« Faut juste attendre, alors ? »
Il est des genres, des tons, des traitements, que la télévision française ne sait tout simplement pas faire. Ou plus. Ce n’est pas nécessairement que les scénaristes françaises soient incapables : elles ne sont pas plus bêtes qu’ailleurs ! C’est surtout que les chaînes de télévision ont décrété que le public n’accrocherait jamais à ces séries… et que ça ne valait donc pas le coup de les commander. A quoi bon tenter le sort, quand il suffit de sortir une nouvelle série policière ?
Avec les années et la persévérance, j’ai réglé plusieurs de mes difficultés avec la fiction française. Vous avez été témoin de ce parcours, de ces tentatives, de ces réconciliations. On n’est pas éduquées à aimer notre télévision, et à ma grande surprise, cet apprentissage a été plus compliqué que de tomber sous le charme de la télévision de nombreux autres pays. Aujourd’hui, on est en de relatifs bons termes (même si on a aussi nos mauvais jours). Mais une difficulté qui persiste, et que je pardonne encore à grand-peine, est le rejet de la chronique, de l’étude de personnages, du drame humain (ce n’est pas sale).
C’est pourtant pas trop demander. Pas d’intrigue camouflée derrière une enquête. Pas de thriller haletant pour révéler des secrets odieux. Pas d’effets de manche soapesques pour s’assurer d’une petite poussée d’adrénaline. Juste s’intéresser à des protagonistes et les suivre pendant un moment. C’est ça, fondamentalement, qui me rend heureuse en télévision ; et je ne comprends pas qu’en France on parte du principe que ça relève de l’impossible à la télévision (quand en plus ça se fait au cinéma). Les spectatrices françaises aussi ne sont pas plus bêtes qu’ailleurs. Je le prends pour une insulte à notre intelligence émotionnelle collective.
La bonne nouvelle, c’est qu’une fois de temps en temps, très rarement mais quand même, je retrouve espoir. Tout va bien est l’une de ces circonstances rares, mais précieuses.
Rose a neuf ans, et une leucémie. Une leucémie rare qui lui a été diagnostiquée avant que ne commence la série. Tout va bien commence alors que, justement, tout ne va pas bien, et que la famille de Rose compose avec la greffe de moelle osseuse qui doit bientôt lui être administrée. Ses parents, Marion et Stéphane, s’organisent autant que possible pour jongler entre les rendez-vous à l’hôpital et la garde de la petite sœur de Rose, Léonie, qui continue d’exister pendant ce temps-là, têtue. Mais la famille est bien plus large que ça encore : il faut aussi y ajouter Anne, la grand’mère ; Pascal, le grand-père ; Vincent, l’oncle ; et Claire, la tante. Celle-ci est elle-même en couple avec Antonio, qui se débat dans un divorce avec son ex Caroline autour de la garde de leur fille unique, Lou, 9 ans elle aussi. Ne vous en faites pas, l’arbre généalogique de la série, bien que plein de branches, est très facile à cerner une fois qu’on est devant.
Tout va bien est, pour l’essentiel, un ensemble drama ; mais la série semble régulièrement privilégier un petit peu la perspective de Claire (peut-être à cause du statut de Virginie Efira, peut-être d’autre chose…). Claire est très investie dans la maladie de sa nièce, faisant quasiment office de troisième parent pendant les mésaventures hospitalières de Rose. Elle a mis sa vie en pause pour être présente pendant cette passe difficile. Ce qui est d’autant plus intéressant de sa part qu’elle ne s’imagine pas avoir d’enfant, et que même avec sa belle-fille Lou, la relation reste tendue et maladroite. Mais la contradiction, on ne connaît que ça, dans cette famille.
« Tout va bien » est également le titre du livre écrit par Anne, la matriarche de la famille, qui croit fermement à l’attitude positive comme façon de résoudre toutes les crises et qui a fait carrière en parlant de positivité et de résilience. Cette façon de voir le monde la pousse, souvent, à une forme d’aveuglement voire de déni forcené qui peut irriter ses proches, mais pour elle, ça fonctionne depuis des décennies en tout cas. Une approche qui pourrait bien être ébranlée, toutefois, par les événements que traverse cette famille étendue ! Ou par d’autres événements, par exemple professionnels. Son optimisme à toute épreuve survivra-t-il à celle-ci ? Anne est convaincue d’avoir la clé, en tout cas.
Ce qui irrite profondément Claire, laquelle trouve cet état d’esprit irréaliste. Elle préfère s’inquiéter, elle pense que c’est pragmatique. C’est une grande anxieuse qui tente de guetter et mémoriser chaque détail, et qui retient son souffle depuis l’annonce du diagnostic de Rose avec un sentiment perpétuel de malheur imminent. Paradoxalement, ce fonctionnement lui pourrit l’existence alors qu’elle a l’impression que c’est le seul moyen pour elle de surmonter l’insurmontable. Est-ce que tout le monde s’identifie profondément à Claire, ou bien ça dit quelque chose de moi ?! J’ai eu quelques sueurs froides d’inquiétude parfois devant le miroir que me renvoyait mon écran pendant Tout va bien…
Sa sœur Marion est tout son contraire. Elle traverse la série comme en état de choc permanent. Avec sa petite voix et ses grands yeux hagards, Marion donne l’impression à la fois d’avoir réalisé l’ampleur du cauchemar, et de n’avoir pas calculé qu’il se passait quelque chose de grave. Ses réactions sont impulsives, animales. Son désir de déni, perpétuellement empêché par la réalité de la vie à l’hôpital et les obligations familiales, est ce qui la tient en vie. Elle a cessé de communiquer avec autrui, au point d’utiliser une nouvelle rencontre pour en dire moins encore. Marion est dans la quête désespérée du contrôle, surtout ; plus les choses lui échappent, plus elle tente de maintenir de l’ordre dans sa vie.
Tout va bien s’interroge sur les attitudes de chaque membre de la famille pendant les mois difficiles que chronique la série. Certaines membres plus que d’autres, admettons-le (Stéphane, par exemple, est un peu en retrait ; d’une façon générale la série a ses favorites, et ce sont souvent des protagonistes féminines). Toujours est-il que son but est de confronter les principes de chacune. Et d’ailleurs, je n’avais pas trop réalisé avant de regarder Tout va bien, mais c’est devenu rare, les séries qui s’interrogent sur les différences de philosophie, voire de spiritualité, plutôt que sur les différences strictement politiques. Dans cette famille très parisienne, toutes les membres vivent dans le même monde… mais n’y vivent pas de la même façon. C’est intéressant de les voir coexister alors qu’elles n’ont rien en commun dans cette expérience commune. Les voir débattre et ne pas se comprendre, comme si leur réponse au traumatisme devait être celle de tout le monde. Comme si on ne pouvait faire sens du monde que si tout l’univers se pliait à notre fonctionnement.
De ce qui arrive à Rose, chacune va ressortir changée, et pourtant toujours obstinément elle-même. Il n’y a pas de transformation radicale à attendre, d’aucun personnage. Il n’y a pas de leçon, pas de conclusion. La vie ne fonctionne pas comme ça. En fait, dans Tout va bien, la vie, c’est beaucoup attendre. Il n’y a pas vraiment d’autre choix, quand on n’a aucune maîtrise de la maladie. Alors la vie, c’est ce qu’on fait pendant qu’on attend. C’est injuste d’attendre. Mais, comme le dirait Claire, la vie est injuste, de toute façon.
La série progresse selon le crédo « Quand un enfant est malade, c’est toute la famille qui est malade », mais s’éloigne régulièrement de l’hôpital pour englober toujours plus d’aspects. Les jours s’égrènent, la maladie évolue, les émotions deviennent plus complexes, et Tout va bien laisse ses personnages faire. Cela donne une collection de jolis moments, captés dans un équilibre improbable entre l’atrocité et la grâce. Face au pire, à l’inconcevable, à l’absurde, aucune réaction ne va être tout-à-fait rationnelle. Aucune réaction ne saurait l’être, de toute façon.
Devant Tout va bien, j’ai eu le sentiment d’obtenir ce que j’attends d’une véritable série dramatique : se focaliser sur l’exploration des sentiments, plutôt que celle des situations. Ne pas chercher à créer des conflits, ou des révélations, ou des retournements de situation (même s’il y en a un peu aussi, mais presque de façon superflue). S’intéresser à ces gens, et c’est tout. Fouiller leur âme, les forcer à l’introspection (parfois en entendant des vérités qu’elles n’avaient pas envie d’entendre), les observer se débattre avec leurs contradictions. De mon côté, apprendre qui sont ces protagonistes, les regarder nous dévoiler pudiquement leurs défauts autant que leurs qualités, savoir reconnaître en elles des émotions subtiles au bout de quelques épisodes, les aimer malgré tout (et malgré elles).
C’est ça, qui fait battre mon cœur en télévision. Je vis pour ce genre de série. La sève dramatique qui en découle est pure, addictive, belle.
Tout va bien produit tout ça, sans jamais juger ses personnages (au point que c’est parfois un peu irritant en ce qui concerne Anne, dont on aimerait parfois bien que quelque chose lui rabatte un peu le caquet… mais encore une fois, peut-être que c’est seulement moi). La série se caractérise par des dialogues se voulant aussi authentiques que possible, et d’une manière générale elle y parvient plutôt bien. Bonne surprise : elle n’a pas non plus peur des silences, parfois chargés d’émotion, et que la série ne tente pas à tout crin d’expliciter comme si nous étions trop stupides pour en percevoir les nuances. Il y a des plans dans Tout va bien qui ont suscité en moi des sanglots soudains et violents, plus que certains dialogues sur la maladie (ou autre) ou que certaines évolutions de l’état de Rose. On se surprend à trouver mille heure d’émotion dans un regard d’une seconde dans un miroir. La distribution principale est lumineuse (Virginie Efira mais aussi Sara Giraudeau offrent une masterclass à plein temps), mais il y a des personnages secondaires voire tertiaires qui sont incarnées par au moins autant de brio ; je pense notamment à la psy jouée par Nina Meurisse.
Tout va bien est sacrément bien faite… et les moyens y sont mis (comme en témoigne entre autres le 5e épisode).
Faut arrêter de s’excuser de faire de la série dramatique. Déjà que ça n’arrive pas souvent, punaise. Mais s’abriter derrière des termes de « comédie dramatique » (bah, désolée de vous le dire, mais dans un drama on chiale pas à longueur d’épisode ! C’est comme dans la vie, ya des respirations et des rires qui s’intercalent) comme le fait Disney+ dans son matériel promotionnel, ou de « feelgood » comme j’ai pu le voir ailleurs, par peur de déranger, ça m’irrite. Faudrait surtout pas bouleverser le public, vous comprenez. Eh bah non, moi je comprends pas. Si les gens veulent pas regarder une histoire où les choses sont un peu plus difficiles que la moyenne, il y a du choix par ailleurs, ce ne sont pas les options qui manquent. On devrait assumer de regarder des choses sincères, émouvantes, dérangeantes et cathartiques. On devrait assumer de les faire et de les diffuser, aussi.
La fiction, ça sert aussi à ça. Pas juste à se changer les idées, mais aussi à s’interroger sur nos émotions, nos réactions, nos choix. Se mettre face à des choses difficiles, dans le contexte sécurisé de la fiction, et ressentir des choses qui ne nous arrivent pas mais nous parlent de nous. C’est une jolie ambition que de s’adresser à l’âme des gens.
Et vous voyez, quand c’est bien fait, une saison de 8 épisodes seulement, eh bah c’est pas assez. S’il est possible de se lier à cette famille en si peu de temps, imaginez le genre de lien qu’on pourrait tisser sur des années ! Quand tout va bien, pourquoi s’arrêter là ? Donc moi, j’attends.