Ce qui se passe à l’abri des regards

24 juillet 2022 à 21:42

Lors de ma review exutoire de Years and Years, je vous expliquais que je ne me sens pas toujours capable de regarder un certain nombre de séries au sujet très lourd. C’est paradoxal parce que j’arrive à en regarder d’autres autant (et potentiellement plus) douloureuses dans l’intervalle. Toujours est-il qu’aux alentours de 2019 en particulier (mais aussi par intermittence depuis), il y a eu toute une liste de séries dont j’ai refusé de m’approcher ; je les remettais aux calendes grecques, le moment ne venant souvent jamais d’être prête à regarder le pire.
Aujourd’hui est l’une des rares exceptions à cette règle. Dignity / Dignidad est une co-production allemande (pour la plateforme Joyn) et chilienne (pour la chaîne Mega) qui se penche sur l’enquête menée par les autorités chiliennes sur Paul Schäfer. Ce nom ne vous dit probablement rien, mais un coup d’oeil aux premières lignes de sa biographie sur Wikipedia vous donne une bonne idée de ce à quoi il faut vous attendre.
Et dans le doute :

Trigger warning : viols et violences dont sexuelles sur mineures, torture, PTSD.

Dignity est le titre utilisé en Allemagne et à l’international, tandis que Dignidad était titre employé lors de la diffusion chilienne, ainsi qu’une référence directe à Colonia Dignidad, l’endroit où ont été commises les exactions. C’est apparemment la deuxième série à avoir évoqué cette affaire ; mais n’ayant pas vu la saison 2 de The Tunnel, il s’agissait pour moi d’une découverte. Je n’ai eu l’estomac que de regarder le premier épisode, dont on va donc parler aujourd’hui.

Cet épisode inaugural n’est pas très loquace en matière de timeline ; il est même légèrement difficile d’identifier exactement quand l’intrigue de la série se déroule, les personnes habitant et fréquentant la Colonia Dignidad n’étant en outre pas très intéressées par la modernité. Cependant, selon toute vraisemblance, la série se déroule pendant l’enquête qui a eu lieu dans les années 90, avec des flashbacks remontant jusque dans les années 70.
La Colonia Dignidad est une enclave germanophone non loin de la ville de Parral, à laquelle elle fournit toutes sortes de services, dont un hôpital qui s’avère être le seul de la région. De l’extérieur, il s’agit simplement d’une communauté immigrée très religieuse, mais de l’extérieur tous les signes indiquent qu’il s’agit d’une secte dont il est impossible de se sortir. Ses membres travaillent dans les champs, l’orphelinat, ou les couloirs de l’hôpital, s’expriment exclusivement en allemand, et se conforment à toutes sortes d’interdictions rigoureuses qui sont punies avec violence. Les interdits mis en évidence dans cet épisode d’introduction portent plus particulièrement sur l’absence totale de mixité, et le contrôle rigoureux des jeunes filles spécifiquement.

Le premier épisode ne fait aucun mystère, dés la première scène, du genre d’endroit que Schäfer supervise, puisqu’on nous montre immédiatement deux garçons regarder des filles par la fenêtre, et l’un d’entre eux, une fois amené à Schäfer, être puni par une douche. Dignity / Dignidad ne nous montre pas les détails, heureusement ; mais la scène est lourde de sens et ne laisse aucune place à des interprétations autres qu’un viol punitif du garçon, Pedro.
Des années plus tard, le procureur Leo Ramírez est approché pour se voir confier la supervision de l’enquête. Leo a un avantage immense dans cette situation : il a grandi à Perral, et parle l’allemand (il est marié à une Allemande, d’ailleurs), ce qui lui donne un avantage indéniable dans la situation. Qui plus est, le dossier est sensible : au fil des décennies, Schäfer s’est constitué un réseau de personnes influentes qui sont prêtes à le protéger. L’affaire ne peut être confiée à n’importe qui, et Leo, malgré ses protestations, se voit donc chargé de l’enquête. Cela se comprend : voudriez-vous retourner dans ce genre d’endroit, vous ?
Leo prend cependant sa mission très à cœur ; il coordonne avec Pamela Rodríguez, une enquêtrice travaillant spécifiquement sur des crimes de nature sexuelle, l’arrestation de Schäfer, que personne n’a vu depuis un moment. On dit qu’il a quitté le pays, mais Leo n’en croit rien et, armé d’un mandat d’arrêt, décide donc d’entrer dans la Colonia Dignidad. Hélas, Schäfer y est très protégé, y compris par la communauté de Parral qui évidemment a hautement bénéficié de la présence des colons de Dignidad dans la région, et l’arrestation n’a pas lieu. Mais l’épisode est aussi l’occasion d’aborder l’aspect plus politique de l’affaire (avec un sénateur de l’opposition qui monte au créneau pour défendre Schäfer dans les medias), ainsi que le moment pour la série d’établir que Leo commence rapidement à recevoir des menaces. De son côté, son épouse Caro, qui bosse à l’ambassade d’Allemagne, fait également l’objet d’intimidations.

Ce n’est pas vraiment l’enquête qui intéresse la série. Dignity / Dignidad est clairement plus intéressée par le fonctionnement de la colonie, montrant notamment sa vie quotidienne à travers la perspective de plusieurs personnages y résidant, notamment une jeune femme appelée Anke. Celle-ci est particulièrement surveillée par les autorités du campement, notamment Ava, bras droit de Schäfer qui la soupçonne de cacher un secret. C’est évidemment inadmissible dans le fonctionnement d’une secte. Or ce n’est pas par curiosité morbide que la série s’intéresse au fonctionnement de Colonia Dignidad, mais bien l’occasion pour l’épisode de nous prouver que les crimes violents commis derrière les murs de ne se sont pas arrêtés magiquement dans les années 70 : ils sont encore bien réels.
Il y a quelqu’un d’autre pour qui ces crimes sont réels : Leo. La série révèle qu’il n’a pas grandi qu’à Perral, mais qu’il a bel et bien fréquenté Colonia Dignidad dans son enfance, avec son frère… Pedro. L’épisode a dépeint les horreurs vécues par Pedro, mais clairement Leo aussi souffre d’un grave traumatisme, même si nous n’avons pas les détails de sa propre expérience. Il n’y en a pas besoin : le voir blêmir lors de la fouille du campement suffit amplement à nous dire tout ce nous avons besoin de savoir. Il essaie tant bien que mal de cacher son trouble et même ses origines, mais Rodríguez comprend très vite qu’il y a un loup ; je me demande dans quelle mesure la série va explorer le conflit d’intérêt évident qui existe ici.

…Mais je n’irai pas le vérifier. L’ambiance de Dignity / Dignidad est, de toute évidence, lourde. Elle peut aussi remuer des choses sordides. Même si je m’étais préparée, après une lecture sommaire de quelques pages Wikipedia d’usage, à ce dont la série allait traiter, d’une façon générale j’étais quand même mal à l’aise avec la violence qui se dégage de l’intrigue, notamment pour les nombreuses scènes se déroulant entre les murs de la colonie.
A une époque, j’avais une forme d’appétit pour les séries (et la non-fiction) parlant de sectes. J’y ai souvent trouvé une catharsis autrement compliquée : l’un dans l’autre, il a longtemps été plus facile de trouver des séries parlant de sectes que des séries parlant de violences sur des mineures commises au sein de la population générale (de la même façon qu’on trouve plus facilement une série sur la secte de Schäfer que des séries sur les abus commis par l’Eglise catholique dans divers pays du monde… même si heureusement il y a des exceptions, comme Devil’s Playground par exemple). Par plusieurs aspects, je retrouvais ma propre expérience dans le fonctionnement de ces sectes : les interdits stricts, la coupure d’avec l’extérieur, la soumission totale. La violence physique, mais aussi psychologique. La peur, dans chaque action. L’impression permanente d’être observée en attendant la prochaine faute pour laquelle être punie. Le contexte était, évidemment, différent, parce que les abus dont j’étais victime ne s’appuyaient pas sur une quelconque forme de religion, mais les autres facteurs étaient très similaires. Je n’étais pas la seule à faire le lien : on m’a souvent demandé, en m’entendant parler de mon expérience de la maltraitance, si mes parents étaient des fondamentalistes d’une quelconque religion. Ce n’était pas du tout le cas, mais à bien des égards, la proximité de nombreuses pratiques rendait la comparaison recevable. Aujourd’hui, toutefois, c’est différent. L’appétit pour ces séries (et la non-fiction) s’est résorbé ; je n’ai plus autant besoin de catharsis. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’ai guéri, loin de là. Je fais encore trop de cauchemars pour prétendre une chose pareille. Mais le besoin n’est plus le même, peut-être parce que je n’ai plus besoin d’identifier les comportements comme c’était le cas à un moment. Alors, ce que Dignity / Dignidad remue, je m’en passerais bien.
Cependant je trouvais important de quand même essayer de jeter un oeil à la série, et maintenant que c’est chose faite, de vous en toucher deux mots. Regardez, ne regardez pas… faites ce qui est le mieux pour vous. La curiosité c’est bien, mais jamais au mépris de votre santé mentale.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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