Ce qui était au départ des paroles en l’air, devient un besoin pressant. Celui de tout plaquer et de partir, n’importe où, peu importe. Celui d’ignorer les hommes et leurs injonctions. Celui de faire quelque chose pour soi, enfin.
…Toutefois, derrière les gestes symboliques et les décisions prises sur le coup de la frustration, qu’y a-t-il ? Quelle est la destination ? Pour être changée par un road trip, encore faut-il accepter de faire plus que de changer paysage. Et si le voyage est éphémère, encore faut-il employer ce temps au loin pour préparer un après. Pour ne plus faire de la figuration dans sa propre vie.
Sans prévenir personne, trois générations de femmes prennent la route. Elles s’apprêtent à vivre le plus incroyable road trip de leur vie. Et si vous les laissez vous embarquer avec elles, les héroïnes de Sweet Kaaram Coffee pourraient bien vous changer un peu aussi.
Amazon Prime a lancé début juillet ce qui est rapidement devenu ma série indienne préférée en 2023, et je me fiche totalement qu’il reste environ une moitié d’année encore. En fait, Sweet Kaaram Coffee va très probablement compter parmi mes séries préférées cette année, toutes nationalités confondues, tant ce voyage émouvant a brillé par sa douceur et sa délicatesse.
Notre périple trouve son point d’origine au sein d’un foyer dans lequel vivent trois générations.
Sundari est la matriarche, veuve de son mari depuis un an ; elle a emménagé dans la maison de son fils Rajaratnam à ce moment-là, mais quelque chose est cassé en elle. Elle passe son temps à se morfondre, ce qui n’est guère amélioré par la façon dont Rajaratnam la traite, la cantonnant à sa chambre sans rien à faire ni personne à voir. Kaveri est l’épouse de Rajaratnam, une femme dans la quarantaine qui n’a rien connu si ce n’est l’abnégation d’une vie domestique. Son existence tourne entièrement autour des autres : s’occuper de sa maison, de son mari, de ses deux enfants.
Bala et Niveditha (dite « Nivi ») ont bien grandi, cependant. Bala travaille et, même s’il vit encore avec les siens, il n’est plus vraiment présent au quotidien. Nivi, elle, est à un moment charnière : sa carrière de joueuse professionnelle de cricket semble très bien partie… mais d’un autre côté, si elle veut se marier avec son petit ami Karthik, il lui faudra probablement abandonner ce sport pour se vouer à une existence plus conventionnelle. Plus féminine. Plus acceptable pour les parents de Karthik.
La série commence le jour exact de l’anniversaire du décès du mari de Sundari. Une journée triste ou frustrante pour chacune des femmes de la maison, de diverses façons. Au moment du dîner, Rajaratnam et Bala ne semblent même pas les voir ; ne parlons même pas de percevoir la détresse des trois femmes. Elles n’existent pas dans leur propre foyer. Tentant de faire la conversation, Kaveri suggère que la famille prenne des vacances, mais se fait envoyer bouler, les hommes aimant se prétendre trop occupés. Plus par réflexe qu’autre chose, elle réplique que dans ce cas, seules les femmes pourraient partir en vacances. Taxée de ridicule (« vous ne vous en sortiriez jamais seules »), l’idée est également balayée par les hommes…
…mais elle fait son chemin. Dans les coins d’ombre de la maison, pendant les jours qui suivent, Sundari, Nivi, et même Kaveri à son corps défendant, se retrouvent à faire des messes basses et planifier leur échappée. Le plan paraissait fou, et maintenant il est en train de se concrétiser.
Finalement, au volant de la vieille voiture turquoise familiale, elles prennent la route alors que la maison est encore endormie.
Au moment de préparer leur voyage, elles ont convenu de cinq règles essentielles : d’abord, que personne d’autre qu’elles ne connaisse leur plan. Bon, ça a marché (même si Kaveri, trop angoissée à l’idée d’abandonner son foyer, a failli tout faire capoter à la dernière minute), les voilà parties maintenant. Ensuite, que Kaveri et Nivi laissent leur téléphone portable à la maison ! Un seul appel téléphonique sera autorisé chaque jour, forcément passé depuis un téléphone public. Les épisodes suivants révéleront que tout le monde n’a pas nécessairement suivi cette règle… Sur l’insistance de Kaveri, la troisième règle est que personne n’est responsable de personne : chacune doit prendre soin d’elle-même, et aucune n’est subalterne aux autres. On ne part pas en vacances pour répéter les dynamiques du quotidien, après tout. La quatrième règle est en apparence contradictoire : ne jamais abandonner ses camarades de route, quoi qu’il arrive ! Elles partent ensemble, ou elles ne partent pas. Et la cinquième règle… elles en décideront en chemin.
Armées par ce qu’elles pensent être un plan en béton armé, voilà donc la vieille dame, la femme mariée et la jeune femme sur la route. Elles n’ont pas vraiment de plan, si ce n’est de quitter leur ville de Chennai pour aller… disons, à Goa, peut-être. Probablement Goa. Peu importe, à vrai dire. Juste partir.
Comme tout le monde le sait, un vrai road trip ne se passe de toute façon jamais comme prévu.
La mise en place de Sweet Kaaram Coffee n’est pas seulement efficace en diable, elle établit aussi des choses très intéressantes sur ses protagonistes, et sur son ton. Aspirant à de la légèreté, la série superpose des dialogues enlevés, un sens du montage particulièrement aiguisé, et un soundtrack omniprésent, pour nous assurer de ses intentions : on veut nous voir sourire. Que l’aspect dramédique ne vous induise pas en erreur, toutefois : derrière le côté très grand public de sa réalisation, la série a une jolie âme, et une volonté de fer lorsqu’il s’agit de détailler les nuances de ses protagonistes.
Sundari, par exemple, a peut-être l’air éteinte lorsque nous la rencontrons, mais il s’avère très vite que c’est une femme pleine de vie, d’énergie et d’humour. Sur la route, inspirée par cette liberté nouvelle qu’elle a comme chapardée (osons le dire, elle est celle qui a le plus insisté pour partir), elle se révèle aussi très rapidement avoir un but précis, mais qu’elle ne va pas tout de suite révéler à ses compagnes de voyage. C’est que, Sundari n’est pas qu’une vieille femme, c’est une personne et elle a droit à son jardin secret… Nivi est tout juste sortie de l’adolescence, et parfois elle semble même ne l’avoir pas totalement quittée. Elle est têtue et râleuse, et il n’arrange rien qu’elle se soit lancée dans ce voyage après une dispute avec Karthik. Indépendante et ambitieuse, un peu garçon manqué malgré elle, Niveditha est aussi très chaleureuse et empathique, mais ce ne sont pas des qualités qu’elle dévoile facilement. Et puis, il y a Kaveri. Je vous avoue que je suis totalement tombée amoureuse d’elle ; c’est une femme magnifique mais dont la vie n’a eu de cesse de devenir plus petite. Son monde est minuscule et elle ne voit pas qu’elle y est grande. On pourrait même dire qu’elle n’en fait même pas partie, vu qu’elle fait toujours passer les membres de sa famille avant elle. Il aura fallu la convaincre de sa propre idée pour enfin la voir partir avec les deux autres… et même une fois dans la voiture, elle se sent coupable. Elle craint d’abandonner son mari et son fils. Il faudra à ses deux comparses pas mal d’énergie et de patience pour l’aider à comprendre que même partie en voyage hors de la maison, Kaveri y est encore enfermée. Sa remise en question est la plus douloureuse, mais la plus belle, aussi.
Pendant ce temps, Rajaratnam, Bala et Karthik, restés à Chennai, se confrontent à l’absence de celles qu’ils tenaient pour acquises. Et découvrent qui ils sont sans les femmes de leur vie.
Alors qu’initialement, leur plan devait juste faire traverser à nos trois voyageuses l’Inde d’Est en Ouest, le périple de Sweet Kaaram Coffee va finalement leur faire sillonner la quasi-intégralité du pays, faisant escale dans des petits patelins comme des grandes villes, et croisant la route des personnes qu’elles n’auraient jamais rencontré dans leurs circonstances habituelles.
Comme pour tout bon road trip qui se respecte, l’inattendu est donc aussi du voyage. Les épisodes sont donc émaillés de ces étranges interludes : une demi-journée à un festival de musique, deux jours dans un petit village de campagne, la visite de ruines de temples anciens, une performance de dhrupad… Il ne s’agit pas seulement de lieux, mais aussi de rencontres. Des musiciens, une femme au foyer, des touristes anglophones, des bikers, des chanteurs traditionnels : Sundari, Kaveri et Nivi ne passent pas ce voyage juste entre elles. C’est l’opportunité non seulement de découvrir des ailleurs, mais aussi de découvrir des autres et donc des autrement. D’entrevoir des possibles inimaginables (ou peut-être pas tant que ça), de se confronter à ce qui pourrait être, ou à ce qui ne pourrait absolument pas être mais ce n’est pas grave, l’essentiel c’est d’avoir l’esprit ouvert aux alternatives.
Dans le même temps que les trois héroïnes se confrontent à autrui, elles sont aussi confrontées à elles-mêmes. Le voyage de Sweet Kaaram Coffee est l’occasion pour Sundari, Kaveri et Nivi de réfléchir à leur existence, aux choix faits et ceux à faire, et à la personne aux côtés de laquelle vivre ces choix.
C’est que, voyez-vous, il apparaît rapidement que Sweet Kaaram Coffee ne s’intéresse pas aux absolus. Les flashbacks se multiplient, en particulier pour Sundari et Kaveri (remontant jusque dans les années 70 !), retraçant les intersections de leurs existences. Tous ces moments où les choses auraient pu être autres… Or, il ne s’agit pas de les regretter. Pas d’accuser. Juste d’expliquer qui elles sont, et éclairer leurs choix à venir. Car rien n’est fini. Il y a toujours des choix possibles.
Il n’existe pas qu’une seule façon d’exister.
Les plus fines lectrices parmi vous auront peut-être remarqué que plusieurs des thèmes de Sweet Kaaram Coffee évoquent ceux d’une autre série asiatique très chère à mon cœur : Dakara Kouya.
Il y a des différences, et elles ne sont pas anecdotiques (je peux, cependant, difficilement entrer dans les détails sans risquer le spoiler). Toutefois ce que ces séries ont en commun est incroyablement puissant. Toutes les deux parlent de rôles genrés et des choix, historiquement limités, des femmes dans deux sociétés très patriarcales.
Les conclusions tirées n’en sont pas très éloignées, et pourtant ne conduisent pas aux mêmes devenirs.
Avec Dakara Kouya, Sweet Kaaram Coffee partage aussi une affection sincère pour ses personnages les plus âgés, leur vécu, et leur participation à la société. Sundari est une protagoniste étonnante, qui semble éteinte dans sa toute première scène, jusqu’à ce qu’on découvre que mille choses s’agitent en elle. Elle est pleine d’humour, mais elle a aussi du chagrin. Bref, ce n’est pas une caricature de vieille dame. Une pièce d’elle lui manque et ce voyage, même si elle n’en dévoile pas le but, est clairement une façon pour elle, si ce n’est de combler le trou noir géant qui a englouti son cœur, au moins de faire la paix avec lui. Ou d’essayer. Mais elle est pleine d’espoir, aussi, et c’est tellement important de voir des personnages âgés avoir de l’espoir. Penser le futur après un certain âge, la fiction ne le montre quasiment jamais ! Sa complicité avec sa petite-fille Nivi est également touchante. Elles m’ont rappelé ma relation à ma propre grand’mère : soudain elles sont parfois comme deux adolescentes, ricanant ensemble ; à l’inverse Nivi peut parfois se reposer sur elle, sur le calme apparent de Sundari. Et puis parfois, elle use de son autorité générationnelle comme elle le peut.
D’une façon générale, quand elle parle de choix présents, passés et à venir, Sweet Kaaram Coffee n’a pas honte du temps révolu. Elle ne voit pas l’âge comme un fardeau, ni les expériences comme un bagage, et j’ai toujours de la tendresse pour les séries qui fonctionnent sur ce principe. C’est plus rare qu’on ne le croît.
Cela se ressent aussi avec Kaveri, une femme qui a la quarantaine, peut-être même qu’elle approche la cinquantaine. Elle a la sensation diffuse que ses choix sont derrière elle… et qu’ils n’en ont même pas vraiment été (le mariage avec Rajaratnam était arrangé). Pourtant, dans le même temps, une part d’elle est en paix avec le temps qui passe. C’est un personnage apaisé même dans la tourmente qui est la sienne (en particulier quand elle réfléchit à la nature de sa relation à son mari… ce regard qu’elle a, dans la voiture, réfléchissant aux tenants et aboutissants de ce qui vient de lui apparaître comme sa propre réalité…). La mini-intrigue autour du récital de dhrupad est probablement ce que j’ai aimé le plus pour Kaveri, cette révélation à propos de la musique qui transcende tout ce qu’elle pensait savoir sur elle-même, et qui en même temps se révèle avec un naturel épatant. Mon Dieu, quel personnage !
Cette capacité à offrir à ses protagonistes à la fois des surprises, et une rassurante confiance en soi qui émane de l’expérience de vie, constitue une grande partie de ce qui m’a fascinée dans Sweet Kaaram Coffee.
Sweet Kaaram Coffee est tout ce que j’aime en matière de télévision, un vrai human drama (ce n’est pas sale) où priment les émotions et l’intimité des protagonistes, plus que les tours et détours de l’intrigue. Les rebondissements ne sont pas absents de cette saison, mais ils sont, résolument, placés au second plan. L’essentiel, dans cette saison (qui d’ailleurs prépare le terrain pour un potentiel renouvellement), c’est de regarder en soi avec honnêteté et sérénité. Moins révolutionnaire qu’elle n’est bienveillante avec ses protagonistes, Sweet Kaaram Coffee semble croire que l’on peut à la fois changer et rester en accord avec soi-même.
Peut-être que c’est cela, le bonheur. Pendant quelques heures, ça y ressemblait bien, en tout cas.