La tension est à son maximum. Les visages se crispent. Sur les écrans, les mâchoires sont serrées. C’est la dernière ligne droite pour savoir qui va gagner.
En jeu ? Le droit d’avoir une enfance, tout simplement.
Dans le futur de Bâtards, tout a mal tourné. Ce que l’on appelle la Grande Crise a perturbé toute la planète, et le monde a sombré dans la pauvreté en moins de 5 ans. Dans le désespoir ambiant, beaucoup de familles n’ont plus réussi à s’occuper de leurs enfants. Des milliers d’entre eux ont été abandonnés : on les appelle les Bâtards. Etant donné que c’est ici le titre de la série, je n’applique donc pas mon féminin par défaut dans la review présente. La plupart se sont regroupés dans les zones industrielles vidées par la Grande Crise, et vivent dans des conditions misérables, à l’écart du reste de la population. Chaque année, l’émission Incroyables Bâtards se penche sur le sort de ces enfants.
Ou plutôt, le met en scène. Dans cette télé réalité, 20 enfants entrent en compétition pour déterminer qui méritera de se faire adopter par un couple riche et célèbre. La clé du bonheur tient à gagner un jeu télévisé… La série Bâtards commence alors qu’une nouvelle saison d’Incroyables Bâtards, elle, est déjà en cours de diffusion : 16 enfants ont déjà été éliminés. Ne restent que Dylan, le fort en gueule ; Harmonie, la battante ; Rocky, le timide ; et surtout, Milla, la grande au regard dur, qui est en tête d’Incroyables Bâtards. Avec près de 4 millions de followers sur les réseaux sociaux, on la donne d’ores et déjà grande gagnante. Il ne reste vraiment qu’un seul mystère : l’identité du couple qui se dit prêt à adopter quiconque gagnera cette nouvelle édition. Pour l’instant, on n’en connaît que les ombres, et les épreuves que le couple sélectionne sur suggestions du public.
J’avais dit que j’allais chercher de la science-fiction à regarder, et j’ai bien fait d’aller fouiner du côté de la Suisse, où j’avais jusque là totalement raté l’existence de Bâtards. Proposée en ligne sur différentes plateformes de la télévision publique RTS, la websérie d’anticipation est plutôt courte : toute mouillée, son unique saison de 6 épisodes ne dure que 52 minutes. Et c’est pas tous les jours qu’on peut s’offrir le luxe de regarder toute une saison en si peu de temps, surtout quand la qualité est au rendez-vous !
Chaque épisode adopte un point de vue différent : non pas parce qu’un personnage différent partage sa perspective, mais parce que la série décide à chaque fois de changer d’angle pour aborder son sujet. Le premier épisode est ainsi une reconstitution fidèle d’un épisode d’Incroyables Bâtards, auquel on assiste comme si on était en temps réel, et qu’on découvre donc comme si l’on était spectatrice d’une émission de reality TV. Tout juste a-t-on une légère mise en situation pendant les premières secondes de l’épisode, juste avant que celui-ci ne soit diffusé en direct, alors qu’on suit les derniers préparatifs de son producteur, Rémi. Le public ne le connaît pas, pourtant : Théa, une préadolescente au large sourire qui émaille ses phrases d’un anglais bourré de clichés, est la présentatrice de l’émission, et c’est à elle d’annoncer les challenges aux Bâtards. Et puis, il y a nos quatre Bâtards, bien-sûr.
En fait, quelque chose qui frappe assez rapidement, c’est que tout dans Incroyables Bâtards est conçu pour placer la responsabilité sur les épaules des enfants : c’est une gamine qui présente, ce sont des mômes qui proposent les épreuves, et ce sont, évidemment, les gosses qui sont en compétition. Pendant plusieurs épisodes, le couple adoptant reste caché, et Rémi oeuvre dans l’ombre : les adultes sont disculpées. En fait, plutôt que d’intervenir à la source, l’émission fait son beurre de la misère dans laquelle les Bâtards sont plongés après être abandonnés, ne faisant qu’exonérer plus encore les parents de leurs responsabilités.
Cela se retrouve jusque dans les épreuves qui forment la compétition, dont on va avoir un échantillon pendant les épisodes. Proposées par de jeunes spectatrices (mais validées par les futures adoptantes), ces épreuves consistent à des tests de force et d’endurance. Il semble couler de source pour tout le monde que les Bâtards mènent une vie dure qui les prépare à ces challenges ; mais personne ne semble se poser la question de la mise en scène d’enfants devant, par exemple, s’étrangler mutuellement pour amuser la galerie. Pire encore, absolument à aucun moment ne semble qui que ce soit se demander ce que ces épreuves peuvent bien prouver : si le prix à gagner est celui d’une vie confortable, alors savoir qui dispose de la plus grande force physique ne devrait pas être important.
Mais ce que démontre progressivement Bâtards, en s’éloignant progressivement du spectacle pour mieux en étudier les coulisses, c’est que dans le fond tout cela n’a pas d’importance. On est là pour le spectacle, pour les jeux du cirque. Le public aisé regarde ces mômes se foutre sur la tronche pour se divertir, évidemment pas par inquiétude pour leur sort. Et d’ailleurs, quand dans les épisodes suivants, l’émission va commencer à salement déraper, personne ne remettra vraiment son principe en question. Les enfants, en revanche…
La démonstration de Bâtards est implacable. Elle est d’autant plus impressionnante que la websérie s’attaque en réalité à plein de sujets, interrogeant aussi bien notre rapport à la reality TV qu’à la célébrité au sens large, au pouvoir des réseaux sociaux, aux dynamiques de classe, à l’altérisation des populations les plus vulnérables pour mieux les opprimer, et bien-sûr, à la façon dont notre société ne respecte pas vraiment l’enfance.
Forcément, en moins d’une heure, Bâtards a le temps de poser plus de questions sur ces thème que d’y répondre. Il n’empêche que le propos est là, quand bien même je suis, en revanche, un peu moins convaincue par la conclusion (plus sur la forme que le fond). De toute évidence, un concept pareil aurait bénéficié de plus de temps et d’un peu plus de budget, mais pour l’essentiel, la série atteint son but. Franchement, vu l’investissement en temps que représente son visionnage, je ne vais pas commencer à faire la fine bouche : la qualité est là. Et pour ne pas risquer de vous spoiler (c’est vite fait sur une série de 52 minutes au total !), je m’arrête là, vous n’aurez qu’à regarder vous-même.