Avant de quitter Shahid, je n’ai pas oublié de me remplir les poches… ou plutôt les yeux, histoire de vous fournir quelques reviews supplémentaires de séries de la plateforme.
Parce que, entre vous et moi, il était inimaginable de ne pas parler d’une série du Ramadan avec Mohamed Ramadan au générique ! Le golden boy de la télévision égyptienne figurait cette année dans Gaafar El Omda, une série dramatique portant le nom et le titre de son héros. La série se déroule en effet dans un microcosme dont il est devenu le maire de facto ; un rôle jadis endossé par son père avant lui, et apparemment quelques générations précédentes aussi.
Le premier épisode, toutefois, ne s’intéresse que modérément à ce rôle… Mélangeant primetime soap mélodramatique et dramédie familiale (et à l’occasion d’autres choses !), Gaafar El Omda est une série un peu étrange où des intrigues très différentes coexistent, et avec elles, des tons variant grandement. Et pourtant… ce premier épisode, bien qu’inégal, n’est pas sans intérêt.
Lorsque la série commence, Gaafar est un homme dans la quarantaine, mariée à trois épouses qui ont leur propres appartements dans l’immeuble où il vit ; c’est également vrai de sa mère Wasifa, une veuve.
Les trois épouses sont Thuraya, la plus âgée, qui semble souffrir de boulimie et de cleptomanie ; Dalal, d’une grande beauté mais issue d’une famille avec laquelle Gaafar est en mauvais termes ; et Narjes, la plus frivole mais aussi la plus insupportable, encore jeune, et influençable par sa propre mère. Autour de ce noyau familial, toute une galerie de personnages gravitent, comme Sayed, le frère aîné de Gaafar, en lequel personne n’a confiance ce qui explique qu’il n’occupe pas le rôle de chef de la famille… mais on fait mine poliment de le respecter quand même. Il y a aussi un oncle, un bras droit, les épouses de tous ces hommes, des voisines, et même quelques ennemies (la famille de Dalal, principalement), bref, tout un écosystème.
Le nombre de visages défilant dans ce premier épisode est grand, mais n’en doutez pas : Gaafar est l’homme le plus important de la série. Il est, en fait, l’homme le plus important de tout son quartier. Tout le monde reconnaît son autorité, y compris lorsqu’il est appelé à poser des jugements (n’ayant aucune valeur légale, mais respectés par toutes les habitantes du quartier) sur les affaires privées des unes et des autres. Si le ton de cette intrigue secondaire est très solennel, il offre au protagoniste éponyme de Gaafar El Omda la possibilité de trancher sur des affaires brèves, quasiment à valeur anthologique. Ce legal drama informel, donc, n’est pas sans évoquer la tradition du conte moral, qui s’inscrit bien dans un visionnage du Ramadan en cela que le jugement rendu est moins une question de loi que de probité.
Enfin, Gaafar est également un homme d’affaires, qui n’hésite pas à prêter une partie de sa large fortune, certes avec des intérêts, aux personnes qu’il juge dignes de sa confiance. Bref, c’est un peu un parrain local… mais comme c’est aussi un homme pieux et avec des principes, désireux de bien faire, et que ses affaires ont l’air légales, il n’y pas matière à se plaindre et ça explique le respect que tout le monde lui porte.
L’épisode met en place tout cela avec une certaine efficacité, d’autant plus nécessaire qu’il y a vraiment beaucoup de personnages à installer, et au moins autant de dynamiques. Les échanges entre ses épouses et sa mère, naturellement, prennent une place conséquente dans tout cela (il y a une excellente scène de dîner de famille)… surtout que dans le premier épisode, Gaafar tombe sous le charme d’une quatrième femme. Cela n’augure évidemment que de remous familiaux supplémentaires. Mais n’allez pas croire que la série se limite à ses déboires domestiques à la Big Love !
En réalité, l’intrigue de Gaafar El Omda a démarré non pas en 2023, mais en 2004, quand Gaafar était encore jeune et plein d’espoir. La même nuit, il a vécu deux pertes terribles : le nouveau-né de Thuraya a été kidnappé à la maternité, et Dalal a été attaquée et a fait une fausse-couche en pleine rue. Dans les heures, les jours, les mois qui ont suivi, Gaafar s’est lancé sur la piste de l’homme qui, selon toute vraisemblance (il y a une video de surveillance et il l’a identifié), a enlevé son fils, mais sans succès. Afin d’offrir un deuil à ses proches, il a finalement prétendu avoir retrouvé le bébé mort, et lui a donc fait ériger une tombe… sauf que celle-ci est vide. Il est le seul à le savoir.
Gaafar garde à l’esprit que son fils est quelque part dans le monde, et cela continue de le hanter. A tel point que depuis cette nuit tragique, il a interdit à ses femmes tomber enceintes ; si l’une d’elle venait à désobéir, il en divorcerait immédiatement. La douleur s’est donc étendue à toute la famille, qui vit sans le moindre enfant sous son toit en 2023, ayant plus ou moins de bonne grâce (Narjes est prête à recourir aux services de guérisseurs dans l’espoir de le faire changer d’avis…) accepté qu’il n’y aurait plus jamais de descendant.
Cet angle de Gaafar El Omda est déchirant ; il offre aussi un contraste étonnant avec les bisbilles des unes et des autres.
J’avoue avoir tendance à regarder d’un œil clément toute fiction parlant de la paternité, tant le sujet de la parentalité a si souvent tendance à être l’apanage des personnages féminins. D’autant plus qu’ici, on ne trouve pas une quête de paternité comme cela peut être le cas assez régulièrement ailleurs (je reprends souvent l’exemple de Kaamelott parce qu’à peu près tout le monde a la référence), en cela qu’il ne s’agit pas de quelque chose que le protagoniste vit comme un besoin de quelque postérité. Il n’est pas question d’avoir des enfants pour avoir des enfants, mais de la valeur de l’enfant existant aux yeux de son père. D’ailleurs de façon assez intéressante (quoique pas explicitement interrogée dans le premier épisode), cette absence de succession met potentiellement en péril la tradition familiale consistant à se passer le statut de maire de père en fils. Et pourtant, malgré l’importance à la fois de sa famille et de ses principes, sans parler du désarroi qu’il cause à ses épouses, rien à faire, Gaafar continue de se considérer père d’un seul fils, et tant qu’il ne l’aura pas retrouvé, celui-ci n’est pas remplaçable. C’est quelque chose que je vois assez rarement dans les séries traitant de paternité ; j’ai été sincèrement touchée par cette approche.
…Naturellement, ce premier épisode ne saurait se conclure sans commencer à nous donner des coups de coude plus ou moins subtils pour nous indiquer où se trouve ledit fils de Gaafar. Il est en effet probable qu’il ne soit pas bien loin, surtout qu’environ deux décennies ont passé et que beaucoup de choses ont pu arriver dans l’intervalle.
Gaafar El Omda a une idée assez nette (son générique est clair à ce sujet) sur ce qu’elle veut explorer. Son seul problème c’est que… ma foi, elle ne peut pas faire que ça, et du coup ça conduit à un épisode en dents de scie. La série pourrait évidemment faire le choix de ne parler que de cette blessure de père, mais le ton de la série serait instantanément très sombre, et les possibilités d’intrigues seraient plus restreintes : c’est certainement ce qui explique sa distribution pléthorique et toutes ses intrigues, certaines traitées très légèrement (le personnage de Thuraya est tellement pris à la légère alors qu’il est touchant, et représente l’autre facette de cet enlèvement), d’autres sans rapport apparent (Wasifa qui va réclamer son héritage à son propre frère ?!).
Aérée par tous ces ingrédients, qui ne sont pas sans valeur mais font parfois perdre de vue ce par quoi la série brille (comme cette longue scène dans laquelle le héros arbitre les affaires de ses « citoyennes »), Gaafar El Omda est clairement une fiction qui se veut grand public, mais qui, du coup, ne plaira pas forcément aux téléphages les plus exigeantes. Ou pas tout du long… ce qui en soi peut aussi être un avantage, quand on y pense.