccupations, alors que leur statut respectif de grand acteur dramatique et de comédien de génie leur confèrent un rôle politique. Dans le premier épisode, Štěpánek est ainsi forcé par le Président Beneš de lire pour la radio nationale l’annonce de la signature des accords de Munich ; Burian, de son côté, est rapidement courtisé par les Nazis. Apparemment la série prend quelques libertés avec le rôle de Štěpánek dans cette lecture, dont rien n’indique qu’elle ait été faite sous la contrainte, mais passons.
En se focalisant les années de jeunesse de son héros, mais en regardant bien au-delà de son simple sort (Bohéma n’en fait d’ailleurs pas le narrateur de la série, paradoxalement), cet épisode introductif est la chronique d’une normalité qui change. Le premier épisode de Bohéma est intitulé « Snad to nebude tak hrozné » : en espérant que ce ne soit pas si terrible… C’est la réaction plus ou moins consciente de plusieurs personnes dans le microcosme du cinéma tchèque, alors que les Allemands prennent la main sur l’industrie cinématographique. Peut-être qu’on peut continuer comme avant… Peut-être qu’en fermant les yeux sur ce qui ne va pas on peut continuer comme avant… Peut-être qu’on peut survivre ?
Chaque employée des studios va envisager de faire des compromis avec ses idéaux, au nom d’un statut, d’un emploi, tout simplement d’un instinct de survie. Enfin, à moins d’être un gros fasciste comme l’un des réalisateurs, trop content d’avoir enfin une excuse pour mettre les Juifs à la porte des studios.
Il n’y a pas de naïveté dans ce premier épisode, et je doute qu’elle se déclare dans les épisodes suivants : Bohéma montre comment, par exemple, la persécution des homosexuels permet de faire chanter le producteur le plus influent de Barrandov, et de le forcer à « coopérer ». Comment la question financière, aussi, joue son rôle : lorsque les Nazis promettent de financer les studios plus que jamais, et que les entrées dans les salles obscures explosent parce que le public a plus besoin que jamais d’escapisme, les perspectives de s’enrichir sont plus alléchantes que celles de rester moral. Il est vraisemblable que les épisodes suivants se pencheront sur d’autres aspects, comme la propagande.
En mettant sur la table la question de la survie mais aussi de la collaboration, Bohéma pose des questions difficiles sur la place de l’art, et surtout des artistes. Quelle est leur responsabilité, certes vis-à-vis d’elles-mêmes, mais aussi vis-à-vis de leur public, lorsque tout va mal ? Lorsque tout bascule et que le pays vit dans la peur croissante, quel pouvoir ont les artistes ? Ce débat, chacune l’aura à voix basse avec elle-même ; mais aussi, parfois, à voix haute, avec des collègues, comme lorsque l’un des exécutifs s’étranglera de dépit :
– Pourquoi vous êtes tous en train de vous porter volontaire pour vous vendre aux Allemands ? Qu’est-ce que c’est, sinon de la couardise ?
– Je ne sais pas si c’est de la couardise que de continuer la vie normalement quand tout autour de nous est en flammes.
Peut-être que c’est vrai. Ou peut-être que ce sont les histoires que se racontent les conteurs d’histoire pour s’exonérer de leur collaboration avec l’extrême droite.
Stanislav « Standa » Láník joue dans des pièces communistes flirtant avec la propagande, au Divadlo pracujících (littéralement « le théâtre des travailleurs »), un théâtre dirigé par Ladislav Dolezal, dont la fille Eva, également comédienne, est éprise de Stanislav. Pour être honnête, il ne croit qu’à moitié à ce qu’il raconte, mais il est très bon acteur et remporte un certain succès.
Hélas, alors que l’année 1953 s’apprête à démarrer, jouer dans des pièces ne paie pas les factures. Le jeune homme, qui vit avec sa grand’mère et sa sœur Anezka, a en outre un bagage supplémentaire : dans cette République tchécoslovaque communiste, leurs parents sont, même après leur mort, considérées comme des traitres. Cela leur vaut d’être régulièrement écartées des boulots les plus porteurs par les cadres du Parti, qui décident de la vie de tout le monde et notamment de qui peut décrocher quel emploi. Voilà donc Stanislav qui se retrouve à rejoindre l’équipe de maintenance de l’université de Prague pour faire vivre son foyer.
Herec est principalement intéressée par le sort de Stanislav, et à travers lui, celui de sa famille. Traitée comme une bande de parias, détestée par les communistes les plus dédiés (comme Štěpánský qui, dans leur immeuble, les harcèle et va décider dans ce premier épisode de les faire expulser), la famille Láník galère. Les choses ne vont guère s’arranger lorsque, au cours du premier épisode, la grand’mère décède et que les deux jeunes adultes se retrouvent seules dans l’appartement.
Pourtant, Stanislav semble plein d’espoir. Il travaille dur à l’université, à plus forte raison parce qu’il a réussi à approcher un professeur de mathématiques, Dr. Hel, membre influent du Parti lui aussi de par les projets scientifiques sur lesquels il travaille en-dehors de ses heures de cours. En faisant montre d’enthousiasme et de passion pour les mathématiques, Stanislav parvient à se faire remarquer par lui, et le Dr Hel entreprend de lui donner des cours particuliers…
…Cela peut sembler surprenant, puisque son but était plutôt de devenir acteur que scientifique. Mais Herec nous embarque, malgré les contradictions, aux côtés de ce jeune homme aux airs de grand naïf, qui semble obsédé par la possibilité de réussir malgré les cartes qu’il a en main.
La clé de sa personnalité, toutefois, ne nous sera vraiment délivrée par la série qu’au terme du premier épisode, dans un retournement de situation que je m’en voudrais de vous dévoiler, mais qui insiste sur la question de l’ambition. Stanislav est un héros plus complexe qu’il n’y paraît, ça c’est sûr ; son talent pour déclamer des textes de grands auteurs n’a d’égal que celui qu’il a pour l’improvisation, et il n’hésite pas à se servir de ses talents pour parvenir à ses fins.
Tandis qu’il écume les théâtres de Prague en quête de gloire, Stanislav se retrouve au coeur d’une autre forme de collaboration. Dans la Tchécoslovaquie totalitaire des années 50, la peur règne. Quelques Tchèques parviennent à passer la frontière au péril de leur vie, mais la plupart de la population en regardant derrière son épaule, de peur d’être dénoncée par une voisine, une collègue, une amante, et de finir arrêtée puis torturée. Les accusations de trahison ne sont pas rares, et la sentence est la peine de mort… du moins, pour les personnes qui ne sont pas purement et simplement disparues. Dans Herec, avec la pauvreté rampante, la vie est dure, mais elle est rendue plus dure encore par le climat de terreur et de suspicion permanentes.
Herec est un conte cynique sur ce qu’il signifie d’être un artiste dans un monde où il est difficile de survivre ; une histoire de compromis avec soi-même. Son traitement de cette problématique est très différent de Bohéma, mais sur un plan thématique, on reste dans le même voisinnage, étudiant aussi bien les concessions individuelles que l’attrait du pouvoir pour l’art. « Pendant longtemps, on ne m’a pas cru au QG quand je disais que le théâtre appartient à l’armée autant qu’un tank ou un avion », soufflera un militaire sur le ton de la confidence amusée, presque fier d’avoir eu le nez creux en plaçant sous sa tutelle le plus grand théâtre de la ville…
Herec a autre chose en commun avec Bohéma, un sujet qu’elle détaille plus encore : celui de la persécution des hommes gay par les autorités. Non pas exactement par homophobie, mais parce que les lois homophobes (l’intrigue principale de l’une comme de l’autre se déroule avant la légalisation des rapports homosexuels) permettent d’avoir des munitions contre ces hommes lorsque c’est utile ; un Kompromat bien spécifique, donc. Dans son étrange état d’innocence perverse, l’arriviste Stanislav n’a pas vraiment pris conscience des tenants et aboutissants de tout cela. Mais ne pas comprendre la portée de ses actes ne les excuse en rien.
Avec seulement trois épisodes (mais chacun durant au minimum 1h10), Herec est une étonnante mini-série, glaçante, sombre, et pleine d’aspérités morales. Violente, aussi. J’ai un peu moins accroché au troisième épisode, qui m’a semblé s’écarter un peu du propos d’origine, mais un peu seulement, donc ça va. Reste que Herec est une fiction réussie et terrifiante. Réussie parce que terrifiante ? Terrifiante parce que réussie…
Dans le fond, je me dis que c’est probablement cela, l’explication à l’apparition de ces deux séries tchèques, à quelques minutes d’écart, sur le même site de téléchargement. Il y a quelqu’un que certaines de ces problématiques, ou toutes, travaillent ; et qui a voulu partager cela.
Soit ça, soit les deux séries ont une actrice en commun.