The way we were

1 décembre 2022 à 23:58

Et donc, en 2022, j’ai divorcé.
De Fran Drescher. C’est encore très frais, et je vous serais gré de respecter ma vie privée pendant cette période de transition difficile.

Si je suis honnête avec moi-même, c’était voué à se produire. Objectivement parlant, aucune relation ne peut durer trois décennies sans que ses participantes ne changent, or Fran et moi n’avons pas évolué dans la même direction. Ce sont des choses qui arrivent, mais ça ne les rend pas moins douloureuses.
Au moins, ça me donne l’opportunité de parler de ce qui, par définition, n’est d’ordinaire pas abordé dans ces colonnes : ce que je choisis de ne PAS regarder. Ou, oui, ok, « cancel culture » si vous préférez les raccourcis simplistes.

Je ne me considère pas fan de beaucoup de monde.
Pendant longtemps, j’ai remarqué que je préférais apprécier le travail d’une personne célèbre plutôt que la personne elle-même, en grande partie parce que, bah pour être honnête, je ne savais pas grand’chose de ces gens et que ça ne m’intéressait pas beaucoup d’en savoir plus. Plus ça allait, plus ça me semblait plus réaliste de poursuivre sur cette voie, étant donné que c’était généralement du résultat de ce travail dont je tombais amoureuse en premier lieu, de toute façon. Et puis ça permet de ne pas me sentir captive de mon admiration : même si je rouspète parfois parce que de bonnes actrices rejoignent des séries qui ne m’intéressent pas du tout, et que, bon, voilà maintenant qu’il va falloir s’y mettre… en réalité je ne suis jamais quelqu’un absolument partout. Si une personnalité se pique de mener sa carrière là où je n’ai aucune envie d’aller, c’est très simple pour moi de prendre le recul nécessaire pour ne pas suivre.
Par exemple j’ai regardé un grand nombre de séries de David E. Kelley (toutes ses séries légales, plus quelques autres) mais de lui, je sais assez peu. Et ça ne m’a jamais dérangée, même pas quand ça aurait peut-être dû, par exemple dans des analyses sur ses obsessions ou préoccupations métaphysiques filées sur plusieurs oeuvres. Mais c’est aussi ce qui m’a permis plus facilement, arrivée à un certain moment de sa carrière où il a pris ses distances avec le genre juridique, de complètement le lâcher sans regret. Limite on se reverra quand on se reverra.

Ce genre de position a été d’autant plus facile à tenir quand mes opinions politiques ont commencé à s’en mêler, depuis, disons, environ une décennie. J’ai voulu que ma consommation télévisuelle reflète mes valeurs, que j’examinais de plus en plus près. Au fil des années, c’est devenu d’autant plus important que je ne voulais pas donner du crédit à d’aucunes en parlant de choses ou de personnes qui me semblaient heurter mes convictions : there is no bad publicity et toute cette sorte de chose. C’était un gros work in progress (ça l’est toujours), et avec le recul, aujourd’hui, il y a peut-être des reviews que je n’écrirais plus (par contre je vois pas l’intérêt de les effacer et faire comme si). On pourrait toujours mieux faire ! Et on peut débattre de ce principe une prochaine fois si vous insistez, mais en tout cas moi c’était une évolution qui me convenait très bien, parce que j’étais déjà prédisposée à laisser tomber des personnes célèbres (comme des séries, d’ailleurs) quand elles me donnaient une raison que j’estimais valable de le faire. Je le faisais pour des raisons non-politiques avant, qu’est-ce qu’une raison de plus ?
On pourrait estimer que c’est un paradoxe. Mais, même si j’étais depuis au moins 15 ans assez peu intéressée par les détails de la vie de ces personnes, à présent, une fois que j’en prends connaissance, je n’ai désormais aucune envie de séparer la personne en question de sa production artistique (il me semble même évident que la seconde découle de la première, difficile d’arguer le contraire). Ce n’est pas parce que je n’ai pas la curiosité découvrir chaque recoin la vie privée de quelqu’un que j’ai envie d’ignorer une information lorsque je l’ai. Et donc l’air de rien, ma consommation télévisuelle a changé dans ce sens. Avec elle, ce dont je parle, aussi.

Il y a des séries que je n’ai jamais vues ou revues, pour cette raison. Par exemple je n’ai jamais été attirée par Seinfeld, et le peu que j’en ai vu ne m’a jamais fascinée. Mais une partie de son cast, avec les années, m’a déplu, et donc maintenant les chances que j’essaie de m’asseoir devant cette série sont nulles. Alors que pourtant il n’est pas rare que je redonne sa chance à une vieille série, et que j’ai même une longue tradition de revisionnages complets de sitcoms des années 80 ou 90. Seinfeld ne figurera probablement jamais sur cette liste, mais c’est pas grave, la vie continue. Effectivement c’est considéré comme une grande série. Elle a marqué son temps, elle a une immense réputation, et elle a lancé des carrières. C’est incontestable mais… et alors ? Qu’est-ce que je rate, au juste, d’une série qui à l’époque ne m’attirait pas de toute façon ? Et puis c’est pas comme si les séries manquaient.
C’est d’ailleurs un truc que je ne comprends pas dans tout le discours autour de l’horrible « cancel culture » qui pousserait à écarter des célébrités et/ou produits culturels de la sphère publique : vous avez peur qu’on en manque ? Il ne se passe pas un jour sur feu Twitter sans que quelqu’un se plaigne qu’il y a trop de séries à voir. Vous pensez qu’en l’an de grâce 2022 je me demande quoi regarder ? Vous croyez qu’on manque de séries si on écarte celles au générique desquelles figurent des gens tenant ouvertement des propos intolérables ou commettant des actes impardonnables ? J’ai écrit plus de 6000 reviews ici en 15 ans (bon, je vous accorde que ces derniers mois, hein…), je vous donne l’impression de manquer de sujets de conversation ? Bah, non. Et la bonne nouvelle c’est que quand on jarte les personnes qui posent problème, ainsi que les oeuvres qui les rendent riches et/ou influentes, on fait de la place pour les autres ; le système est plutôt bien fait dans le fond. Vous faites bien comme vous voulez mais, en ce qui me concerne, encore une fois ça ne me choque pas, et puis ça ne me coûte vraiment rien.

Sauf, évidemment, quand ça me coûte. Et le cas Fran Drescher a longtemps été une exception à toutes mes règles. S’il est vrai que c’est par The Nanny que je l’ai connue (et que ça a, longtemps, été l’un des rares sitcoms que j’appréciais ; j’ai commencé à ne me réconcilier avec le genre qu’au milieu des années 2000), c’est l’une des rares personnes célèbres pour lesquelles j’avais une admiration personnelle, pour son vécu autant que la façon de parler de son vécu, soit par la fiction soit par écrit (puisque j’avais lu son autobiographie). Avec l’âge, j’appréciais en outre de plus en plus son engagement aux côtés de la communauté LGBT ou son discours, bon, peut-être pas anticapitaliste, mais en tout cas pro-classe ouvrière.
Et en effet j’ai toujours eu dans un coin de tête de parler, un jour, de cet aspect de The Nanny. De la façon dont son féminisme blanc « girl power » a très mal vieilli, mais dont son propos sur les différences de classes a, en revanche, encore pas mal de tenue même après examination moderne. C’est d’autant plus intéressant que les épisodes sur le droit de grève ou les questions salariales, s’ils ne forment certainement pas le cœur de la série, se retrouvaient dans une série se déroulant dans un milieu infiniment cossu, à l’inverse de ce que faisait Roseanne par exemple. Même dans les épisodes plus légers, l’un des tandems les plus emblématiques de la série, Niles et C.C., s’invective à longueur de temps autour des questions de classe (C.C. ne perdant pas une occasion de rappeler à Niles son statut de subalterne, et Niles se faisant un plaisir de rappeler à C.C. sa ruine morale et émotionnelle malgré tout son pognon ; la série est foncièrement de son côté à lui). Cette façon dont The Nanny employait son côté escapiste pour aborder parfois frontalement le privilège de ses protagonistes n’était pas courante, voire même osée : d’ordinaire on n’emmerde pas les riches avec ce genre de considérations. Il y a même un balancier très intéressant entre l’obsession de Fran pour les bonnes affaires et/ou les vêtements (souvent vu avec légèreté) et des épisodes qui rappellent que son rapport au capitalisme est toxique (comme la fois où elle doit se désintoxiquer de son addiction au shopping ; les tiraillements de la série entre ce qu’elle voulait être et ce qu’elle était supposée être étaient palpables et beaucoup plus intéressants que n’importe quoi d’autre, avec le recul.
The Nanny cherchait le juste milieu, et de la même façon que sa mise en scène d’une famille juive new-yorkaise à la fois tombait sous le sens et était un peu révolutionnaire, ces rappels permanents que la Cinderella story de Fran n’annulait pas ses origines modestes, était quelque chose qui découlait directement du vécu de Fran Drescher. L’un des plus grands objets de fierté de Fran Fine est, après tout, d’inculquer des valeurs de la classe ouvrière aux enfants Sheffield (en particulier Grace). J’ai toujours voulu parler de tout ça, et je ne l’ai jamais fait, parce que je pensais avoir tout le temps du monde pour le faire je suppose. Le mieux que vous trouverez est caché dans cette review lapidaire de Country Comfort.
Et maintenant je ne le ferai jamais.

Pendant des années, je me suis félicitée d’avoir « bien choisi mon fandom« . Je suivais Fran Drescher sur Twitter, je lisais ses interviews et dans l’ensemble je trouvais aisé de continuer à soutenir la personne quand je voyais ce qu’elle disait.
Alors il y avait des signes, c’est sûr. Les multiples fois où elle parlait de « bien manger » dans le cadre de son organisation Cancer Schmancer et pas juste dans le cadre de sa propre inquiétude face à un retour potentiel du cancer (…sans sembler réaliser que bien manger a un coût, autant que la santé elle-même). Son discours très proche du développement personnel voire à la limite de l’ésotérique, mais asséné comme une réalité universelle. Des tweets ou posts Instagram parfois douteux, surtout depuis son deuxième divorce, mais généralement brefs et sans trop grandes conséquences. Des messages que n’aurait pas reniés Marianne Williamson, à l’occasion. Bon. Personne n’est parfait.
Mais alors que COVID continue de faire des victimes, à court comme à long terme, dans l’indifférence générale, il y a des limites à tout ce qu’on peut passer à quelqu’un. J’ai atteint la mienne.

Bien-sûr que c’est douloureux. Fran Drescher est une figure importante pour moi depuis les années 90. Même hors de l’aspect affectif, pour plein de raisons (notamment l’accès très limité que j’avais à la télévision pendant environ les 20 premières années de ma vie), The Nanny a été formatrice pour moi, mon approche de la télévision, et même pour mon sens de l’humour. On ne passe pas des décennies à apprécier quelqu’un, quand bien même il s’agit d’une célébrité qu’on n’a pas une seule fois croisée, sans que ça fasse mal de s’en séparer.
Pourtant les règles sont les règles. Et si elles existent, c’est précisément pour être appliquées même aux personnes que l’on admire. C’est leur influence qui est la plus dangereuse. Ne pas l’examiner le serait plus encore.
Oui, cela coûte. Mais moins que de continuer de porter aux nues quelqu’un qui va à l’encontre de mes valeurs. De ma santé. De ma vie. Et de celles des gens que j’aime ; des vrais gens, pas des célébrités qui ignorent que j’existent. Et qui clairement, si elles le savaient, n’en aurait rien à carrer.

Tout divorce est douloureux. Mais c’est tellement plus simple que de se torturer pour essayer de trouver la dissonance cognitive qui permet de continuer comme si de rien n’était.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. tiadeets dit :

    <3 (Je ressors de mon trou maintenant que je suis en vacances et plus ni au boulot, ni au fond de mon lit avec de la fièvre et je suis ravie de voir que j'ai de la lecture qui m'attend.)

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