Ce n’est pas tous les jours qu’une nouvelle série médicale démarre en Afrique du Sud. La meilleure preuve en est que pour la chaîne kykNET, la semaine dernière, c’était même la toute première fois que cela se produisait. Hartklop (« battements de cœur ») n’est cependant pas faite par n’importe qui : c’est la société Quizzical Pictures, (déjà derrière quelques unes des séries sud-africaines que j’ai le plus aimées dans ma carrière téléphagique, comme Intersexions) qui a produit la série.
Cela dit, si vous le voulez bien, revenons un moment sur le diffuseur. Pour vous situer kykNET, il s’agit d’une chaîne du groupe Multichoice (le même groupe qui fait tourner la plateforme panafricaine Showmax) s’adressant spécifiquement au public parlant l’afrikaans… et donc majoritairement un public blanc. Eh oui : rappelons en effet qu’en Afrique du Sud, en l’an de grâce 2023, la télévision est dans les faits encore marquée par une forte… ma foi, le terme approprié est forcément « ségrégation ». Celle-ci est la conséquence directe de questions linguistiques, mais découle aussi indirectement de plusieurs décennies d’Apartheid. L’afrikaans, historiquement, c’est la langue de la colonisation et de tout ce qui s’en suit. Alors, ok, tout n’est pas heureusement pas noir ou blanc, et bien des chaînes sud-africaines ont procédé depuis les années 90 à des tentatives de déségrégation linguistique de leurs grilles. Par exemple, beaucoup de fictions sud-africaines (en particulier à la télévision publique) sont désormais sous-titrées en anglais ; même si tout le monde ne le parle pas en Afrique du Sud, cela permet déjà d’améliorer l’accessibilité pour plusieurs communautés. Des productions multilingues sont également à noter, et ont tendance à se multiplier ces dernières années (on a eu internationalement accès à un exemple avec How to ruin Christmas sur Netflix) pour que tout le monde y trouve un petit peu son compte. Plusieurs diffuseurs ont au contraire essayé de commander des séries spécifiquement tournées dans des langues qui pendant longtemps n’avaient pas eu leur place à la télévision, comme l’isiZulu ou le Xhosa.
Reste que la division existe encore, malgré tout. Et elle est profondément ancrée, en grande partie parce que ce n’est pas qu’une affaire de télévision. Mais c’est aussi une affaire de télévision. Je sais que je ramène régulièrement cet exemple sur le tapis, mais je le trouve parlant : en Afrique du Sud, le principal magazine télé propose chaque semaine deux éditions, l’une en anglais et l’une en afrikaans, avec des couvertures et des sommaires différents (…le fun fact date de 2017 mais rien n’a changé depuis).
Et donc, dans tout ça, voilà qu’existe kykNET, l’un des derniers bastions de la télévision sud-africaine dans lesquels les spectatrices de langue afrikaans se sont retranchées, et, ce n’est pas un hasard, où l’on trouve par conséquent quelques unes des séries les plus blanches du pays. Certaines sont si peu intéressées par l’inclusion qu’on pourrait aisément les confondre avec des séries néerlandaises…
Du coup, je ne reviewe pas les séries de kykNET très souvent, même quand j’y ai accès (je les avais sciemment évitées pendant mon tour d’horizon de Showmax l’an dernier), un peu par principe. Mais bon, là, précisément, il se passe quelque chose d’intéressant. Alors, parlons donc du premier épisode de Hartklop.
La série se déroule au sein du Beyers Naudé Academic Hospital. Ce state hospital (fictif) de Johannesburg est réputé pour être un excellent établissement universitaire, quand bien même ses moyens financiers sont limités. A leur sortie de l’école de médecine, trois internes rejoignent, chacune dans un service différent, les effectifs de cet hôpital.
Les docteures Elani Breytenbach et Karima Salie ont fait leurs classes ensemble ; elles sont amies et s’entraident en dépit du fait qu’elles ont été affectées à des services différents (consultations pour la première, urgences pour la seconde). Le docteur Fezile Nodada, qui rejoint le service de chirurgie, est quant à lui originaire de la province la plus pauvre du pays ; il débarque sans rien connaître ni personne… ni, d’ailleurs, la langue. Fezile ne parle pas l’afrikaans, même si fort heureusement il en a une compréhension orale à peu près fonctionnelle ; qui plus est, la plupart de ses collègues comprennent l’anglais. Dans cet hôpital où l’afrikaans constitue la langue par défaut, cela constitue une barrière supplémentaire pour apprendre.
Le fait que Hartklop soit consciente de cela (c’est-à-dire que la langue dans laquelle la série est tournée s’inscrit dans quelque chose de plus large, qui mérite d’être exploré) est prometteur. Cela ne fait que souligner certaines dynamiques à l’œuvre en silence dans l’introduction de Fezile (sa condition sociale, le fait qu’il soit le seul personnage noir masculin de la série…) tout en mettant en place des conflits possibles. Car pour le moment, cette question linguistique se limite à quelques échanges, mais il y a fort à parier que cela ne s’arrêtera pas là. Je mettrais ma main à couper qu’à un moment ou à un autre, une patiente quelconque va débarquer à l’hôpital, ne parlant pas un traitre mot d’afrikaans. Ne serait-ce que par ce que ça doit nécessairement se produire dans la vie, non ? En tout cas, vous le voyez, la problématique linguistique et donc raciale de kykNET, est ici reconnue et explorée, posant des questions intéressantes à certains moments de l’épisode inaugural.
Toutefois, ce n’est pas le sujet central de la série. Par de nombreux autres aspects de son intrigue, Hartklop tape allègrement dans plusieurs tropes courants de la fiction médicale, pour les accommoder à sa sauce.
La question financière y est omniprésente. Le service de consultations que rejoint Elani, notamment, semble souffrir depuis des années de difficultés avec le système électrique, plongeant le service de consultations dans le noir régulièrement. Les coupures d’électricité sont courantes en Afrique du Sud (le phénomène de loadshedding est amplement documenté), mais un établissement hospitalier devrait en être protégé. Sauf qu’ici, le problème est l’infrastructure hospitalière elle-même…
L’hôpital semble également reposer en grande partie sur des médecins encore en formation. Par exemple, le Beyers Naudé n’emploie qu’un seul consultant en chirurgie capable de réaliser certaines opérations complexes… ce qui évidemment est un problème lorsque deux urgences se présentent simultanément. Dans ce premier épisode, ce cas de conscience va justement se poser, forçant l’apprentie chirurgienne Dr. Jolene Joubert à faire un choix difficile.
Et puis il y a, bien-sûr, les cas médicaux, la série ayant la bonne idée d’introduire plusieurs facettes de la vie hospitalière via les affectations de ses 3 internes. Par la même occasion, cela autorise Hartklop à présenter des patientes aux besoins très différents, certaines passant par différents services successifs d’ailleurs. Comme pour beaucoup de séries médicales, ces cas sont autant de fenêtres sur la société sud-africaine.
Hartklop n’a pas nécessairement inventé grand’chose… mais dans le domaine de la série hospitalière, je ne suis pas sûre que ce soit possible d’innover beaucoup. Bon, enfin, ce n’est pas impossible, mais admettez qu’après 712 millions d’épisodes de grandes séries médicales étasuniennes ET locales (genre Hillside, Jozi-H, Durban Gen ou Wounds), ça devient tendu. En fait, je ne suis même pas convaincue que ce soit souhaitable ! Les séries médicales sont avant tout des séries dramatiques basées sur l’émotion, rarement des fictions où le concept importe beaucoup. Il y a une raison pour laquelle, historiquement (et encore à ce jour), le soap opera se mêle bien de médical : on est bien souvent dans le même registre. C’est simplement qu’aux émotions soulevées traditionnellement par le soap, vient s’ajouter régulièrement de l’adrénaline.
Dans le contexte de la série dramatique, et souvent de la série médicale par extension, les concepts fumeux y sont pour ainsi dire contre-productifs, en fait, tant l’important est de se pencher sur l’intime, qu’il soit émotionnel… ou physique.
C’est là un moteur majeur des intrigues non-médicales de ce premier épisode de Hartklop, cette confrontation entre deux types d’intimités par le biais de l’univers professionnel.
En tant qu’internes gérant quelques uns de leurs premiers cas médicaux, Elani, Karima et Fezile sont confrontées aux corps d’autrui. Elani fait d’ailleurs bien savoir que certains actes la dégoûtent, ou qu’elle ne se sent pas à l’aise pour pratiquer certains examens sans la supervision de sa supérieure, la docteure Veronica Pietersen. L’intimité des patientes, c’est aussi poser des questions intrusives, ou… découvrir leurs actions hors de l’hôpital. Devenir médecin, c’est se préparer à cela également.
Dans un autre registre, le premier épisode de Hartklop pose aussi des questions sur l’intimité des professionnelles elle-même. On découvre que deux docteures entretiennent une relation secrète, par exemple. Mais surtout, les conditions de travail difficiles y sont établies, aussi bien de par la nature stressante de la médecine hospitalière, qu’à cause des spécificités de fonctionnement de l’hôpital public. Or, et c’est logique bien-sûr, ces conditions de travail ont des répercussions sur la vie privée des différentes professionnelles de la série. Qu’il s’agisse de passer plus de temps à l’hôpital qu’avec un époux (et donc de se retrouver à flirter avec un collègue pour tromper l’ennui ou la solitude), ou bien faire face au harcèlement sexuel d’un supérieur… Il y a un impact direct, tout ne peut pas toujours être cloisonné. Toute une intrigue concernant Dr. Pietersen insiste aussi sur le grand écart entre ses responsabilités à l’hôpital (où son expertise est appréciée), et le fait que son mari, dont l’entreprise a fermé à cause de COVID, soit actuellement homme au foyer. L’ego fragile de son époux oblige Pietersen à une humilité impérative à la sauvegarde de son couple, mais qui apparaît comme une conséquence profondément injuste de sa vie professionnelle.
Bref, il se dit dans Hartklop pas mal de choses intéressantes sur la ligne forcément floue entre le professionnel et l’intime dans le milieu médical, avec toutes les zones troubles que cela entraîne. Dans les interviews précédant le lancement de la série plus tôt cette semaine, sa créatrice Zoë Laband indique d’ailleurs que c’était là son souhait. Elle voulait juxtaposer l’importance de l’exercice quasi-héroïque de la médecine hospitalière publique avec les vies de personnes humaines, donc vulnérables et faillibles. C’est un joli angle d’approche, plus encore parce que Hartklop est sciemment écrite dans un monde qui a connu la crise COVID.
L’avantage supplémentaire de tout cela, c’est que Hartklop est le genre de série qui devrait ne pas avoir de difficulté à nous parvenir : parler du coût humain lorsque les dépenses de santé publique ne suivent pas, ça a tendance à résonner dans n’importe quel pays.
Plusieurs séries originales sud-africaines de kykNET ont d’ailleurs réussi à percer internationalement dans un passé récent ! Ce fût le cas du thriller Reyka par exemple, qui outre deux nominations aux Emmy Awards à l’automne dernier, a été diffusée dans plusieurs pays, dont la France (sur Polar+ il me semble). Ou bien de la mini-série anthologique 4 Mure (reviewée dans ces colonnes l’an passé), qui a été vue entre autres en Australie. Dans le fond, il n’est hélas pas illogique que ces séries de kykNET voyagent plus facilement que celles, mettons, de l’audiovisuel public SABC par exemple. On connaît la propension des chaînes, notamment en Europe mais pas seulement, à privilégier les séries auxquelles les spectatrices peuvent « s’identifier ». Le terme, en matière de télévision internationale et notamment africaine, est lourd de sens.
Parce que, encore une fois, les séries de kykNET, elles sont certes sud-africaines, mais d’abord et avant tout… elles sont blanches.