Headlines to die for

22 octobre 2023 à 22:12

Dans la presse écrite, c’est la crise. Désormais un journal traditionnel comme le Kilraven Chronicle, distribué exclusivement au format papier et ne traitant que de l’actualité locale d’une petite ville d’à peine 5000 habitants, ne peut plus employer toute une salle de rédaction. Hughie Burns, le rédacteur en chef, annonce donc aux journalistes du Kilraven Chronicle que désormais, au lieu d’être salariées, elles seront payées à l’article publié.

Trigger warning : tentative de suicide.

Cela inclut Elvira Clancy, une jeune vingtenaire qui n’a commencé à travailler là que 6 mois plus tôt, et qui est en charge de la rubrique des avis de décès. Si désormais elle n’est payée que lorsque quelqu’un meurt, que va-t-il advenir d’elle ? Ma foi, Obituary a une petite idée.

Elvira Clancy ne pourrait porter un nom plus approprié ; la jeune femme, qui est née et a toujours vécu dans la petite ville de Kilraven, est en effet obsédée par la mort, et en particulier la mort d’autrui. Peut-être que cela a commencé lorsque sa mère est morte sur la table d’accouchement, peut-être que ce sont des excuses qu’elle se trouve pour justifier sa fascination… En tout cas, c’est l’une des deux seules choses qui donnent un sens à son existence : la mort et l’écriture. Alors rien d’étonnant à ce qu’Elvira estime avoir décroché le métier de ses rêves en rejoignant la gazette de son patelin pour écrire des avis de décès !
…Un rêve qui s’avère, comme souvent, moins enchanteur qu’espéré. Pendant ses premiers mois, Elvira a découvert que son style littéraire ne satisfaisait pas Hughie, ce qui l’a obligée à retravailler d’arrache-pied ses portraits de personnes décédées. Et maintenant, non seulement leur qualité est en jeu, mais leur quantité aussi ? Sans le savoir, Hughie lui donne ce jour-là, dans son bureau, une idée effrayante sur le ton de la plaisanterie :
– Comment je vais vivre ?!
– Je sais pas, peut-être que tu devrais tuer des gens.
Précisément.

C’est donc ce que commence à faire Elvira. Pas franchement à reculons : non seulement chaque personne morte lui permet de publier un article, et donc se faire payer, mais en plus, cela lui permet de s’adonner à ses désirs les plus secrets. Sans compter que cela lui donne l’occasion d’améliorer son art (…je parle de sa plume). Pister une proie, déterminer si elle mérite de mourir, décider de comment procéder, tout cela lui apporte une capacité à écrire des profils plus précis, plus fouillés, plus élégants.
Et puis, soyons honnêtes, ce n’est pas comme si l’idée la révulsait. En fait, par le biais de flashbacks, Elvira nous révèle bientôt que depuis ses 10 ans, lorsqu’elle a tué un cerf pendant que son père Ward lui apprenait à se servir d’un fusil, elle a su qu’elle ne connaîtrait jamais plus grande jouissance que de donner la mort. Bien-sûr, tuer quelqu’un n’est jamais aussi simple que tirer sur une cible au fusil. Tuer les personnes demande de l’intelligence, de l’observation, de la planification… Elvira doit rapidement apprendre à jongler avec tout cela si elle ne veut pas être découverte.
Obituary commence comme une dramédie morbide, un peu folle. Cela ne va pas durer.

Il y a une dimension morale dans les meurtres d’Elvira ; comme Dexter Morgan, la jeune femme s’est convaincue qu’elle ne tuerait que des « mauvaises personnes », des gens qui, pense-t-elle, méritent la mort.
Elle observe les faits et gestes de ses cibles pour confirmer (et parfois, à regret, infirmer) qu’effectivement ses victimes ne méritent pas de vivre, et valent bien les 200 euros que lui rapportent un avis de décès publié. Et qui mérite vraiment de vivre, à Kilraven ? La plupart des gens n’ont même pas envie d’y vivre ! Kilraven est un petit patelin paumé, coincé entre la mer et la campagne, où il ne se passe jamais rien et où l’on se retrouve à passer une vie entière bloquée là. A 25 ans, Elvira aussi se sent limitée par ce que Kilraven représente (pas autant que sa meilleure amie Mal, mais pas loin derrière), et il n’est pas très étonnant qu’elle méprise autant les personnes insignifiantes d’une ville insignifiante… et trouve leurs vies insignifiantes. Tout son dédain pour leurs pathétiques existences s’illustre dans cette phrase saisissante : « Kilraven est comme une foire en hiver. Ses habitantes sont convaincues que si seulement le soleil rayonnait, si son usine rouvrait, si les étrangères partaient, leur vie serait belle à nouveau ». Oui, Elvira a une jolie plume. Et aucune empathie.
La série va un peu lui forcer la main. Tout en suivant ses premiers pas de tueuse, Obituary garde à l’esprit que son héroïne n’est pas parfaite. C’est une femme encore jeune, qui n’a pas encore appris toutes les leçons de la vie, souvent aveuglée par sa propre intelligence, et incapable de nuance (…en même temps si elle était capable de nuance, elle trouverait un second job au lieu de tuer des gens !). A de nombreuses reprises, Elvira va découvrir que la ville déborde de personnes complexes, et que Kilraven est une vaste toile de relations alambiquées ; même si elle ne le perçoit pas toujours ou pas de prime abord, le patelin qu’elle déteste est en fait bouillonnant d’une humanité nuancée, où tout le monde a une histoire à raconter. Ce qui est bon pour sa plume, moins pour ses meurtres.

En parallèle de cet étrange parcours initiatique, Obituary nous prépare aussi une intrigue en fil rouge que je n’avais vraiment pas imaginé prendre autant d’importance au début.
Cinq ans plus tôt, Maria Riedle, une immigrée allemande, est décédée la veille de son retour en Allemagne. Son sac, qui contenait son passeport et son billet d’avion, n’a jamais été retrouvé, non plus que la carabine qui lui a troué le ventre. L’enquête a piétiné pendant un long moment, et se trouve désormais au point mort… mais au moins deux personnes se sont prises de passion pour sa résolution. La première est Hughie Burns, le rédacteur en chef du journal, qui veut absolument découvrir ce qui est arrivé à Maria, à un degré obsessif qui ne saurait être autre que personnel. La seconde est Emerson Stafford, un séduisant journaliste dont les dents rayent le parquet, qui vient d’arriver à Kilraven et a bien l’intention de publier un best-seller sur l’affaire, qui devrait le rendre riche. Dans l’intervalle, il travaille… à la rubrique criminelle du Kilraven Chronicle. S’il devait y avoir un meurtre en ville, il serait donc le premier à enquêter.
C’est un peu gênant parce que, ma foi, Elvira a immédiatement le béguin pour lui. Pire encore, Mal commence à fréquenter Emerson, ce qui ne fait qu’ajouter à la complexité de la chose.

En six épisodes, Obituary est pleine de surprises. Elle parvient à mêler toutes sortes de sujets, de tons, de fils conducteurs.
On peut aussi bien y suivre les pulsions meurtrières d’Elvira, observer l’évolution de ses velléités artistiques, qu’assister à son désespoir à voir son père Ward sombrer dans l’alcool (un phénomène relativement récent, semble-t-il). Ou alors on s’interroge sur l’identité de la personne qui a tué Maria Riedle, un crime qui n’a toujours pas été résolu mais qui reste sensible dans les esprits de cette petite ville où, d’ordinaire, l’on ne tue pas. Ou bien on y suit la vie d’inconnues, qui progressivement se révèlent à Elvira dans toutes leurs contradictions si humaines ; un patchwork étonnant de visages, qui pouvaient sembler anodin au début et deviennent importants à nouveau quelques épisodes plus tard, se révèle au fil des épisodes. Ou encore on y découvre la relation complexe qui unit Elvira et Mal, les deux jeunes femmes n’ayant strictement rien en commun si ce n’est que toutes les deux sont orphelines de mère depuis l’enfance ; leurs différences semblent plus que jamais évidentes, maintenant qu’Emerson est arrivé dans leur vie.
Tout cela avec un discours complexe sur la vie dans une ville sans issue, la santé mentale, le deuil…

Quelle série étonnante ! Petite par la durée (sauf si elle trouve une deuxième saison, ce qui n’est pas encore à écarter surtout vu la conclusion de la première), mais grande par l’ambition.
Obituary fait preuve d’une finesse rare dans ses dynamiques et ses portraits, ne se régale jamais complètement de ce qui allume une flamme dans les yeux de son héroïne, n’hésite pas à questionner ses certitudes. Elle fait preuve à la fois de sévérité et de tendresse dans chaque aspect de son approche. Ce qui au départ me laissait penser que j’allais regarder un équivalent irlandais de la dramédie indienne Hasmukh, a rapidement développé une âme insoupçonnée ; de dramédie macabre, Obituary est devenue un drama sophistiqué.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas été aussi enchantée par une série à base de meurtres. Qui a dit que la presse écrite était à l’agonie ?

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