On aime à penser que la grande cuisine est une affaire de réussite. On ne décroche pas une étoile Michelin sans avoir réussi quelque chose, n’est-ce pas ? Et pourtant, la cuisine est souvent une histoire d’échec. Presque toujours, en fait. Personne ne réussit son tout premier macaron. Ce n’est qu’à force d’échecs que l’on obtient la bonne texture, la bonne cuisson, le bon montage. Cette précision s’obtient à force d’avoir échoué à trouver la meilleure recette possible, après l’avoir affinée au gré des macarons trop mous, trop brunis, trop friables. Comme dans tant d’arts, ce qui émerveille dans la grande cuisine, c’est cette capacité acquise à maîtriser chaque paramètre, avec une finesse et une réactivité qui relèvent de la mémoire musculaire. L’art culinaire est autant un sport qu’une savante équation.
Rares sont les séries qui aient envie de voir la cuisine sous cet angle, pourtant. C’est le goût qui prime, la créativité, l’improvisation même. Les séries pensent souvent que la cuisine d’un restaurant gastronomique est un lieu d’excellence innée. Pas Fermat no Ryouri. Lancée le mois dernier par la chaîne TBS (mais apparemment les épisodes sont aussi sur Netflix ? que quelqu’un avec un abonnement me le confirme), la série pense que la cuisine est avant tout une affaire de mathématiques. Et une affaire d’échec. Surtout une affaire d’échec.
Gaku Kitada est un adolescent qui a dédié sa jeune vie aux mathématiques, précisément. Depuis toujours, il a eu le goût des chiffres. Poussé par son père, un humble réparateur de vélos de province qui l’a élevé seul depuis la mort de sa mère, il a poursuivi autant que possible cette voie ; Gaku a remporté des concours, réussit des examens, et finalement été admis sur bourse à la Wels Academy, un lycée prestigieux qui sert de porte d’entrée aux plus grandes universités du pays. Gaku semble bien parti pour être le premier de sa famille à s’asseoir sur les bancs de Toudai.
Son avenir semble tout tracé… jusqu’à ce qu’à une compétition des Olympiades de mathématiques, Gaku perde totalement ses moyens. Il réalise alors qu’il n’a pas le génie mathématique des élèves contre lesquelles il concourt. Il rend une feuille vierge et tente de retourner à sa vie à la Wels Academy, ébranlé par cette expérience.
Sauf qu’à la Wels Academy, le directeur ne l’entend pas de cette oreille. La seule raison pour laquelle la scolarité de Gaku a été prise en charge était que l’établissement, fort d’une longue série de victoires à ces Olympiades nationales, au point d’avoir toujours représenté le Japon lors de la finale des Olympiades. Le fait que Gaku refuse désormais de prendre part à toute compétition de maths est absolument un affront. Aussi, le directeur décide d’expulser Gaku séance tenante, avant la fin de l’année. Et qui dit expulsion, dit que le rêve d’aller à Toudai s’effondre.
En peu de temps, voilà donc Gaku, jeune surdoué des mathématiques, passé de héros à zéro. Sa vie s’écroule, parce qu’il s’était défini par la réussite et que celle-ci est désormais impossible. Il voulait devenir Pierre de Fermat, et il est devenu… rien. Du moins le croit-il.
Car il fait une erreur assez courante pour son âge : celle de croire qu’il n’existe rien entre le génie et le néant. C’est une leçon que beaucoup d’entre nous apprenons avec les déconvenues et l’expérience, et qui est au cœur du premier épisode de Fermat no Ryouri (« la cuisine de Fermat »). Ce que nous aurions jadis considéré comme un échec, lorsque nous étions jeunes et bêtes, s’avère être au contraire une chance. A ne pas être une savante autodidacte, on se découvre des aptitudes certes imparfaites, qui ne nous apporteront ni gloire ni médaille, mais qui seront cent fois plus satisfaisantes à explorer. C’est dans l’échec que l’on découvre ce que l’on aime et qui l’on est, pas dans la réussite. Alors, non, ce n’est pas Fermat ou rien.
Entre en scène Kai Asakura, un mystérieux chef qui dirige un restaurant tokyoïte appelé sobrement « K ». Il repère par hasard les talents de Gaku pour les mathématiques appliquées aux arts culinaires, et est immédiatement impressionné. A plus forte raison parce que l’adolescent n’a même pas l’air d’avoir conscience d’employer les mathématiques pour optimiser ses recettes (Gaku n’a pas perçu non plus, et la série le dit un peu plus subtilement, qu’il a aimé la cuisine aussi longtemps qu’il a aimé les nombres). Quand l’ascension de Gaku se casse la gueule, Kai vole à sa rescousse, organise un subterfuge que je vous laisse découvrir afin d’obliger le directeur de la Wels Academy à ne pas expulser Gaku, et le jeune homme finit sa scolarité au lycée comme s’il n’avait jamais eu d’accident de parcours. Il est même accepté à Toudai !
Mais c’est que, voyez-vous, Kai est comme un Cylon : il a un plan. Et grâce à ses compliments, il a réussi à convaincre Gaku de rejoindre la cuisine du K, où il va apprendre à affiner son talent pour les mathématiques culinaires.
L’exposition de Fermat no Ryouri ne fait pas grand mystère de ses origines : oui, c’est clairement l’adaptation d’un manga, et ça se sent au ton, à l’interprétation, et même à une partie de la réalisation. Je ne connais pas le manga d’origine mais je suis à peu près certaine qu’il y a eu plusieurs plans qui étaient une adaptation littérale de certaines cases, c’est l’évidence. A force, on les reconnaît, ces séries, parce qu’elles ont toujours l’air too much, quasiment irréelles, même quand comme ici elles sont en train de dire des choses très fines en même temps.
Le discours et l’intention de ce premier épisode sur l’avenir de Gaku sont, sans aucun doute possible, très raffinées. Elles expriment quelque chose qu’on dit rarement, surtout dans les séries nippones, aux ados : il est bien moins enviable de réussir que d’échouer. C’est dans l’échec que l’on se trouve. Dans la réussite, on trouve autrui. En l’occurrence, Fermat no Ryouri révèle que ce rêve de devenir un grand mathématicien, ça n’a jamais vraiment été celui de Gaku… mais il ne l’aurait pas perçu avant que ce soit trop tard, s’il avait continué sur sa voie.
C’est un discours fascinant, mais qui implique pour le suivre de se coltiner toutes sortes de gimmicks tirés tout droit de ce qui ne peut être que le manga, des personnages secondaires extrêmement caricaturaux (comme Nene, la maîtresse d’hôtel qui a tout d’un robot), des effets de manche un peu ridicules (révéler le procédé mathématiques par de longues explications une fois que le plat de Gaku a été goûté), et une direction d’actrices aux limites du risible (qui, mais qui a dit à l’acteur qui joue le directeur que ces moues étaient bonnes à mettre en boîte ?). Il faut aller au-delà de ces inconvénients pour assister au discours de la série, je ne vous le cache pas. Mais je crois quand même que ça mérite d’être vu, et potentiellement montré même, malgré tout.
Cette équation a cependant une inconnue, et non des moindres : à la toute fin de l’épisode (dans une ambiance homoérotique rare à la télévision japonaise, d’ailleurs), Fermat no Ryouri lance une intrigue en fil rouge qui a plus à avoir avec Kai qu’avec Gaku, et c’est difficile de savoir qu’en penser pour le moment. Fermat no Ryouri est clairement décidée à faire ce qu’elle veut sans s’encombrer de ce que son public attend d’une série en son genre. Mais qu’elle réussisse ou qu’elle échoue, ce sera tout autant délicieux, j’en fais le pari.
C’était si bien analysé et expliqué!
Il est prévu qu’il arrive sur le netflix fr (pas de date prévue mais on peut activer la petite
cloche de rappel) 🙂