Devant certaines séries, je m’interroge : son sujet fait-il que je puisse être la personne la meilleure placée pour en parler… ou la pire ? La question semble d’actualité devant Tore, une série suédoise lancée hier par Netflix, à laquelle j’ai jeté un œil par curiosité, et qui s’est avérée toucher un peu trop juste. Et trop près. Sans nécessairement que je m’identifie au personnage (en l’occurrence, dans Tore, ce n’est pas du tout le cas), je reconnais en tout cas certains de ses mécanismes, qui me sont bien familiers. Et si de prime abord on pourrait penser que, du coup, ça me rend la tâche d’en parler plus facile… paradoxalement, c’est aussi ce qui la rend compliquée.
Dans Tore, le personnage central éponyme essaie d’éviter quelque chose. Pas une personne, pas exactement une situation, mais plus une idée, une notion, une réalité. Pour préserver son ignorance, il est prêt à tout… et dés ce premier épisode, on comprend que l’exercice, en plus d’être futile, a aussi ses limites. Il peut même s’avérer dangereux.
Jusqu’où êtes-vous prête à aller pour ne pas vous confronter à quelque chose de difficile ?
Le jour de ses 27 ans, Tore, un jeune homme gay qui vit encore avec son père, apprend qu’il est un peu mis à la porte. Gentillement, hein, notez bien. Mais son père Bosse, qui l’élève seul depuis plusieurs années, trouve qu’à un moment il serait temps que son grand garçon se montre plus indépendant, et entre dans sa vie d’adulte. De l’âge adulte, Tore n’a que l’apparence : il approche effectivement la trentaine, et il a un travail à responsabilité dans une société de pompes funèbres, mais en-dehors de ça, il vit encore comme un adolescent. C’est Bosse qui le réveille tous les matins, lui fait son petit-déjeuner, l’emmène au travail… Tore n’a pas grandi. Au grand dam de sa meilleure amie Linn, il n’a pas non plus de vie sexuelle, et l’on comprend aussi vaguement qu’elle représente le début et la fin de sa vie sociale. Parfois il lui rend visite, ainsi qu’à ses jeunes enfants, et c’est bien tout.
Notez bien que, si l’entourage de Tore s’inquiète de cette adolescence persistante, le principal intéressé, lui, la vit très bien. Il est content de sa routine, de sa dépendance à son père, de tout. Il est même vexé lorsque Bosse lui suggère que, allez, il a 27 ans, il serait peut-être temps maintenant de euh hein bon. Tore ne semble pas convaincu que ce soit pour son bien (après tout, il est bien, là, dans sa chambre de toujours), et soupçonne même que Bosse se soit trouvé une petite amie, et que ce soit la raison pour laquelle il essaie de sortir son fils de la maison. Agrippé à ce qu’il a toujours connu, Tore ne voit pas d’intérêt à ce que les choses changent.
…Naturellement, elles vont changer quand même. Et c’est précisément la raison de ce changement que Tore veut à tout prix ignorer. Dans les secondes qui suivent cet événement, le cerveau de Tore, sous les yeux des spectatrices ébahies, va garder le sourire et reprendre la routine comme si de rien n’était. Parce qu’il ne veut rien tant que cela : que rien ne soit. Aucun événement perturbateur, aucun changement, aucune rupture. Le confort du quotidien, pour toujours. Tout l’enjeu de la série est là ; et dans le premier épisode, cela passe, naturellement, par une observation atterrée (et un peu amusée, Tore flirtant par moments avec la dramédie absurde) de toutes les manifestations de cette ignorance obstinée. Tore va poursuivre son existence comme il l’a toujours fait, ignorant avec persistance les changements dont pourtant la totalité de son entourage est parfaitement au courant. Pour qui n’est pas habituée, cela doit sembler ahurissant, sans nul doute, de voir avec quelle faculté il est capable de mentir juste pour préserver les apparences… non pas au profit d’autrui, mais de lui-même. Il lui faut absolument s’assurer de réagir comme il l’aurait fait avant.
Ce qui est, évidement, tout-à-fait intenable. Et dés cet épisode inaugural, Tore va mettre le nez dedans à son protagoniste : même en déployant tous les efforts du monde, il est impossible d’effacer ce qui s’est passé. Le pire, c’est que Tore lui-même le ressent parfaitement, et qu’il escalade donc, graduellement, l’extrême de sa réaction. Et finalement, voilà ce garçon qui ne sort jamais dans un club gay à se bourrer la gueule au bar…
Ce que laisse deviner ce premier épisode, pourtant, c’est que Tore n’a pas réellement attendu d’être perturbé par cette notion, cette idée, cette réalité encombrante, pour mettre en place de l’évitement. Sa vie entière est dans l’évitement ! Qu’il s’agisse d’éviter d’entrer véritablement dans l’âge adulte ou de risquer une relation avec un autre homme, Tore s’est arrangé pour mettre de côté tout ce qui lui était inconfortable, plutôt que de s’y confronter. Et si cet événement en particulier le pousse dans des retranchements insoupçonnés, ce n’est que parce qu’il a déjà, en réalité, atteint un stade assez avancé dans ses stratégies d’évitement, et qu’il lui faut donc une dose plus forte.
Look who’s talking. Avec mon anxiété en phase terminale et mon agoraphobie, on ne peut pas dire que j’aie besoin de beaucoup broder. Il m’a semblé facile de reconnaître en Tore, même si évidemment chez lui ces choses-là sont extrêmes à la fois de par les circonstances et les nécessités de la fiction, certains de mes réflexes. Je crois qu’entre lui et moi, la seule différence majeure, c’est que je ne m’interdis pas d’admettre que les choses déplaisantes existent ; à la place, je pense obsessivement à elles jusqu’à être découragée de tenter d’exister. D’un point de vue de personne « normale », ce genre de nuance doit cependant sembler assez superficielle… J’ai aussi la chance de n’avoir pas une personnalité qui me pousse à utiliser les sensations fortes pour m’anesthésier émotionnellement ; or, dans le premier épisode de Tore, il est assez net qu’une surenchère se met en place, et qu’elle comporte des dangers auxquelles je ne m’expose pas.
Dans les faits, il reste que je me suis trouvé pas mal de points en commun avec Tore. Le héros de la série qui porte son nom a décidé d’aller contre l’essence-même de l’existence, qui n’est faite que de changements, d’adaptation, de remise en question. Bravement, Tore refuse d’avoir certaines conversations avec lui-même. Moi, j’ai l’impression que c’est universel, certes à un degré moindre, que mais que parfois on est toutes tentées de faire cela, ne serait-ce que temporairement (c’est un peu ce que l’on fait quand on décide de ne pas regarder les infos ou d’aller sur un réseau social précis, en fait !). Mais qui suis-je pour parler ?! Ça se trouve, ce n’est que la preuve de mes propres stratégies d’évitement.
La seule raison pour laquelle j’ai une longueur d’avance, c’est que même quand je n’en parle pas avec moi-même, au moins, j’écris dessus. La preuve.
Ouch, cette série-là, telle que tu la décris et pas pour les mêmes raisons que toi (a priori), elle « hit » un peu « too close to home for confort »… Du coup je me demande si je vais pas lui appliquer la stratégie d’évitement, même si c’est un peu lâche ^^ »
P.S. j’ai regardé Chokolo hier soir, enfin l’épisode 1, et je ne pense pas que je regarderai vraiment la suite, mais c’était intéressant. Déjà c’est toujours sympa d’entendre une langue que j’entends pas d’habitude, ensuite c’était intéressant pour, évidemment, la différence culturelle, et aussi amusant d’avoir des moments « oh, c’est le passage dont lady a parlé ! » Merci 🙂