À chaque génération…

26 mai 2023 à 22:19

En tant qu’adulte, je ne rêve plus vraiment à des choses fantastiques ; les scénarios invraisemblables que j’imaginais ont été noyés, je suppose, dans le flot d’odieuses réalités. Toutes ces aventures incroyables qui me passaient par la tête, que je consignais dans des cahiers à m’en user les doigts, pour lesquelles je dessinais (très maladroitement) des illustrations, et dont j’énumérais dans d’interminables listes autant de caractéristiques que possible, comme pour les rendre plus réelles… elles ne l’ont, évidemment, jamais été.
Ne faisons-nous pas toutes plus ou moins ça, à un certain âge ? Quand nous quittons une enfance qui consomme l’art pour passer à une adolescence qui veut en créer, par ses propres moyens ? N’est-ce pas une façon de projeter nos espoirs autant que nos angoisses, sur des feuilles de papier Canson subtilisées dans la pochette d’arts plastiques pourtant réservée à l’école ? Je suis terrifiée à l’idée que vous me répondiez que, non, nous n’avons pas toutes fait ça…

Il fait sens qu’aujourd’hui, des séries comme Stranger Things, Paraíso, Paper Girls ou encore Der Greif voient le jour. Des séries qui se déroulent dans les années 80 à 90, avec de jeunes héroïnes qui y vivent d’incroyables péripéties tout en apprenant à se connaître et à comprendre le monde. Si ça a énormément de sens, c’est que leurs créatrices, nées à la fin des années 70 ou au début des années 80… eh bien, avaient précisément l’âge de ces protagonistes. Et l’âge de rêver de monstres, de magie, de superpouvoirs, de voyages dans le temps, et surtout d’un destin inédit. Il n’y a pas de hasards : aujourd’hui, ces créatrices ont aujourd’hui le pouvoir de créer les séries où ces histoires prennent forme. Et peut-être que si je travaillais dans cette industrie, moi aussi je voudrais créer les séries qui donnent corps à mes rêves éveillés de gamine, avec des monstres, de la magie, des superpouvoirs, des voyages dans le temps, et un destin inédit.
Certes, pour moi c’était plutôt des batailles dans l’espace, mais soyons réalistes, c’était le fantastique qui dominait l’imaginaire collectif de ma génération.

Et pourtant, Der Greif n’est pas très certaine que ce destin inédit soit si enviable. Ou disons que, deux décennies étant passées par là, le flot d’odieuses réalités a un peu modifié le regard qu’on pose sur certaines aventures incroyables. Qui deviennent, du coup, un peu plus croyables.

En 1994, Mark Zimmermann fête ses 16 ans. Tout ce qu’il veut comme cadeau, c’est que son grand-frère Thomas et sa mère soient assises à la même table pour son dîner d’anniversaire. Il faut dire que sa famille est fracturée depuis une dizaine d’années.
De 1984, il n’a que quelques souvenirs confus de son anniversaire. Le jour de ses 6 ans (ou plutôt dans la nuit), son père l’a tiré brutalement hors de sa chambre, a vidé son coffre-fort dans la précipitation, a mis les deux garçons dans la voiture et, en dépit des tentatives de son épouse pour l’arrêter, a pris la fuite, complètement paniqué. Mais Mark ne sait pas vraiment ce qui a bien pu provoquer cette fuite, ou plutôt, il est difficile de se fier à ses souvenirs tant ils semblent inconcevables : une étrange créature verte dans l’escalier, par exemple, ou… son père s’embrasant spontanément devant lui quelques minutes plus tard. Est-ce que ça s’est vraiment passé comme ça ? Ou, impressionnable et encore enfant, Mark a-t-il plaqué sur un traumatisme les histoires abracadabrantesques que son père lui racontait ? Après tout, cet homme au regard habité était pris d’hallucinations…
Quoi qu’il en soit, sa famille ne s’en est jamais remise. Pire, les divagations de son père ont été plus tard reprises par Thomas, que sa mère a envoyé en institution psychiatrique dans l’espoire de lui éviter le même destin. Pas étonnant que la famille se soit disloquée. Malgré tout, il poursuit son existence dans la petite ville de Krefelden, dans sa chambre sous les toits, de façon plutôt normale. Il va au lycée (où il a un petit commerce de cassettes audio…), il aide son frère au magasin de disques qu’il tient, et… bon, c’est à peu près tout. Mais c’est déjà pas mal. Et puis il y a cette nouvelle étudiante, Becky, qui avec un peu de chance lui prendra aussi un peu de son temps.

Der Greif pose, lentement, un univers adolescent plutôt classique, mais qui s’entremêle d’éléments plus inquiétants. La scène qui ouvre la série, présentée comme un cauchemar mais s’apparentant aussi à un souvenir (où est la limite, parfois…?), montre que le fantastique n’y va pas de soi.
En fait Der Greif emploie ici un trope qui n’est pas étranger à beaucoup de séries en son genre (je pense par exemple à la série britannique Crazyhead, certains épisodes de The Magicians ou Buffy, etc.) en montrant combien l’aspect fantastique ressemble, pour qui n’y croit pas, à des problèmes de santé mentale. S’agit-il d’hallucinations ? Le réflexe du pédopsychiatre qui suit Mark est de dire que oui. Toutefois, les choses ne sont pas toujours explicables par un pédopsychiatre… L’originalité essentielle de Der Greif, toutefois, est d’imbriquer ces mécanismes dans deux autres tropes : Mark est une forme d’élu, mais c’est le cas de tous les hommes de sa famille avant lui… ce qui signifie que ce n’est pas sa seule santé mentale qui est remise en question, mais celle de son frère et de son père avant lui. Bref, il y a une dimension générationnelle à ce questionnement de la folie, qui est d’ordinaire absent de séries similaires. Et absent, en fait, de beaucoup de séries sur la santé mentale aussi. Cet aspect est intéressant, et suffisamment appuyé pour ne pas sembler être un prétexte.

J’ignore où il conduit, mais dans l’intervalle, pas mal d’autres choses vont nous être montrées. Comme par exemple la découverte progressive qu’après avoir signé la Chronik, ce livre qui se transmet de génération en génération dans le secret, il commence à déverrouiller certaines aptitudes. Ou bien comme lorsqu’il a une (soi-disant) hallucination, dans laquelle Mark est transporté près du repère d’un monstre bipède terrifiant, dévorant des créatures vivantes (et potentiellement ça inclut des humaines…). Est-ce un autre monde ? Est-ce la fameuse Tour Noire dont son père lui parlait enfant ? Quoique peut-être est-ce le même monde que le nôtre, juste un plan différent de celui-ci… Mark n’a pas encore complètement compris ce que lui indique la Chronik.
Une chose est sûre : ce destin inédit, quand bien même il semble s’accompagner de quelques avantages, est particulièrement effrayant.

Non, vraiment, je vous avais pas menti, ça fout un peu les jetons. Je sais que je suis un peu sur les nerfs en ce moment, surtout que je regarde autre chose qui m’a un peu mise à vif (j’espère vous en reparler bientôt), mais Der Greif est assez glauque. Son univers emprunte plus à l’horreur qu’à la fantasy, et ça se sent. J’ai vu que la presse allemande évoquait des comparaisons avec Lord of the Rings ou la sus-mentionnée Stranger Things, mais pour moi, visuellement, on est plutôt dans le domaine d’El Laberinto del Fauno. C’est franchement pas la rigolade, et c’est peut-être encore plus angoissant parce que les effets spéciaux y sont limités à peut-être trois scènes grand maximum.
Bref, Der Greif est clairement une série sur ces aventures incroyables qui faisaient jadis galoper l’imagination, mais passées depuis par un cerveau adulte. Ce n’est pas pour moi dans les faits, mais dans l’esprit je respecte à fond la démarche.

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