Lauro Valente est un auteur de telenovelas brésiliennes très en vue, qui s’est au fil des années essayé à la réalisation et même à la production. Le lancement de sa nouvelle série, Rebote do Destino (« le rebond du destin »), est accueilli avec intérêt par la profession, tant le succès en est quasiment assuré. Ce soir-là, la série a droit à une avant-première devant tout le gratin de l’audiovisuel brésilien, venu assister à la fois à une projection du premier épisode, et à un discours du Maître.
…Sauf que Rebote do Destino n’est pas une série de Lauro Valente. Pendant des mois, elle a été pitchée, écrite, réécrite, et même castée par sa protégée, la jeune scénariste Isabel Padilha. Tout dans la série vient d’elle, à part, eh bien, le crédit. Le fameux mentor qu’elle admirait tant lui a volé son travail, opéré quelques modifications superficielles, et vendu le projet sous son nom. Elle n’a aujourd’hui plus que ses yeux pour pleurer.
Le soir de l’avant-première, Isabel est là, dans la salle, la rage au ventre. Malgré les avertissements de son ami Denis, un acteur de la série, elle est bien décidée à…
…Eh bien, euh, elle décidera sur le moment, on verra. Mais elle va le faire, ça c’est sûr ! Lauro ne l’emportera pas au Paradis.
Le premier épisode de la série brésilienne Novela a un objectif plus complexe qu’on ne pourrait le penser. Certes, il s’agit de présenter Isabel et Lauro, et la dynamique qui les unit (ou plutôt les désunit). Cependant sa mission est aussi d’introduire un certain nombre d’éléments qui auront leur importance bien plus tard. Et ces choses-là ont en commun de concerner… Rebote do Destino.
La telenovela fictive est en effet d’une importance capitale. Non seulement elle représente la motivation principale des deux protagonistes centrales, mais elle constitue aussi le terrain sur lequel la bataille entre Isabel et Lauro va se dérouler. C’est que, au risque de vous spoiler (en même temps le matériel promotionnel s’en était déjà plutôt bien chargé), à la fin de l’épisode, Isabel se retrouve happée dans Rebote do Destino ! La voilà soudainement dans les décors colorés de la série, dans la peau d’une des protagonistes, supplantant au passage une actrice de la distribution.
Il va donc lui falloir naviguer les intrigues qu’elle a elle-même créées (mais qui ont été modifiées par Lauro au moment du tournage) dans les épisodes suivants.
Il faut dire qu’elle n’a pas vraiment le choix, surtout qu’elle est évidemment arrivée là par accident, et que pour le moment il n’est pas évident qu’il existe un moyen de sortir de la telenovela. Cela dit, c’est un bon moyen parfait de se venger : en influant directement sur les intrigues, Isabel a enfin le pouvoir de créer !
Car en effet, le premier épisode de Novela s’achève en nous délivrant les codes de cet étrange phénomène : Isabel peut prendre des décisions de façon autonome à l’intérieur de la série. Et, du coup, elle a la possibilité d’influencer les autres protagonistes, qui évidemment n’ont pas conscience d’être fictives. Elle peut aussi (bien que pour le moment ce soit involontaire) influencer le ton de la série, et donc la réaction du public…
Par conséquent, Novela s’avère être une proposition plus raffinée que prévu. Se refusant à être une simple parodie du genre (comme Pôr do Sol, par exemple), elle aspire plutôt à être une série sur les coulisses de la télévision de daytime : ses mécanismes industriels, sa création, sa réception… Tant mieux, ça ne lui donne que plus d’épaisseur : la parodie, en série, ça peut vite devenir répétitif.
Plus incroyable encore, c’est une série qui exige de ses spectatrices une attention double : à la fois à ce qui se passe, maintenant qu’Isabel est dans la série, et ce qui devrait se passer Le premier épisode a en effet pris le soin de semer des indices sur ce que la série, si elle avait été diffusée telle que Laura l’a tournée, aurait dû être. A la fois à l’échelle de la série… et au-delà.
D’autant qu’à l’origine, quand elle l’a conçue, Isabel voyait Rebote do Destino comme une œuvre télévisuelle révolutionnaire, cassant les codes du genre et renversant les attentes du public. Elle a imaginé un univers étonnant, et je vous assure que rien ne vous a préparé pour les scènes dans la série ; au passage, le production design est absolument dément, je suis fan. De son côté, Lauro est devenu un auteur complaisant, et son vol prouve qu’il n’a aussi aucune sorte d’éthique. Absorbé dans son ego, il est passé en quelques décennies de scénariste audacieux… à producteur plus attentif à son succès qu’à son art. La mise en place de Novela prépare à un affrontement de deux styles radicalement opposés, et par la même occasion, à une réflexion sur le medium tout entier. Qui, au juste, doit être satisfaite par ce qu’il se passe dans une telenovela ? Le genre, souvent mésestimé (c’est historiquement vrai de tous les genres similaires), est pourtant fort de ses richesses. La telenovela est un genre qui a 70 ans et bat toujours des records d’audience, après tout… mais pour combien de temps encore, si les séries n’innovent plus ?
La lutte pour l’avenir de la telenovela a donc commencé. C’est une promesse intéressante, reste à savoir comment Novela va la tenir, d’autant que contrairement aux séries dont elle parle, sa première saison ne dure que 8 épisodes sur Amazon Prime Video. Quelques autres points restent également à préciser pour elle, après ce premier épisode, qui n’avaient pas le temps d’être explorés très en profondeur dans cet épisode d’exposition déjà dense. Par exemple : Lauro a quand même modifié des ingrédients de la série (et il l’a quand même tournée, ce qui n’est pas rien)… aura-t-on une interrogation sur ce que cet apport peut avoir de bénéfique ? Après tout, il a une expérience qui manque à Isabel, même si elle voit ces modifications comme un sacrilège. Elle reste une novice… Outre sa vengeance, va-t-elle apprendre quelque chose de son côté ? Pour l’instant, Novela n’a pas le temps de le suggérer. Après, je vous accorde que l’épisode ne dure qu’une demi-heure, on ne peut pas tout lui demander d’un coup. Pour l’essentiel, ce premier épisode reste une bonne surprise.
Le problème évidemment, c’est qu’avec un titre pareil, Novela a peu de chances d’être remarquée par les utilisatrices d’Amazon Prime Video n’ayant pas déjà des atomes crochus avec le genre dont elle porte le nom. Pourtant je soupçonne que quiconque se passionne pour la télévision puisse y trouver son compte. Si vous en avez l’opportunité, je vous en conjure, dépassez vos idées préconçues !