La mort est universelle, mais le deuil est culturel. Selon où l’on a grandi, on ne vivra pas la même tragédie de la même façon ; les jours, les mois, les années qui suivent seront différentes.
Le premier épisode de la série zambienne Chokolo est l’occasion d’assister à l’intimité pénible d’une famille endeuillée, après que l’un des fils adultes, Andrew, soit décédé. Hélas, le deuil des Senkulo prend un mauvais départ : en plein milieu des funérailles, la police vient arrêter Banji, le jumeau d’Andrew. Accusé d’avoir tué son frère, il est emprisonné sur le champs, et dans l’année qui suit, attend sans grand espoir qu’on trouve un moyen de prouver l’innocence qu’il ne cesse de clamer. Hélas pour lui, l’année qui suit l’enterrement d’Andrew est avant tout placée sous le signe du deuil, et sa famille (qui plus est divisée quant à sa responsabilité dans la mort d’Andrew), n’entame qu’à moitié les démarches, lui recommandant la patience. Pendant ce temps, la veuve d’Andrew, Bukata, se soumet à contrecœur aux obligations qui lui imposent, pendant un an, de se vêtir de noir et de n’avoir aucune activité ni vie sociale.
Au bout d’un an, toutefois, beaucoup de choses vont changer, le deuil étant considéré comme achevé.
Les circonstances du décès d’Andrew n’ont que peu d’importance dans le premier épisode de Chokolo (un soap de Zambezi Magic diffusé pendant l’été 2022), qui est bien plus intéressée par les traditions et rites entourant ce décès, et quel impact ils sont sur les membres de la famille Senkulo. On découvre bientôt que ces membres ont des réactions bien moins évidentes qu’il n’y paraît, d’ailleurs.
Prenez Bukata. Si le deuil est culturel, il est aussi personnel, et cette année de deuil imposé lui donne des sentiments contradictoires. C’est une femme encore jeune, et elle voudrait s’amuser ; mais pendant une année, ses obligations de sobriété l’ont conduite à se glisser furtivement hors de chez elle et à rencontrer ses amies en secret dans des petits bars minables, pour n’être pas prise la main dans le sac. Alors que l’année de veuvage touche à sa fin, elle n’a qu’une hâte : retrouver sa liberté, et conduire sa vie comme elle l’entend, d’autant que pour l’instant elle vit chez les Senkulo. Cela lui donne l’impression d’être observée, alors qu’en personne adulte, elle voudrait être libre de ses mouvements. Qui plus est, son mariage avec Andrew était arrangé ; et même si elle avait de l’affection pour lui, qu’elle l’a sincèrement pleuré, et qu’il lui manque, elle commence aussi à penser à sa vie affective future…
A la veille de la fin de l’année suivant le décès d’Andrew, elle passe une dernière soirée secrète avec ses amies, avant un retour à la normale. Pense-t-elle.
Le titre de la série est en effet une menace qui pèse au-dessus de sa tête sans qu’elle ne l’ait encore perçu. Les Senkulo, voyez-vous, suivent certaines traditions anciennes… dont celle du « chokolo« , qui consiste à marier une veuve à un autre homme de la même famille. Selon à qui on le demande, le chokolo est soit une tradition patriarcale qui devrait appartenir au passé, soit un moyen d’assurer à une veuve d’être toujours prise en charge par la famille dans laquelle elle a vécu le temps de son premier mariage. Après la période de chokolo (qui apparemment est une procédure assez longue), Bukata et son fils ne seront donc pas sans ressources… mais cela implique d’épouser un frère ou un cousin d’Andrew. Et, pire que tout : les hommes prétendant au chokolo n’ont aucune obligation de la courtiser… c’est une décision familiale.
Pendant le premier épisode de Chokolo, Bukata n’a pas la moindre idée de ce qui l’attend. Elle croit réellement qu’au bout d’un an de deuil (ou de comédie de deuil), elle trouvera son indépendance et pourra faire ce que bon lui semble. Mais après les obligations, viennent d’autres obligations.
Chokolo n’est pas exactement une série sur Bukata ; en tout cas, elle ne s’intéresse que modérément à sa perspective (et elle la juge un peu pour se bourrer la gueule avec les copines, aussi). La série est avant tout un ensemble drama, et, avant toute autre chose, c’est à un drame familial auquel on a affaire ici.
Le décès d’Andrew a créé des scissions (sa sœur April, par exemple, ne croit pas à l’innocence de Banji, contrairement à leur mère), et cela ne va pas s’arranger maintenant que le chokolo devient une compétition intrafamiliale : il reste 5 hommes adultes célibataires dans la famille Senkulo, et tous, on commence à le comprendre, vont avoir une bonne raison de se porter volontaires pour épouser Bukata.
Ma scène préférée est précisément un moment qui rassemble tout le monde dans la même pièce ; vers la fin de l’épisode, Bukata célèbre (enfin !) l’aboutissement d’une année de deuil. Les rites sont précis, mais ils sont intimes, conduits sans personne extérieure à la famille que ç’avait été le cas pour les funérailles du début d’épisode. Rassemblées dans le salon, buvant, tapant dans ses main, échangeant des plaisanteries, le clan Senkulo fête très littéralement un anniversaire, même si c’est celui d’un décès : cela fait un an qu’Andrew est parti, et tandis que l’on remercie Bukata pour avoir correctement pris le deuil pendant un an (c’est une marque de respect envers le défunt), chacune à sa façon pense enfin à l’après. Pendant les rires, les moments de flottement, les regards échangés, la remise de cadeaux symboliques, collectivement, les Senkulo s’autorisent à de la joie pour la première fois depuis une année. Les Senkulo sont en vie. La vie continue.
J’ignorais tout de ce rituel (j’ai vu assez peu de séries africaines sur le deuil, et quand c’est le cas, c’est immédiatement après le décès, comme par exemple dans le premier épisode d’Emoyeni), mais il est joli, à sa manière. Bien que certains aspects des traditions suivies par les Senkulo soient plus contestables (comme la nature du chokolo, qui de toute évidence ne ravit pas la veuve quand elle comprend enfin ce qui l’attend), je dois reconnaître qu’il est séduisant qu’un rite existe pour passer à la suite. Ne pas rester dans la douleur, quand bien même le temps commence à l’estomper. Faire acte de la tristesse ressentie, et vécue pleinement pendant un an (d’autant que les obligations pensant sur une veuve semblent très austères), et puis, en famille, accueillir une embellie. Être reconnaissante des honneurs faits au mort tant aimé, et puis aller de l’avant. Hors April (qui passe toute la fête à tripoter son portable avec un air morne, probablement en partie parce qu’elle en veut à sa famille pour soutenir Banji) et le cousin Kelvin (qui est reçu froidement lorsqu’il pénètre dans le salon, et semble d’ailleurs désapprouver la cérémonie), toutes les membres de cette famille semblent se saisir de cette occasion pour faire le ménage dans leur cœur, plutôt que de laisser la tristesse les envelopper pour longtemps. Je me suis demandé ce à quoi cela peut ressembler, de vivre dans une culture où une fois le deuil fait, tout le monde va de l’avant.
Peut-être que si j’avais grandi dans une autre culture, je vivrais le deuil plus facilement. Le mariage, c’est moins sûr.
Oh, c’était intéressant de lire cet article ! J’aime beaucoup les fictions sur le deuil, et c’est vrai que, autant il y a des « perspectives culturelles » (pas sûre que le terme ait du sens, j’espère que tu me saisis…) que j’ai beaucoup vues, autant j’ignorais tout des rituels dont tu parles dans cet article. Certains sont familiers (le fait que la veuve doive attendre une longue période pour reprendre sa vie) et d’autres (le chokolo lui-même) le sont moins. Du coup je vais aller jeter un oeil à l’épisode 1, d’autant qu’il est sur youtube et dure moins de cinq minutes… avec un peu de chance, ça va me réveiller !
Non désolée, c’est juste un extrait de l’épisode, pas la totalité. Beaucoup de chaînes africaines (entre autres) font ça, c’est désolant.
C’est ce dont je me suis rendu compte, oui :’)
Mais ça m’a quand même réveillée ! Donc c’est déjà ça…