Mon amour pour Viaplay n’en finit pas de se renouveler. La plateforme nordique possède un catalogue de séries impressionnant, et qui en plus s’améliore avec le temps ; c’est sûrement l’une des meilleures plateformes au monde de ce point de vue. La preuve par l’exemple avec sa nouveauté Arkitekten, lancée la semaine dernière ; la première saison ne compte que 4 épisodes de moins d’une vingtaine de minutes chacun, et pourtant c’est l’un des visionnages parmi les plus éprouvants que j’ai expérimentés ces dernières années.
Il faut dire qu’Arkitekten est une série de science-fiction qui, comme les pires dystopies, est terriblement moderne, dans laquelle la crise du logement a pris des proportions catastrophiques. Son héroïne, Julie, diplômée d’architecture, est parmi celles qui en font les frais. Ce qui ne manque pas d’ironie, vous en conviendrez !
De façon superficielle, la Norvège future d’Arkitekten est une société formidable : la ville a été débarrassée de la voiture, des drones promènent les chiens, et le centre d’Oslo n’est plus surpeuplé… sauf que tous ces aspects sont en fait le reflet d’une réalité grave. Les dettes étudiantes sont étouffantes, les emplois sont devenus rares et mal payés, les loyers sont astronomiques ; si Oslo est aussi calme, c’est que plus personne n’a les moyens d’y vivre, tout simplement. La crise du logement ne se voit simplement pas parce que des mesures drastiques ont été mises en place pour évincer les sans-domicile de la rue.
Julie en fait la terrible expérience quand, simple stagiaire dans le cabinet d’architecture où elle est employée depuis la fin de ses études, mais où elle ne fait que servir le café à longueur de journée, son loyer est encore une fois augmenté, devenant impossible à régler. Et, évidemment, pas de prêt possible à la banque, vu le montant de son prêt étudiant que de toute façon elle ne peut rembourser ; il ne faut pas non plus compter sur une embellie salariale au boulot, où sa patronne lui indique qu’aucun poste d’architecte à plein temps n’est ouvert pour le moment. Prise à la gorge, elle découvre que des « chambres » de fortune sont illégalement louées dans un parking désaffecté de la capitale : ce ne sont que quelques mètres carrés séparés des autres par un pauvre rideau, mais au moins c’est un endroit où dormir au chaud entre deux journées au cabinet. Dans le futur d’Arkitekten, la situation est grave et désespérée, tout comme l’est Julie ; dormir dans un parking au milieu d’inconnues qui à tout moment peuvent faire irruption dans sa « chambre » est le mieux qu’elle puisse espérer, alors elle décide de louer ce logement. C’est toujours mieux que la rue.
Par le plus grand des hasards, le jour de son anniversaire, Julie apprend que le cabinet qui l’emploie vient de recruter un architecte qui vient de faire la couverture d’un magazine spécialisé, Marcus. Cette étoile montante de la profession n’est autre que l’ex de Julie, à l’époque de l’école d’architecture ! Une double claque, donc.
Marcus est pourtant très insécure : il n’est pas si compétent que cela, et il a en plus de gros problèmes privés qui le préoccupent. Il est en effet marié à Nina, une jeune femme qui quelques mois plus tôt a été poignardée sur son lieu de travail, et qui a obtenu une indemnisation suite à ses blessures (ses deux collègues, également victimes, n’ont pas eu cette chance…), et depuis elle est obsédée par l’idée de tomber enceinte. Toutefois, grâce au pactole qu’elle a touché grâce à son assurance, Nina a réussi à financer l’achat de l’appartement où Marcus et elle viennent de s’installer à Oslo : dans des circonstances normales, ç’aurait été impensable de se payer un tel luxe. Le problème c’est qu’entre le traumatisme, son obsession pour la parentalité (elle se comporte comme si elle avait déjà un enfant…), et son matérialisme effréné, Nina est parfois un peu effrayante. D’ailleurs celle-ci a oublié de mentionner à son mari qu’elle a contracté pas mal de dettes ces derniers temps…
Les mondes très différents de Julie et de Marcus entrent donc en collision plusieurs années après leur séparation, mais leurs problèmes ont, au bout du compte, la même racine : l’escalade capitaliste a rendu leurs vies inutilement difficiles.
Alors forcément, quand la ville annonce un concours d’architecture avec une jolie somme à la clé pour quiconque parviendra à trouver la meilleure idée pour construire 1000 logements en centre-ville d’Oslo, on sent arriver les conflits.
Étrangement, pas tant que ça. Arkitekten a la bonne idée de ne pas chercher à transformer son intrigue en rivalité stérile, et continue de se focaliser, à la place, sur le sens de cette mise en compétition dans un univers où les personnes qui luttent pour survivre sont opposées les unes aux autres sans que le système ne s’améliore vraiment. Il est devenu normal à la fois de s’embourber dans les difficultés financières et dans le fait de chercher à améliorer sa condition individuelle, même de façon minime. Arrêtez-moi si ça vous évoque quelque chose.
Cet aspect de l’intrigue et du discours de la série est renforcé par un troisième personnage important, Kaja. Il s’agit d’une jeune femme qui occupe la place de parking à côté de celle de Julie ; au début un peu effrayante, elle va finir par sympathiser avec Julie, et lui dévoiler un peu de sa propre réalité. Kaja est mannequin dans une vitrine, un job fatigant et sans la moindre valeur qui est encore pire que ce que vous pensez. Mais la nuit, elle devient une activiste anti-architecture hostile, essayant de rendre Oslo vivable pour les personnes qui sont forcées d’y vivre, mais ne peuvent s’y payer un logement : les SDF.
Dans le parking, aux côtés de Kaja, Julie se surprend à faire des plans sur l’avenir, et réalise aussi le potentiel de ce parking où elles vivent… et décide de proposer à la ville, dans le cadre du concours, de transformer cet espace abandonné en logements légaux.
Si je suis réaliste, quatre épisodes d’une vingtaine de minutes, c’est tout ce que je pouvais digérer. Il m’a même fallu faire des pauses régulières, ce weekend, pendant les épisodes. Le résultat est un peu oppressant, et vu le sujet de la série, c’est un peu normal. C’est le but recherché.
Arkitekten est vendue par Viaplay comme une dramédie, mais on vous excusera si vous ne riez pas vraiment : quand les dystopies semblent aussi actuelles, c’est normal que ça coince un peu. C’est plus son aspect satirique qui lui vaut cette étiquette, qu’une tentative d’humour : la série, à travers Julie, Marcus, Nina (et dans une moindre mesure Kaja, qui est certainement la protagoniste la plus sincère d’Arkitekten), veut plutôt s’attacher à dépeindre à quel point, dans un monde pourri, les gens ont tendance à faire le meilleur choix pour eux-mêmes. Je vous le disais, la situation est désespérée, et du coup les personnages le sont aussi ; ça conduit rarement à des décisions visant à améliorer le bien commun.
Et c’est bien là le problème. Arkitekten dépeint une société prise au piège, engagée dans un cercle vicieux, quand bien même il a les apparence de la modernité. Parler d’architecture (ou plus spécifiquement, d’urbanisme et de planification urbaine) est un angle vraiment fin pour traiter de tout cela, mais putain, faut vraiment avoir le moral bien accroché. Par certains aspects thématiques mais aussi visuels, la série m’a évoqué Severance ; toutefois, la brièveté d’Arkitekten, et le fait qu’elle soit peu intéressée par le suspense, font qu’elles ne jouent pas tout-à-fait dans la même catégorie. La science-fiction, ici, est en outre limitée à un exercice d’anticipation très léger, plus à voir comme un avertissement qu’un univers à la mythologie complexe, ou métaphorique.
Certes, avec quelques épisodes de plus dans sa saison, Arkitekten aurait pu poser des mots sur certaines choses à peine effleurées (notamment dans les choix de Julie vis-à-vis de Kaja et Marcus), ou éventuellement laisser plus de place à un discours protestataire (personnellement je comprends pourquoi Julie est l’héroïne, mais j’aurais aimé que l’action de Kaja prenne plus de place dans le propos de la série). Mais en même temps, on n’a pas besoin d’une explication de « comment en est-on arrivées là », et il y a un certain nombre d’éléments, à la fois sur cet Oslo futur et sur les choix des protagonistes, qu’on sent parfaitement sans en avoir le détail. Sans compter que, pardon, mais la genèse du futur dystopique d’Arkitekten, il n’y a pas de mystère : on la vit maintenant. Chaque fois qu’une loi pire que la précédente vient rendre nos existences plus difficiles, même juste un tout petit peu ; deux ans de plus avant la retraite ici, un RSA conditionné à un travail sous-payé là, le travail gratuit des mineures ensuite… La dévaluation de tout sauf de ce qu’il coûte de vivre dans notre société, c’est ça, la backstory d’Arkitekten.
La brutalité du ton de la série devrait non pas nous rebuter vis-à-vis d’elle, mais plutôt nous servir d’avertissement : croyez-moi, si vous n’avez pas envie de vous taper une heure et demie d’une série sur l’appauvrissement systémique de tout un pays… vous n’avez pas non plus envie de vivre dans un pays qui s’appauvrit. C’est très honnêtement cette pensée qui va me hanter le plus après Arkitekten.