C’est peut-être juste moi, mais j’ai l’impression de ne pas avoir accès à beaucoup de séries historiques polonaises (et de l’ancien bloc de l’Est, d’ailleurs), en particulier si l’on sort de la Seconde Guerre mondiale au, au mieux, l’après-Guerre. Ces séries existent mais elle voyagent peu, et c’est donc non sans curiosité que j’ai attaqué Brokat, la nouvelle production polonaise de Netflix.
Il s’agit d’une fiction assez courte (10 épisodes, certes, mais de seulement une demi-heure environ) qui se déroule à Sopot, une ville balnéaire de la côte baltique, dans les années 70. On y suit trois femmes qui y exercent, dans des configurations variables, le travail du sexe ; théoriquement on est en pleine libération féminine, mais Brokat n’est pas tout-à-fait convaincue par cette liberté.
C’est le premier jour d’un été qui s’annonce moite, et lucratif, alors que la riche clientèle des lieux touristiques de la ville n’attend que de claquer son pognon dans tous les plaisirs possibles. Comme se plaît à l’établir le premier épisode, Brokat se déroule à une période pendant laquelle le salaire moyen en Pologne est de 4000 złoty (soit 30 dollars américains, nous assure-t-on avec la parfaite conscience que Brokat sera consommée internationalement)… ce qui est le prix d’une seule passe dans un hôtel de luxe de la côte, avec une escort girl. L’implication semble être que les travailleuses du sexe gagnent formidablement bien leur vie pour l’époque, sauf que cette manne financière a un prix.
Trois femmes vivent à Sopot et constituent le trio principal de la série : Helena, une femme qui approche vraisemblablement de la quarantaine ; Pola, une jeune mère célibataire ; et Marysia, tout juste sortie de l’adolescence. Toutes les trois ont des trajectoires très différentes, et négocient leur indépendance selon différents facteurs. Car c’est surtout d’indépendance et de choix que Brokat veut nous parler, et de la façon dont la prostitution à la fois ouvre des possibilités, et ne résout pas tout.
Pour Helena par exemple, la prostitution ce n’est pas simplement trouver des clients au bar de l’hôtel où elle a ses habitudes, mais plutôt travailler avec des agents du Renseignement qui lui confient des cibles à amener dans une chambre d’hôtel placée sous surveillance, pour pouvoir prendre des photos compromettantes. Le partenariat de longue date entre Helena et Adam, le responsable de cette opération, ne date pas d’hier ; au fil des années Helena a réussi à la fois à améliorer considérablement son train de vie, à s’épanouir sexuellement, et à établir une relation professionnelle qui lui permette de refuser n’importe quel client si elle le souhaite, un privilège dans sa profession. Arrivée à ce stade de sa vie, Helena est donc parvenue à obtenir une certaine indépendance… mais celle-ci est un peu relative, car elle dépend aussi de la relation qu’elle entretien à Adam, dont tout le monde (sauf elle ?) semble avoir remarqué qu’il se consume pour elle. S’il lui arrive de recevoir Adam dans son large appartement avec vue, elle n’a pas encore tout-à-fait pris la mesure de ce qui se passerait si elle le refusait, lui. Or, Adam est sur le point de lui confier une cible qui va tout changer : un journaliste franco-algérien pour Libération, Thomas/Tomas, en séjour à Sopot et qu’il a pour instruction de placer sous surveillance. Problème : Helena tombe rapidement sous son charme. Elle a beau essayer d’éviter le pire (le pire étant catching feelings), notamment en couchant avec un étudiant naïf du nom de Staszek, rien n’y fait.
De son côté, Pola ne choisit pas ses clients ; on comprend assez progressivement (mais pas tout de suite à quel point) qu’elle n’a pas non plus choisi la prostitution dans son ensemble. Elle est une amie de Helena, mais elle ne travaille pas avec les Renseignements, et à ce titre, elle se sent régulièrement plus contrainte de choisir les clients selon ce qu’ils payeront. D’autant que Pola, qui vit avec sa mère (une femme qui la juge très sévèrement), a aussi un petit garçon à charge, et qu’elle ne peut pas faire absolument tout ce qu’elle veut. Mais lorsque commence Brokat, on découvre que c’est une femme très proactive : elle a décidé de lancer sa propre marque de shampooings, qu’elle vend elle-même (notamment dans les salons de coiffure), et espère faire prospérer son business jusqu’à pouvoir arrêter de coucher avec des hommes. Pas juste coucher avec eux pour l’argent, mais coucher tout court, d’ailleurs. Malheureusement ce joli plan de bataille vole en éclats lorsqu’un fonctionnaire commence à lui faire du chantage, lui retirant sa licence commerciale… et demande des faveurs sexuelles en échange. Pola est la plus furieuse des protagonistes, écœurée par les hommes et la façon dont ils ont tant de pouvoir sur sa vie, presque toujours employé pour lui causer du tort. Mais elle est aussi la plus entreprenante, et elle va découvrir l’existence de Karmen, une riche veuve qui passe l’été à l’hôtel, et qui pourrait devenir une partenaire en affaires.
Et puis, il y a Marysia, une femme-enfant effrontée que Brokat nous présente essentiellement pour le plaisir des yeux. Son intrigue est très légère : la jeune femme, qui n’a commencé que récemment à se prostituer, fait la rencontre de Jurek, un beau jeune homme qui a de l’argent à dépenser. Elle commence à entretenir une aventure avec lui, qui lui permet à la fois de vivre le style de vie qui la fait rêver, et de gagner de l’argent tout en ayant un complice avec lequel faire les 400 coups. C’est, toutefois, sans se rendre compte que Jurek a des intentions bien particulières.
Brokat entremêle ces destins avec pour soucis principale une érotisations permanente de tout ce qu’il s’y déroule. Tout est prétexte à des ralentis, des gros plans, des soupirs. Il y a une constante : toutes les femmes veulent être libres (certaines, comme Karmen, le sont déjà, mais d’elle on saura finalement très peu), tous les hommes veulent baiser (sauf Bogdan, mais il est gay alors il n’y a rien d’autre à faire que lui donner une intrigue secondaire différente). Ils sont absolument incapables d’avoir une autre motivation, même quand sur le papier ils devraient. La simple vue de l’une ou l’autre de ces femmes les met en transe et éclipse tout le reste… et, ma foi, Brokat regarde ces femmes comme les hommes de la série regardent ces femmes. Apparemment une grande partie de l’équipe de la série est féminine, y compris du côté des réalisatrices, mais le male gaze n’en est pas moins omniprésent. Helena, Pola et Marysia sont des objets de désir avant toute autre chose ; et la camera ne se lasse jamais d’arpenter leur moindre centimètre carré de peau.
C’est l’une des raisons pour lesquelles la série n’arrive jamais à totalement faire mouche, l’autre étant que Brokat est tellement convaincue de se dérouler dans les années 70… qu’elle en adopté la consommation de stupéfiants pour s’égarer régulièrement dans des plans abstraits, régulièrement incompréhensibles, et parfois carrément contreproductifs. Tout d’un coup un personnage se perd dans la kaleidoscope, ou des méduses luminescentes entourent quelqu’un qui se noie, et c’est supposé être très profond mais bonne chance pour en comprendre le sens. Et du sens, ça ne ferait pas de mal à Brokat d’en avoir, étant donné que souvent les décisions de ses personnages paraissent, non pas impulsives, mais juste sorties de nulle part. C’est comme si la série voulait à la fois rester à la surface des choses et donner dans le symbolique, et il s’avère qu’on ne peut pas servir deux maîtresses.
Et pourtant, c’est infiniment regrettable parce que Brokat a aussi énormément de potentiel pour avoir des choses à dire sur le fond. La période qu’elle s’est choisie est passionnante, et les épisodes ont parfois de soudaines prises de conscience de la richesse thématique des années 70.
La Pologne teste les limites du communisme ; cet été à Sodot ne trompe personne : hors quelques semaines de l’année baignées de soleil, de champagne et de vices, la vie est dure. Le système bat de l’aile, entre crise économique (les prix augmentent, on fait la queue pour acheter du sucre, etc.) et corruption galopante. Au sommet, on est conscient de cette lente descente du système ; de fait, le contrôle est renforcé et rend le système encore plus étouffant. Plusieurs protagonistes se surprendront à mentionner le fait qu’une ère approche de la fin, et pour beaucoup, ça ne peut pas arriver trop vite. Et puis, la vie balnéaire de Sodot, avec les devises étrangères des riches touristes (les affaires se font en dollar sur la côte, pendant l’été), a pu goûter un peu de capitalisme, et comme à Pola, cet autre système semble promettre la liberté. Ce n’est, naturellement, pas aussi simple, mais Brokat a tout à la fois envie de le dire, et pas envie de l’explorer.
D’une façon générale son discours sur l’indépendance et la liberté de choix reste limité. La série est trop absorbée par sa quête d’une sensualité omniprésente, et son inventaire de tétons (certes gracieusement filmés) pour vraiment s’attarder sur les sujets qu’elle-même soulève. C’est extrêmement dommage et, si par quelque miracle, la série devait obtenir une deuxième saison, je ne suis même pas certaine qu’elle corrigerait ce travers : l’un est beaucoup plus amusant que l’autre.
Mais peut-être que c’est injuste de la condamner pour ça. Pour autant que je puisse voir, il n’y en a pas tant que ça, des séries polonaises ayant la capacité à parler de frémissements de peau. Sans aller jusqu’à dire que Netflix est ce qu’il y a de plus libéré sur les écrans polonais, il faut bien admettre qu’entre Sexify, Brokat, et dans un registre différent, Królowa… ma foi, les équivalents à la télévision traditionnelle ne se bousculent pas. Lorsqu’on replace les choses dans le contexte d’une télévision plutôt conservatrice, encore une fois (c’était le même problème dans ma review de Królowa), ça n’est pas rien que de pouvoir raconter cette histoire de cette façon précise. Mais, de la même façon que l’introduction de Brokat savait pertinemment qu’elle devrait pouvoir faire sens à un public international, le reste de l’intrigue a aussi ce devoir. Et à la lumière des dizaines ou plutôt centaines de séries montrant des femmes s’envoyer en l’air de façon (plus ou moins) libre, Brokat n’a vraiment rien inventé, faute d’accepter d’aller au fond de son sujet.