Procédure expéditive

2 novembre 2023 à 21:13

– J’espère que vous comprenez de quel genre d’affaire il s’agit. C’est pas comme quand un hooligan a été tué, qu’il a été poignardé. Un membre du Parlement a été assassiné. Merde, c’est pas la même chose.
– Eh bien, ça devrait être la même chose.
– Ouais. Ça devrait.

Grosse ambiance ce soir, alors que je vous propose de parler de Deca zla, une série serbe qui démarre alors que Radovan Kovač, un homme politique respecté (pour un homme politique, en tout cas), chef du principal parti d’opposition, et candidat à une élection qui se déroule dans moins d’un mois, est retrouvé mort à son domicile.
Le crime est atroce. Le premier épisode de la série nous autorise à y assister, ce qui est fort urbain mais on aurait pu s’en passer : une personne masquée s’est introduite, de nuit, chez Kovač, l’a attaché à son lit en caleçon, puis lui a asséné de nombreux coups de hache. On retrouvera dans la main de la victime un ducat dont le sens est mystérieux.
Toutefois, Deca zla n’est pas une enquête policière : c’est avant tout un legal drama, et plus largement un thriller politique. Ce mélange de genres en dit long sur l’intention de la série.

Nikola Bobić est un jeune avocat dont la carrière à Belgrade semble promise à un brillant avenir. Le soir du crime, il donne une conférence devant des élèves de la fac de Droit, une opportunité dont s’est saisie Bojana, une journaliste, pour l’approcher. Tout cela paraît pourtant vite sans importance quand le corps de Radovan Kovač est retrouvé. C’est sa veuve, Mira Kovač, qui a découvert le corps et appelé la police ; c’est une femme un peu âgée qui n’a pas l’air très solide, mais vu les circonstances ça n’a rien de surprenant. Elle apprend à la police une information qui n’était jusque là pas publique : elle était en pleine procédure de divorce avec son mari, et n’habitait déjà plus sur les lieux. Mais, plus important encore, elle explique avoir vu le garde du corps de Kovač, un certain Dragan Pažin, s’enfuir hors de la maison en pleine nuit. Immédiatement, la police ainsi que le bureau de la procureure orientent leur enquête vers Pažin, qui est arrêté quelques heures plus tard.
Tout le pays prend rapidement conscience de l’ampleur de ce qui se joue ici, et des parallèles malheureux avec une affaire encore fraîche dans les esprits, l’assassinat de Zoran Đinđić. Personne ne veut rouvrir ce genre de plaies, surtout pas à un mois d’une élection importante, et ça n’a pas échappé à la procureure Gordana Ivić. Elle a reçu des instructions claires, y compris du Premier ministre lui-même, pour qu’une inculpation soit prononcée dans les meilleurs délais, et que l’affaire soit jugée dans moins d’un mois, afin d’en limiter l’impact sur l’élection. Ivić a nommé son adjointe Ana Basta, dont c’est le premier dossier de pareille envergure, pour veiller à la tenue rapide de la procédure. La police, principalement personnifiée par l’inspecteur Drobnjak, coopère pleinement pour essayer de rendre l’enquête aussi effective que possible. Chacune a bien conscience de la pression politique et populaire de cette affaire, et le sentiment d’être assise sur une poudrière.

Pendant une bonne partie de l’épisode, Nikola Bobić se tient à distance du dossier. Comme le reste de la population, il n’en sait que ce que la presse en dit, ce que les conférences de presse en disent, ce que la télévision en dit. Ce que les employées de son cabinet en disent, informellement. Quand le père de Dragan Pažin vient lui demander de représenter son fils, il refuse, même. Quand Ana, qui s’avère être son ex, vient chercher quelques affaires qu’elle avait laissées dans leur appartement, il ne fait montre d’aucun intérêt pour le dossier. Finalement c’est l’annonce du suicide du père de Pažin qui finit par lui faire accepter l’affaire.
Ce délai de réaction aura permis à Deca zla de nous distiller toutes sortes d’informations, et de prouver son côté ensemble drama en suivant diverses protagonistes dans le mécanisme qui s’est mis en branle.

Deca zla est l’adaptation pour HBO Max (…parce qu’apparemment ça s’appelle toujours HBO Max en Europe centrale, j’avoue que ça m’avait échappé) d’un roman éponyme de Miodrag Majić. Outre son amour pour la fiction, Majić est d’abord et avant tout un juge à la Cour d’Appel de Belgrade depuis 2010, et un juriste ayant publié plusieurs textes sur le système judiciaire serbe. Il est à peu près certain que Deca zla est, au moins en partie, inspiré par l’affaire Đinđić, non seulement de par la profession de la victime mais aussi parce que cette histoire de ducat semble un peu plus ésotérique que la moyenne. Il est aussi évident que ce que la série (et, je présume sans l’avoir lu, le roman aussi) veulent raconter est au moins autant l’affaire elle-même que son traitement.
Dans ce premier épisode, la police, le bureau de la procureure, et, hors camera, la sphère politique, s’entendent pour inculper le jeune Pažin aussi vite que possible, quand bien même il n’existe pas grand’chose pour l’accabler. Le témoignage de Mira Kovač, qui dit l’avoir vu courir dans la nuit, est remis en question par une scène ultérieure dans laquelle sa fille, venue depuis l’étranger pour les funérailles, refuse de déjeuner avec elle après la cérémonie parce qu’elle ne veut pas passer du temps avec une « droguée ». Le fait qu’elle soit en pleine procédure de divorce pourrait aussi apporter un peu de doutes, quand bien même elle semble trop fragile pour avoir commis les coups de hache elle-même. On peut aussi légitimement se demander pourquoi Pažin, garde du corps, aurait tué son patron. C’est d’autant plus absurde qu’une semaine plus tôt, il a protégé la vie de Kovač devant des cameras et s’est blessé lui-même en le faisant. Si plusieurs voix notent qu’effectivement, cela semble paradoxal de tuer de façon préméditée quelqu’un qu’on a sauvé quelques jours plus tôt… absolument personne dans cet épisode ne semble relever que ça doit vouloir dire que quelqu’un a attenté à la vie de Kovač, devant cameras, et qu’il a donc d’autres ennemis !

Mais précisément, plus l’épisode avance, et plus Deca zla démontre que l’enquête, au nom de son importance politique majeure, est baclée quasiment à dessein. De là à dire que Pažin est jeté dans la fosse aux lions pour clore le dossier plus vite, il n’y a pas loin… mais une fois qu’on a posé cette question, jusqu’où aller ? A quel moment les soupçons de procédure expéditive mènent-ils vers une conspiration plus grave ?
Ce sont ces mécanismes, plus que l’identité du tueur à la hache, que Deca zla veut révéler au grand jour. Le dévoiement des institutions judiciaires pour préserver une paix politique (certes relative) est clairement ce qui intéresse la série, mais elle se méfie, aussi, de sa propre méfiance. Plusieurs protagonistes y avouent dés le premier épisode, en tout cas en privé, être inquiètes des retombées auprès du public. Rien n’indique qu’il faille y voir la main invisible de commanditaires mal intentionnées.
C’est cette motivation que le premier épisode interroge : on peut dévoyer le système en voulant bien faire, au moins autant qu’on peut le faire avec de mauvaises intentions. De l’un à l’autre, en définitive, il n’y a pas loin.

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1 commentaire

  1. Mila dit :

    Je suis revenue lire l’article! Bon, ça n’est pas trop mon genre de série a priori (même si des fois je sors de « mon genre » pour voir, et ça me réussit, donc peut-être qu’il faudrait que je le fasse plus…)(mais j’ai déjà même pas le temps de tout voir de ma liste d’envies pressantes, le temps est injuste ;;) Mais comme toujours, j’aime bien te lire, parce que j’aime bien savoir ce qu’il se passe dans le monde des séries. Je sais pas si ça sonne bizarre, mais c’est un peu comme le temps que je passe à regarder des Let’s Play de jeux vidéos auxquels je ne jouerai jamais, et regarde des critiques d’animes que je ne regarde pas non plus… j’aime juste bien être au courant, et niveau TV, j’ai pas trouvé mieux que ladyteruki.com 🙂

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