En 1991, mes ex-parents m’ont emmenée à Mogador pour voir Les Misérables. La comédie musicale faisait son retour sur la scène parisienne, et il avait été entendu que comme j’aimais le théâtre et les comédies musicales (toutes deux considérées dans ma famille comme des formes « nobles » de divertissement… surtout quand elles étaient l’adaptation d’un œuvre littéraire comme ici !), on ferait l’effort d’acheter des places pour le spectacle et de sortir toutes les trois, ce qui n’arrivait vraiment, vraiment pas souvent. Nous voilà donc sur nos fauteuils et je suis en-chan-tée ; comme souvent, mes meilleurs souvenirs de moments passés avec mes parents sont ceux dans lesquelles elles jouent juste le rôle de facilitatrices, mais où j’interagis peu avec elles.
Peu, et non « pas du tout ». Car est venu le moment de la mort de Fantine, lorsque Valjean lui promet pour qu’elle parte l’esprit tranquille qu’il prendra soin de Cosette dorénavant ; je devais froncer les sourcils ou quelque chose, parce que mon ex-père se penche vers mon épaule et me murmure : « Il va s’occuper de Cosette parce que c’est son vrai père ». Je me remémore avec une étrange clarté ma sensation d’illumination : ah, ok, je suppose que la scène a du sens comme ça.
…Sauf que Valjean n’est pas le « vrai » père de Cosette, bien-sûr. Ni dans la comédie musicale (qui ne fait qu’une allusion brève et vague au personnage), ni dans le roman d’origine (où le père biologique porte le nom de Félix Tholomyès, si vous êtes curieuse). Mon père n’ayant jamais lu le roman, ni, évidemment, vu la comédie musicale avant de venir à mes côtés, et ayant, dans l’ensemble, une culture extrêmement limitée (d’où l’obsession pour la consommation de médias « noble »), il n’avait tout simplement pas plus la même culture générale que la gamine de 9 ans assise à ses côtés. Alors il avait interprété quelque chose qui faisait sens pour lui, et qui permettait de continuer de suivre l’histoire sans obstacle de compréhension. C’est juste que ça le faisait complètement passer à côté de ce qui se jouait, dramatiquement, pour Valjean le forçat dans cette scène… mais ça, je ne l’ai réalisé que des années plus tard.
Je repense souvent à cet épisode, pour diverses raisons ; l’une d’entre elles, c’est que très souvent, regarder des séries de la planète entière, ça a l’air formidable sur le papier, mais ça oblige parfois à des interprétations qui peuvent être en fait contreproductives. La culture générale, comme on dit, n’est jamais totale ; il en manque toujours des bouts, en particulier lorsqu’on a affaire à une série provenant d’un pays dont l’accès aux codes culturels, historiques, religieux et/ou politiques sont peu naturels.
Cela s’applique particulièrement à la review du jour, qui porte sur le premier épisode de la série pakistanaise Jhok Sarkar. Si j’ai un peu tâté de la télévision pakistanaise au fil des années (en partie grâce à la présence de quelques chaînes sur Youtube), il reste quand même très difficile d’avoir le même aisance avec elle que, disons, la fiction étasunienne, pour caricaturer.
Et ça peut freiner la compréhension de ce que l’on regarde. Alors parlons-en.
La série a pour sujet un jeune officier de police, qui est affecté à diriger un commissariat de district à Jhok Siyal, un village du désert du Punjab pakistanais. Jusque là, c’était un propriétaire terrien du nom de Peeral qui y faisait la loi. Et du coup, la loi, bah, yen avait pas ! Surtout avec des flics locaux complètement corrompus et serviles… Peeral est donc un petit despote local, dont les hommes de main sont armés jusqu’aux dents et guidés par son fils, Meerab, qui a tous les attributs de l’odieux personnage. Les personnes les plus vulnérables de la région sont considérées par lui comme, pour reprendre leurs propres mots, des « esclaves », et c’est ce qui conduit dans ce premier épisode une jeune femme du nom de Noori et son petit ami secret Shaukat à s’échapper en pleine nuit.
Lorsque Peeral apprend cela, il organise une littérale chasse à l’homme et à la femme, mitraillettes à l’appui ; je vous rassure, il précise quand même à ses subordonnés qu’il les veut vivantes (…parce qu’il y a besoin de le préciser ?!). Une battue lancée moins pour laver l’honneur « perdu » du père de Noori, qui est parfaitement insignifiant, que pour récupérer deux jeunes personnes dont Peeral considère qu’elles lui appartiennent, mais bon, ça tombe bien que le code de l’honneur traditionnel incite aussi à la colère parmi les clampins du village. Il promet même une récompense à qui les ramènera !
En tant que spectatrice européenne, rien ne m’avait vraiment préparée à la première moitié de l’épisode inaugural de Jhok Sarkar, dans lequel absolument tout le monde (à part la meilleure amie de Noori… dont évidemment la parole n’a aucun poids parce que c’est une jeune femme pauvre) est d’accord pour prendre les armes. Et agit dans la perspective de punir le couple quand on aura mis la main dessus.
Dans ce premier épisode, l’officier Arsalan n’a pas encore été affecté à Jhok Siyal. Il vient d’achever sa formation dans la police en tant qu’ASP (pour « Additional Superintendent of Police », un grade relativement bas dans l’échelle de la police pakistanaise semble-t-il), certes en tête de sa promotion, mais il est tout frais quand même. Ses scènes dans le premier épisode se focalisent, chose intéressante, non pas sur ses qualifications, ses états de service naissants, ou quoi que ce soit de professionnel, mais sur sa vie personnelle. Il n’y a, en fait, pas vraiment d’intrigue pour lui dans cet épisode d’exposition.
On apprend seulement, au fil des scènes, qu’il est l’unique fils d’une famille de trois enfants dont le père a pris sa retraite, et que tout la maisonnée est très fière qu’Arsalan soit devenu flic surtout avec d’aussi bons résultats. Vers la fin de l’épisode, il s’avère également qu’Arsalan a une petite amie, et celle-ci l’invite à prochainement rencontrer son riche père, ce qui semble suggérer un mariage prochain. La vie d’Arsalan a l’air plutôt sympa en ce moment… et c’est par ce biais, et exclusivement ce biais, qu’on découvre le protagoniste. Il n’a strictement aucune scène hors de ce faisceau.
Toutefois, à travers ses interactions avec les femmes de sa famille, dont ses deux jeunes sœurs qu’il asticote mais couvre de cadeaux, ou les plaisanteries échangées avec sa petite amie, on découvre aussi, indirectement, un attitude très différente vis-à-vis des femmes de celle à laquelle on assiste en parallèle à Jhok Siyal. En gros, ce qu’implicitement la série accomplit ici pour son personnage central, c’est une introduction à ses valeurs.
Alors, voilà le problème : devant une série reposant moins sur des codes narratifs classiques, et plus sur des constructions morales, le voyage téléphagique est plus difficile que la moyenne.
On pourrait très bien se dire, en découvrant Jhok Sarkar, qu’on est devant une intrigue qui repose pour tout ou partie sur la question des crimes d’honneur. Que l’ASP Arsalan va venir mettre dans l’ordre dans la vie de Noori et Shaukat, et qu’à terme, l’enjeu, il est là : dans le fait que l’honneur de cette femme ne devrait pas être remis en question parce qu’elle a choisi d’épouser l’homme qu’elle aime. Il serait assez raisonnable d’interpréter ça comme quelque chose qui ferait sens pour nous, et qui permettrait de continuer de suivre l’histoire sans obstacle de compréhension.
Sauf que ce n’est pas le cas ici. Ce qui manque, c’est du contexte. Or, le contexte, ça ne se tire pas d’un chapeau. Que faire ?
Je ne suis vraiment, vraiment pas la personne la mieux placée pour parler d’usages ou de culture pakistanaises, de tout évidence. Par contre, il y a quelque chose dont je sais parler : l’histoire télévisuelle.
En 1973, la télévision publique pakistanaise lance une série basée sur un roman de l’auteur Shabbir Shah. A l’époque, PTV est encore jeune (ses premières émissions datent de 1964), et transmet en noir et blanc ; mais cela n’empêche pas cette série de devenir l’une des plus emblématiques de l’histoire de la télévision pakistanaise. Son sujet ? Elle se déroule dans le Punjab rural, au cœur d’un petit village pauvre, et explore les complexités découlant du féodalisme moderne au Pakistan. Comme l’œuvre littéraire qui l’avait précédée, la série s’intitule Jhok Siyal.
Une fois qu’on a cette information (et qu’on se renseigne un peu sur la portée de cette problématique dans le Pakistan moderne), on perçoit mieux certaines choses de cet épisode introductif de Jhok Sarkar. Et, de toute évidence, on comprend aussi la référence dans le nom du village !
Ainsi, le père de Noori doit d’immenses dettes à Peeral ; ce sont en fait ces ramifications qui ont de l’importance. Si Noori s’est enfuie, c’est parce qu’il a refusé sa main à Shaukat, trop pauvre pour rembourser ces fameuses dettes ; il a besoin de… bon, la série ne parle pas de « vente » mais le sous-texte est là. Dans les faits, il a besoin que Noori épouse quelqu’un qui puisse éponger ses dettes. C’est bien pour ça qu’il se présente, contrit, à Peeral, pour signaler que sa fille s’est enfuie : il vient de perdre de l’argent qui n’était même pas à lui.
Peeral a immédiatement perçu, de son côté, que l’évasion de Noori est d’une part, une menace à son autorité, et plus directement d’autre part, à ses perspectives d’être remboursé. Il n’en a rien à foutre, du père, et quant à l’honneur de celui-ci, bon, vu comment il lui parle… De ce point de vue, traiter la jeune femme comme une possession n’est pas tellement déconnant : elle constitue, à bien des égards, une possession directe comme indirecte pour lui.
Il y a une scène pendant laquelle, brièvement, Noori essaye d’expliquer cela à Shaukat. A quel point son sort est lié aux dettes de son père, et ce, depuis sa naissance : un homme qui n’a pas d’argent… a des filles à marier. Elle appartient à son père, et donc à la personne à laquelle son père doit de l’argent.
Aussi Jhok Sarkar n’est-elle pas tant une série sur le droit d’une femme à choisir son époux, que le droit d’une personne pauvre à exister hors du bon vouloir des personnes riches. C’est… eh bien, une série sur le féodalisme moderne au Pakistan.
Quand on regarde l’épisode à travers ce prisme, on comprend que cette histoire d’honneur est plus une fable qu’on raconte aux villageois pour leur faire prendre les armes, qu’une véritable valeur à laquelle tout le monde croit. Qu’il y a une influence culturelle qui se joue, en plus d’une influence financière (la fameuse récompense en monnaie sonnante et trébuchante promise à quiconque met la main sur les deux amoureuses), et qu’en fait la première découle de la première. Qu’il y a toutes sortes de mécanismes par lesquels la toute-puissance de Peeral ne saurait être contestée, et quand bien même on le voudrait qu’on ne le pourrait pas ! Certainement pas avec une police qui répond aux ordres du suzerain local. Par conséquent, on perçoit mieux le rôle plus vaste que s’apprête à jouer ASP Arsalan dans cette situation.
Sûrement qu’on ne perçoit, même avec ces éléments de contexte, pas toutes les nuances. Mais suffisamment pour sortir des stéréotypes et interprétations de surface, en tout cas. On ne répare pas les fossés culturels sur la base de seulement deux séries… mais enfin, ça permet au moins de ne pas passer à côté de ce qui se joue dramatiquement. Pour aujourd’hui, c’est déjà bien.
Je viens de me réveiller, donc je n’ai pas grand-chose à raconter, surtout que j’ai encore moins d’expérience de la télé pakistanaise que toi, mais je voulais laisser un commentaire pour te remercier de l’article et lde ‘éducation sur l’histoire télévisuelle au Pakistan. Et aussi je savais pas que la comédie musicale des Misérables (si c’est bien celle de Broadway ?) avait été traduite en français, donc j’apprends plein de choses u.u
Alors, fun fact additionnel, en fait la comédie musicale a été créée en français !
😮 Je ne savais pas ! J’apprends plein de choses !
Haha, heureuse de parler de comédies musicales ! Ce qui ne m’arrive plus très souvent.