« Mon frère, il y a des personnes qui aiment l’endroit auquel elles appartiennent« .
Voilà plusieurs mois que je veux vous parler de plusieurs séries indiennes extrêmement recommandables ; j’avais prévu de vous faire une petite semaine spéciale bien sympa, mais entre le volume de publications et la quantité de recherche nécessaire à bien faire le truc, pour le moment, ça n’est pas prêt. Dans l’intervalle, des séries continuent bien-sûr de sortir, et hier c’était le tour de Ghar Waapsi, une série de Disney+ Hotstar (qui, d’après mon expérience, a vraiment d’excellentes séries dont je ne suis pas certaine qu’elles apparaissent sur le catalogue non-indien, et c’est un drame en soi). Or, il était hors de question d’attendre pour vous en parler, vu le coup de cœur que je viens de me prendre.
Couleurs vives, distribution souriante… Son matériel promotionnel ressemblait à celui de nombreuses comédies indiennes, et je n’étais pas sûre de ce dans quoi je mettais les pieds, mais il s’avère que Ghar Waapsi est une chronique désarmante d’un désenchantement qui nous touchera toutes.
Et puisqu’on parle de matériel promotionnel, il faudra un jour qu’on parle de ces pays où la culture télévisuelle autour des posters est telle qu’il est quasiment impossible de trouver des images de grande taille en bonne qualité ET avec un ratio correct. Punaise, les mots me manquent parfois. Ya pas que l’Inde, j’ai remarqué un problème dans plusieurs pays arabophones aussi, mais Hotstar est une succursale de Disney, ya aucune excuse.
Pourtant, au départ, Shekhar Dwivedi semble avoir réussi sa vie : il n’a même pas encore 30 ans qu’il a déjà réussi de brillantes études en management ; est parti « pour la ville », comme on dit, en l’occurence Bangalore ; a intégré une start-up à un poste important ; et jongle entre les responsabilités, qu’il partage en partie avec son collègue et ami Anuj. Il envoie régulièrement de l’argent à sa famille qui vit à Indore, à défaut de revenir les voir régulièrement. Pourtant, dés les premières minutes de cet épisode introductif, le vernis se craquèle : Shekhar est stressé, notamment par les questions d’argent (il a des prêts en plus de son prêt étudiant), et il commence à étouffer. Le problème se résout de lui-même, si l’on peut dire, lorsque Shekhar et Anuj sont licenciés, l’entreprise décidant de liquider tout son service. Il a la ferme intention de trouver un bon boulot, dans une entreprise en pleine croissance, qui recrute, et avec une culture d’entreprise décente. Sauf qu’une compagnie comme ça, ça n’existe pas… et après 3 mois infructueux, ses ressources épuisées, Shekhar décide de rentrer dans sa famille, à Indore, et chercher un travail depuis le domicile familial. Il va rebondir, c’est sûr.
Sauf qu’il ne rebondit pas.
En temps normal, les séries se basant sur le trope du « retour à la maison » (qui est généralement une petite ville comparée à celle où le héros a « échoué » à se faire une vie) m’agacent au plus haut point. Dans une majorité de ces fictions, ces mécanismes sont paresseux : le protagoniste revient au bercail, réalise qu’il a besoin de ce qu’il a toujours eu sous les yeux (ou que ce qu’il a toujours eu sous les yeux est ce dont il a besoin, au choix), ce qui souvent s’accompagne d’une romance renouée avec une vieille connaissance COMME PAR HASARD. On en tire généralement la conclusion qu’il vaut mieux un petit chez soi, tout ça tout ça.
Pour être tout-à-fait honnête, Ghar Waapsi ne déroge pas complètement à cette règle (quoique, je demande à voir le tour que prend cette romance), mais y apporte des nuances bienvenues qui font une sacrée différence. D’abord, le stress de Shekhar ne disparaît pas comme par magie : la vie à Indore n’est pas idyllique ni même calme ; ses parents sont fières de lui, bien-sûr (ou en tout cas fières de la réussite qu’il avait jusqu’à trois mois en arrière, vu qu’il ne leur a pas dit qu’il avait perdu son travail…), mais ce sont des parents. Les relations avec elles sont frustrantes, et vers la fin de cet épisode d’exposition elles deviennent même carrément hostiles lorsque Shekhar refuse que ses parents lui arrangent un mariage, ou parlent de mariage tout court. L’incident qui déclenche une grosse engueulade n’est pourtant qu’un détonateur agissant sur une poudrière qui ne demandait qu’à imploser : Shekhar et ses parents n’ont pas grand’chose en commun, ne se parlent pas, et se considèrent, dans une certaine mesure, avec une sorte de mépris mutuel. Ses parents pensent savoir mieux que lui ce dont il a besoin (ce sont des parents, quoi !), et lui, qui a tout fait pour se sortir d’Indore, voit d’un oeil très négatif leur provincialisme. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’amour dans cette famille, mais l’amour dans une famille, ça n’en est pas moins compliqué, et Ghar Waapsi ne gomme pas ces aspérités, les utilisant au contraire.
Plus important encore, tout cet épisode, qui suit Shekhar à son retour à Indore, insiste de façon répétée sur un point qui est absolument absent de la plupart des séries sur le retour au bercail : Shekhar n’est pas le seul à avoir évolué avec le temps, Indore aussi a énormément changé. La dernière fois qu’il y avait posé les pieds, c’était à l’occasion de quinze jours à peine pour Diwali, deux ans plus tôt. Il n’avait pas eu le temps de faire ni de voir grand’chose, et le voilà qui débarque un peu, maintenant, en découvrant que sa ville natale n’a rien à voir avec ses souvenirs. C’est vrai pour des détails comme par exemple les marchands du temple où prie sa famille, ou l’ouverture d’un nouveau salon de thé ; mais c’est aussi vrai pour des choses plus importantes, comme le fait que sa mère fait de la tension artérielle, ou que son frère comme sa sœur ont désormais une vie amoureuse dont il ignorait tout. C’est-à-dire que non seulement c’est déroutant pour le héros de passer à nouveau du temps à la maison, mais surtout, ce qui me parle, c’est que Ghar Waapsi n’est pas en train de nous dire que Shekhar a toujours eu sous les yeux quelque chose de valeur. Le temps passe à Indore aussi, ce n’est pas une bulle loin du monde ; la valeur de la ville a changé, si tant est qu’elle en ait une. Or, si Shekhar doit faire sa vie à Indore (au moins temporairement ?), c’est forcément très déroutant pour lui, parce qu’il a passé la majeure partie de sa vie à fuir cette ville. Tout ça pour réaliser qu’il ne la connaît plus ! Cela ne fait qu’ajouter à sa sensation d’être perdu dans la vie, et cela rend ce retour inconfortable à de nombreux égards.
C’est cette variation du trope, plutôt rare dans ce genre d’histoires (qui au contraire ont tendance à dépeindre ces villes natales comme immuables, et même parfaites parce que conservatrices), qui me plaît le plus ici.
Le ton du premier épisode de Ghar Waapsi oscille entre un joli human drama (ce n’est pas sale) et, l’air de rien, une critique assez acerbe du monde dans lequel la génération de Shekhar est en train de vivre. Les temps sont durs et rien ne va, ce qui ne fait qu’augmenter l’angoisse du héros ; il a d’ailleurs une véritable crise d’anxiété vers la fin de l’épisode qui prend aux tripes. Comment n’en ferait-il pas ? Même en faisant tout « comme il faut », il n’arrive pas à se créer une vie agréable ou même confortable ; en témoignent les appels répétés d’un organisme de recouvrement. Le désenchantement de Shekhar est compréhensible, d’autant qu’il était supposé avoir « réussi » et qu’il y a maintenant une dimension humiliante à avoir perdu son emploi, et donc son statut (sans parler de l’argent qu’il ne peut plus donner à ses parents, et toute la symbolique derrière). Quand il avait un travail, il avait du mal financièrement… et maintenant il n’a même plus de travail. Au-delà de ça, pendant l’une de ses conversations téléphoniques avec Anuj (qui semble avoir retrouvé un travail), les deux jeunes hommes parlent du poste idéal : Shekhar voudrait une entreprise dont les finances vont bien, qui ne serait pas éclaboussée par un scandale Me Too, où il y aurait une politique équilibrée et respectueuse sur le temps de travail et le temps personnel… mais comme lui fait remarquer Anuj, une entreprise comme ça, ça n’existe juste pas. Même la start-up où ils travaillaient ensemble jusque récemment était finalement toxique, vu qu’ils ont été virés du jour au lendemain.
Ce n’est pas comme ça que le monde était supposé fonctionner ; mais Shekhar réalise qu’en fait, le monde ne fonctionne pas selon les règles qu’il pensait exister. Ni le monde adulte, ni même le monde de son enfance. C’est particulièrement palpable pendant la scène au salon du thé, au cours de laquelle il tombe des nues en apprenant qu’un type qui a eu une carrière encore plus florissante que lui (aux USA !) est revenu à Indore pour ouvrir l’établissement, plutôt que mener la grande vie à laquelle il semblait destiné. Shekhar n’arrive pas à comprendre ce choix, qui ne coïncide pas avec la façon dont il a toujours pensé que les choses devaient se dérouler. Cela augure d’une intéressante remise en question.
Ghar Waapsi n’est donc pas l’histoire d’un retour aux sources, mais d’une nécessité de s’adapter à une réalité brutale. Même si cela semble injuste que de devoir se confronter à autant de déceptions… Je dois dire que cette approche me parle beaucoup, et je vais donc séance tenante surveiller les épisodes suivants. Loin de moi l’idée de vous dicter votre comportement, mais ce ne serait pas la pire idée au monde d’en faire autant.