Peut-on consommer la télévision, et en particulier la télévision internationale, de façon éthique ?
On peut mettre beaucoup de choses derrière cette « éthique », alors permettez que je précise ma pensée.
Cela fait un bout de temps que je regarde des séries de la planète entière, une activité qui s’est démocratisée avec l’arrivée des plateformes de streaming. Ce n’était évidemment pas leur but : la commande de séries originales sur plusieurs territoires, dans plusieurs langues, mises à disposition au-delà de leurs frontières d’origine, relève plutôt de l’impératif de séduire des publics attachés à leur culture télévisuelle riche. Et, dans un nombre croissant de cas, répond aussi à des impératifs légaux. A cela vient s’ajouter la stratégie d’épaississement du catalogue ; des compagnies comme Netflix ont eu tôt fait de comprendre que lancer des séries originales chaque semaine, ça faisait bon teint et donnait l’impression d’une richesse quasi-infinie de possibilités… quand bien même il ne s’agissait d’en promouvoir qu’une poignée et que les autres étaient parfaitement jetables. Et elles l’ont souvent été (adieu 1983, petit ange uchronique parti trop tôt mais tellement d’actualité).
Alors à peu près tout le monde s’est lancé dans la fiction internationale. Des publics qui avaient été nourris presqu’exclusivement à la série américaine ont découvert des horizons plus variés, et surtout, se sont autorisé à les regarder. Dans le catalogue de leur souscription préférée, tout semblait (illusoirement, certes) à égalité. Et quand le buzz mondial a commencé à se faire entendre autour de séries comme l’espagnole La Casa de Papel ou la sud-coréenne Ojingeo Game, personne n’a plus vraiment trouvé cela trop étrange. Il était acquis que l’on pouvait trouver de bonnes séries à peu près n’importe où…
Avec l’évolution de ces mentalités, un peu inespérée de mon point de vue lorsqu’on voit où les états d’esprits étaient il y a seulement dix ans, est arrivée une sorte de boulimie. Les jeunes générations, en particulier, consomment de façon absolument indiscriminée des séries norvégiennes (SKAM) comme espagnoles (Élite), et bien-sûr ont joué un rôle majeur dans l’enthousiasme pour les séries sud-coréennes (Jigeum Uri Hakgyoneun). Et c’est formidable. Netflix en est arrivé à un stade où ses séries non-US font parfois de meilleures « audiences » que ses séries US pourtant chichement promues. Mais cet accès soudain, autant que cet enthousiasme tout aussi soudain, n’ont jamais été accompagnés d’une éducation à ce nouveau flux d’images. Les spectatrices n’ont dans leur grande majorité aucune culture télévisuelle relative à ces productions internationales… et, pire, parfois une idée seulement très floue de la culture du pays lui-même. Dans ce contexte, comment bien choisir ses séries ? Surtout à une époque qui (à tort ou à raison, et c’est un autre sujet pour un autre jour) tient à politiser la consommation de la pop-culture dans son ensemble.
Les séries, comme toute œuvre d’art, transmettent des valeurs, plus ou moins volontairement. Or, de la même façon qu’il peut être difficile parfois de séparer l’art de l’artiste, parfois la question se pose de séparer l’art du pays. Comment pouvons-nous être curieuses des séries du monde tout en gardant conscience des enjeux plus larges qui les entourent ?
C’est une question que je n’ai jamais résolue, et cela fait pourtant un bout de temps que je me la pose (ce qui me rassure, c’est que je sais ne pas être la seule). C’est par exemple l’une des préoccupations que l’on pouvait sentir sous cet article, publié il y a environ un an et demi alors que la guerre en Ukraine venait d’éclater. Comment regarder, puis parler, de séries russes quand la Russie tente d’envahir un pays ? C’est évidemment une question doublement d’actualité en ce mois d’octobre, pour une région différente de la planète. Il m’est arrivé plusieurs fois ces dernières semaines de tomber sur une série israélienne et sincèrement me demander qu’en faire. La garder pour plus tard ? La regarder et n’en rien dire ? La regarder et en discuter ? Si oui, comment ?
Dans le fond, avec quelle attitude suis-je la plus confortable ? Avec quelle attitude suis-je la plus en paix avec mes idées politiques ? Attention : bien-sûr, la réponse à ces deux dernières questions n’est pas toujours la même. Alors, bon, on peut discuter du fait que c’est vraiment un « problème de riche », et je suis plutôt d’accord, mais on a toujours parlé de séries dans ces colonnes, donc on est plutôt habituées à avoir des problèmes sympas dans l’ensemble.
Naturellement, pour certaines spectatrices ce ne sera jamais un cas de conscience. Formidable, continuez à faire ce que vous faites, bons visionnages. Mais pour celles qui, ne serait-ce qu’occasionnellement, se posent la question, le sujet n’en reste pas moins épineux.
D’autant plus épineux, en fait, qu’on pourrait (devrait ?) ne pas attendre une guerre ou un nettoyage ethnique pour se poser la question. A quel moment le régime philippin est-il si autoritaire que regarder des séries philippines (pour lesquelles, vous le savez, j’ai une grande affection) devient intenable ? Et les séries turques, si populaires à travers la planète, n’ont-elles pas été ouvertement transformées en un enjeu de soft power par le gouvernement d’Erdoğan ?
Par le passé, on ne se l’est pas toujours collectivement posée, d’ailleurs, cette question ! Quand des atteintes aux Droits humains ont été commises par l’armée américaine en Irak (attention, article incluant des photos de violences, dont sexuelles), je n’ai vu personne stopper son visionnage de Lost ou Veronica Mars, mettons. Et ne me lancez pas sur les implications post-9/11 de séries comme 24. Partant de là, pourquoi devrions-nous soudainement nous préoccuper de consommer aussi éthiquement que possible la télévision d’autres pays ? Parce qu’on y a moins d’attaches ? …Parce que ce sont des pays moins blancs ?
Et encore, on pourrait aussi discuter des violations du Droit international constatées en France. Vous me direz, au moins, ça, ce serait une raison novatrice de ne pas regarder Master Crimes !
D’ailleurs, faut-il nécessairement éviter les séries venues de destinations avec lesquelles l’actualité nous met mal à l’aise ? Je ne prêche pas nécessairement pour cela. Dans certains cas c’est même contre-productif.
Parfois il peut au contraire être intéressant de regarder quelque chose avec méfiance (placer le curseur de cette méfiance, une fois encore, est un exercice d’équilibrisme). Cela m’arrive souvent, parfois à mon corps défendant, devant des séries chinoises, par exemple ; je n’ai aucune intention de les écarter de mon vocabulaire téléphagique ; mais certaines expériences éhontées illustrent bien comment de la distance est impérative face à beaucoup de ces séries. Quand bien même ce ne serait pour des raisons de propagande idéologique, comme c’est de toute évidence le cas dans une série comme l’insupportable Ebola Qian Xian, garder à l’esprit les conditions dans lesquelles ces séries sont produites puis diffusées, en particulier si elles sont le fait de la télévision traditionnelle, n’est pas inutile.
Si encore il ne s’agissait que de consommer une série d’un pays donné. C’est relativement binaire, comparé à la difficulté de comprendre ce que l’on regarde.
Le problème se pose en particulier dans le cas de séries historiques, par exemple devant la série Seolganghwa. Lorsqu’il nous manque d’informations de contexte historique, la tâche relève de l’impossible. Je ne sais pas pour vous, mais moi, dans toute ma scolarité sur les bancs de l’école française, on ne m’a pas une seule fois parlé de la politique sud-coréenne dans les années 80. En pleine polémique, comment faire nos choix téléphagiques en connaissance de cause. Et s’il ne s’agissait que de déterminer s’il est « bien », s’il est « moral » de regarder la série… mais comment être certaine d’en saisir les implications, les sous-entendus, quand on n’en possède pas la plupart des références ? Sans parler de séries présentant des cas de révisionnisme insidieux… Or, le révisionnisme, si l’on ignore l’Histoire, on a tout simplement tendance à la prendre pour un fait acquis. Cependant, cela dépasse ce seul genre.
N’est-ce pas, après tout, inhérent au fonctionnement des séries ? Pendant des décennies, nous avons collectivement absorbé des séries étasuniennes… et décrété qu’il tombait désormais sous le sens qu’une dinde soit cuite pour Thanksgiving, ou qu’un bal de promo se tienne en fin d’année lycéenne. Nous avons, selon les âges télévisuels, parfois appris plus de la conquête de l’Ouest devant The Wild Wild West ou Deadwood, que derrière nos pupitres ou le nez dans nos bouquins de niveau 3e. Parfois, la télévision a révélé des choses tues, et libéré la parole de tout un pays, telle Holocaust dont la diffusion allemande a été un bouleversement national ; nous ne regarderions pas de séries si nous ne croyions pas à leur pouvoir…
Aujourd’hui, si je me tiens métaphoriquement devant vous à parler de séries du monde entier, c’est bien parce qu’à tort ou à raison, nous considérons qu’il est important d’absorber ce que les fictions nous disent du monde. Mais cette absorption est complexe, comme j’ai eu l’occasion de le rappeler régulièrement, en l’absence de repères. Alors comment discriminer ce qui doit être absorbé ou non ? Cela semble, dans certaines configurations, tenir de l’impossible.
Il y a sûrement quelques règles à respecter pour essayer de naviguer au mieux (mais pas sans erreur) toutes ces nuances. Plus ou moins conscientes. J’ai les miennes et vous avez, peut-être, les vôtres. Pour moi, faire de la lecture est un impératif en marge de toute série ; c’est par exemple la raison pour laquelle je n’ai pas encore écrit une seule ligne sur ma série préférée de tout le mois d’octobre, je n’ai pas encore fini ce que j’appelle (en espérant que cela sonnera pour vous comme de l’humour, car je me prends comme tel) « mes devoirs ». Mais tout justement, une autre règle que je suis consiste à me souvenir de ne pas parler de séries (surtout si elles viennent de contrées dont on nous parle si peu, à nous Européennes), sans vous donner des éléments de contexte, ou au moins des liens. Il vous revient de cliquer dessus ou non, cela ne me concerne plus.
Pour moi on ne peut pas être curieuse téléphagiquement sans être curieuse du monde (…et souvent, vice versa). Mais j’ai l’infini luxe d’avoir beaucoup de temps à consacrer à cette curiosité. Tout le monde ne l’a pas, et quand bien même ce serait le cas, ce ne devrait jamais être une obligation. Parfois, on veut juste apprécier une série, passer un bon moment, tuer le temps même pour certains cas. Et il n’y a rien de mal à cela, c’est juste que cela rend la question d’une consommation mesurée d’autant plus ardue.
Chaque téléphage, naturellement, discute de cela entre soi et soi. Cela ne regarde personne, en réalité, si vous avez participé à l’engouement soudain (et toujours surprenant à mes yeux) pour la série russe Epidemiya. De la même façon que l’on fait des découvertes pour soi, on procède à des refus pour soi, aussi, comme lorsqu’on décrète qu’on ne consommera aucune étasunienne tant que les syndicats professionnels n’auront pas obtenu satisfaction, et les grèves seront achevées. Cela ne concerne que vous et votre écran (et éventuellement, trèèès éventuellement, avec qui vous partagez cet écran).
Au final, je n’ai pas plus de réponse en finissant cet article qu’en le commençant. La bonne nouvelle, c’est que je crois aussi que, si la question était vite répondue, elle serait beaucoup moins intéressante, donc bon.