Ce mois-ci j’ai déjà parlé de plusieurs séries japonaises, mais que voulez-vous, je suis dans une phase. Cependant, celle dont je m’apprête à parler aujourd’hui est très différente : il s’agit d’une des rares séries d’anticipation produites sur l’Archipel. Si les séries high concept ont été nombreuses, depuis environ quinze ans, à apporter de la science-fiction sur les écrans nippons (je vous en avais présenté un bref historique ici), en revanche de vraies séries d’anticipation ont rarement vu le jour. 17 Sai no Teikoku a qui plus est l’originalité supplémentaire d’être une série politique… un genre qui, lui non plus, n’est pas courant sur les écrans de ce pays.
Son postulat ? Dans un futur proche (officiellement, la série se déroule en 202X), le Japon connaît de graves crises : PIB au plus bas depuis l’après-Guerre, chômage au-dessus des 10%, population vieillissante (40% des Japonaises ont plus de 65 ans), et même exclusion du G7… et les choses continuent d’empirer. C’est évidemment sans même mentionner des problèmes plus globaux, qui ne touchent pas que le Japon mais viennent empirer sa situation difficile, comme évidemment le changement climatique.
Cette période sombre de l’Histoire du pays est surnommée « Sunset Japan » (en anglais dans le texte), une référence évidemment au soleil levant qui a longtemps été le symbole de la nation, mais ici clairement décrit comme en plein déclin. De nouveaux problèmes nécessitant de nouvelles solutions, le gouvernement japonais, dirigé par le Premier ministre Washida, décide de mettre en place le projet « Utopi-AI » (abrégée « UA ») : l’installation d’une intelligence artificielle, Solon, à vocation de planification politique, suivie par l’application de ses décisions par un gouvernement humain. Quand la série commence, le projet UA va travailler sur une ville-test de 100 000 habitantes, Aonami.
Sauf que ce n’est pas exactement de Solon que dépend Aonami, mais de la personne sélectionnée par Solon pour diriger la ville pendant les 3 prochaines années… un adolescent de 17 ans. Si tout se passe bien, le programme sera ensuite étendu à la politique de tout le pays.
Pour être précise, Solon est composée de trois super ordinateurs (chacun installé dans une tour surplombant Aonami) travaillant de concert, mais sur des sujets distincts, pour créer des simulations de politiques. Tri (le triangle rose) est chargé de la croissance économique ; Hexa (l’hexagone vert) est responsable de la culture et la vie quotidienne ; Nona (le nonagone bleu) supervise l’écologie et la durabilité au sens large. Ces ordinateurs communiquent entre eux, mais s’expriment par une voix commune, celle de Solon (que 17 Sai no Teikoku a voulue relativement androgyne), et qui synthétise les informations ; cependant selon les situations, Solon peut proposer trois projections différentes, chacune étant basée sur les priorités d’un ordinateur différent.
A charge ensuite pour le gouvernement local de décider, ou non, des choix découlant des simulations proposées par les trois piliers de l’intelligence artificielle. Aonami est, à ce titre, transformée en une administration indépendante, remplaçant son conseil municipal le temps des 3 années que doit durer l’expérimentation par un gouvernement resserré constitué uniquement de personnes jeunes.
Dans 17 Sai no Teikoku, la « jeunesse », c’est relatif : les personnes postulant au projet UA avaient entre 15 et 35 ans. Toujours est-il que parmi les 10 000 candidates à la gouvernance d’Aonami, 4 profils ont été retenus pour en former le gouvernement expérimental : Kan Hayashi, ministre de la Santé, des Affaires sociales et de la Culture, âgé de 22 ans ; Suguri Saiga, ministre des Finances et de l’Economie, âgée de 22 ans ; Teru Washida, ministre de l’Environnement et des Ressources, et natif d’Aonami (…et, oui, vous aurez remarqué son nom de famille), âgé de 25 ans… et enfin, comme je le disais, le Premier ministre de ce gouvernement, Maki Aran, âgé de 17 ans, donc.
L’âge de ce gouvernement, aussi local et expérimental soit-il, choque naturellement les esprits, à plus forte raison dans un pays où l’ancienneté est une valeur fondatrice de beaucoup de relations sociales. La première réaction de la presse est de se demander si les personnes placées à la tête d’Aonami ont l’expérience nécessaire pour de telles responsabilités. Mais c’est là que se joue la présence de l’intelligence artificielle dans notre dynamique : l’expérience, ce sont les données que traite Solon. Cela représente bien plus que l’expérience d’une personne humaine, ou même quatre ; il est donc possible d’en faire abstraction lors de la sélection des candidats.
Et de toute façon, il ne s’agit que d’un projet temporaire et local, le Premier ministre Washida rappelant qu’il est encore à la tête du pays. C’est bien son gouvernement qui endossera la responsabilité des résultats, positifs ou négatifs, obtenus à Aonami… et, parce que 17 Sai no Teikoku est optimiste mais pas naïve, ce point s’apprête à revêtir une importance non-négligeable. En tout cas, pendant ce temps, Maki Aran constitue son cabinet, et demande à Sachi Sagawa, une adolescente de 17 ans également qu’il avait rencontrée sur un forum de discussion politique pour ados, de devenir sa conseillère spéciale. Elle se voit ainsi offrir l’opportunité de déménager, avec toute sa famille et tous frais payés, à Aonami pour les 3 prochaines années.
La série est essentiellement écrite de son point de vue (bien que conseillère, la série l’utilise principalement comme témoin), mais sans s’interdire une certaine omniscience à l’occasion
Je passe un peu de temps sur ce qui représente, à peu près, le premier quart d’heure de la mini-série, mais vous comprenez évidemment que dans 17 Sai no Teikoku, tout est à inventer.
Quand bien même la série se passe dans quelques années, ou juste quelques mois peut-être (202X, ça se trouve, c’est la semaine prochaine…), elle introduit de nombreuses différences avec notre expérience du monde, et notamment le fonctionnement de celui-ci. Ou plutôt, propose une rupture. Le propos de la série est précisément que cette rupture est nécessaire, ne cessant de répéter combien les « adultes » (là encore, c’est relatif) ont failli à leur tâche de veiller au bien-être et au développement du pays, et combien cette révolution est souhaitée par la jeune génération. 17 Sai no Teikoku ne recule pas devant l’expression de la frustration de toute une classe d’âge (enfin, une partie de celle-ci ; la série mentionne aussi l’apathie ou les préoccupations plus superficielle de quelques adolescentes à travers des personnages d’importance réduite, comme le frère de Sachi), désemparée devant le refus par ses aînées de prendre à bras-le-corps les problèmes du pays. Il y a urgence à faire quelque chose pour toutes les Japonaises, et pas juste à s’occuper de ses propres intérêts ou même sa propre survie. Il est temps de changer les choses.
Sauf qu’évidemment, entre vouloir du changement et être capable de l’insuffler, il y a une différence.
Le problème d’une série comme 17 Sai no Teikoku, c’est qu’elle est bien obligée de faire des propositions, certes par l’entremise de ses jeunes personnages. Elle ne peut pas laisser les choses ouvertes, mais du coup, ça veut dire qu’elle influence aussi ce que ses spectatrices vont considérer comme de l’innovation (et la créatrice de la série, Reiko Yoshida, a… 54 ans). Une bonne partie des solutions trouvées pour Aonami semblent cependant reposer sur les compétences que l’on peut tirer de Solon.
Sachi est aux premières loges pour assister aux premières d’entre elles, prises par Maki avant même son arrivée au sein de son cabinet. Cela inclut par exemple de diffuser en direct, sur internet, les réunions du gouvernement d’Aonami, mais aussi de rendre publique, de façon quotidienne, la performance de chaque membre de ce gouvernement. Ensuite, il se débarrasse du conseil municipal : une instance de politique politicienne héritée du temps où Aonami n’avait pas encore son propre gouvernement, et capable de mettre des bâtons dans les roues du projet UA (sans parler des économies considérables ainsi opérées, qui peuvent être réinjectées dans d’autres projets bénéficiant plus directement à la population). Finalement, les habitantes d’Aonami étant désormais toutes équipées de divers objets connectés en temps réel à Solon, l’IA peut proposer un vote et intégrer leur avis directement dans son jeu de données, au lieu de se reposer sur des politiciens supposément représentatifs.
Au pire, Maki approve une nouvelle directive permettant au Premier ministre (lui-même, donc) d’être destitué si son taux d’approbation tombe sous les 30% (ce qui est déjà généreux). Je crois bien que c’est la première fois que j’entends une série japonaise évoquer la démocratie participative !
Ce n’est que la première des expériences de pensée que propose la mini-série à ses spectatrices, sur des mesures spécifiques. Alors certes, comme d’habitude à la télévision japonaise, il ne s’agit pas d’employer de termes techniques et encore moins politiques : népotisme, démocratie participative, gentrification, crédit social, coupes budgétaires, réforme de la fonction publique, etc. Cela n’empêche pas de mettre en scène et d’interroger les concepts en question. Peut-être bien que c’est une meilleure méthode, dans le fond…? Je vous laisse juges.
17 Sai no Teikoku ne recule pas devant la tâche : même si nous n’avons pas accès à ses pensées, nous assistons bel et bien aux décisions prises par Maki, qui s’appuie sur les données factuelles fournies par Solon… mais aussi sur son désir ardent d’écouter la population, un peu à la surprise générale. Cela apaise certaines craintes (il n’est pas un despote à la merci d’un ordinateur lui dictant quoi faire), mais cela en avive d’autres (la mesure de popularité a ses défauts, en matière de gouvernement). Devrait-il être plus objectif ? Moins ? Quel est le juste milieu ? Quelle est la juste politique ?
Dans tout ça, la série prête aussi l’oreille aux glapissements d’agonie de la classe politique « à l’ancienne », celle qui voulait utiliser le projet UA pour se faire mousser, celle qui pensait que le projet UA ne serait qu’un exercice de relations publiques, et celle qui… ma foi, est en train de prendre conscience que le changement est peut-être moins hors de portée qu’il n’y paraissait. 17 Sai no Teikoku, au cours de ses seulement 5 épisodes, ne manque pas une occasion d’écorcher ce milieu, avec tous ces hommes âgés qui s’entendent si bien et ont des accords entre eux… que Maki vient bouleverser. Voire renverser. La colère de la série se fait écho à la jeune génération que 17 Sai no Teikoku représente : les méthodes d’avant ne marchent pas. Plus important encore : on n’en veut plus. On refuse ce système. Qu’est-ce qu’il a fait pour le pays, ce système ? Il n’a bénéficié qu’à ceux qui en faisaient partie et en suivaient les codes. Mon Dieu, non, 17 Sai no Teikoku ne manque pas de venin pour parler de la politique politicienne de papa… mais, attention, pas sans une motivation scénaristique derrière. Ne comptez pas sur moi pour vous la dévoiler, cependant.
Les lectrices les plus fidèles de ces colonnes se souviendront peut-être que, fin 2019, la télévision publique japonaise NHK avait diffusé une autre mini-série d’anticipation, ressemblant plutôt à une série catastrophe celle-là : Parallel Tokyo.
Celle-ci essayait d’insuffler à ses spectatrices de tous âges le sentiment d’urgence à se préparer à « The Big One », le séisme qui devrait, un jour ou l’autre, toucher la capitale nippone et y causer d’immenses dommages. La mini-série était diffusée dans le cadre d’une semaine spéciale, remplie de reportages, émissions d’information, et débats, consacrée à avertir la population sur les risques, sur les gestes de survies, mais aussi quant au traitement de l’information dans l’urgence. Bref, NHK remplissait sa mission de service public, et Parallel Tokyo, loin de n’être qu’une série de divertissement, en était l’un de ses outils de prévention.
Eh bien c’est un peu la même chose qui s’est déroulée ici avec 17 Sai no Teikoku : la série a été diffusée dans le cadre de l’initiative Kimi no Koe ga Kikitai (« je veux entendre ta voix »), une campagne encourageant les jeunes Japonaises à s’investir dans la politique de leur pays. Plus largement, Kimi no Koe ga Kikitai a pour but d’améliorer le sort de la part la plus jeune de la population nippone. C’est que, voyez-vous, en 2020, l’UNICEF a mis le Japon à la 37e place sur 38 dans son classement sur le bonheur des enfants ; la télévision publique a donc essayé, par divers programmes, d’interroger les raisons de cet état de fait, et d’envisager des solutions. La dimension politique n’en est qu’une parmi d’autres abordées dans ces programmes lancés courant mai. 17 Sai no Teikoku est donc plus qu’une série de science-fiction : c’est une série qui veut envisager un avenir qui, certes, n’est pas exactement possible à l’heure actuelle, mais enfin, ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas y croire.
Cela en fait l’une des rares utopies de fiction à la télévision ; et en plus, elle a été écrite en espérant être une prophétie auto-réalisatrice. Pas nécessairement pour le volet intelligence artificielle, mais pour le volet intelligence de la jeunesse, en tout cas.
Depuis quelques heures tourne la video d’une interview d’une militante appelée Sasha, interviewée sur RMC d’un ton accusateur qu’Apolline de Malherbe n’emploierait jamais avec des politiciennes au pouvoir. Le mépris de la femme embauchée comme journaliste face à celle, plus jeune, qui essaie d’expliquer sa position alors qu’elle fait face à des réactions condescendantes et des raccourcis orientés, agace pas mal de monde. Sasha essaie d’en appeler à l’empathie de son intervieweuse en lui demandant comment elle regardera ses enfants en face dans quelques années, ce qui a pour résultat de voir Apolline de Malherbe essayer de la « pousser à la faute », rapprochant l’absence d’enfant et/ou de désir d’enfant à un acte militant (dont il est sous-entendu que Sasha le préconiserait pour tout le monde, ce qui ne sont pas ses propos), puis finalement à un déni d’humanité. Pendant ce temps, le chyron pose une question à peine moins biaisée : « Faut-il plus de radicalité pour une vraie prise de conscience ? ». Parce qu’on en est encore à parler de prise de conscience alors que la maison est déjà en feu.
Ce que cet échange traduit, c’est une incompréhension fondamentale entre deux générations, séparées non seulement en âge (lequel semble autoriser la journaliste à réprimander son invitée lorsqu’elle ne lui donne pas les réponses qu’elle veut), mais aussi et surtout par le contexte. Ces différences semblent inconciliables, non pas à cause des années qui séparent les deux femmes, mais parce que l’une n’a pas à vivre les circonstances de l’autre. Il est question de climat et ça dévie sur la démographie ; mais il pourrait être question de n’importe quoi d’autre. Dans le fond, ce que cet entretien montre, c’est que rien ne peut réellement fait ressentir aux générations précédentes les raisons du rejet de certaines normes. Ce n’est pas que Sasha ne veut pas d’enfant parce que personne ne devrait en avoir ; il n’y a pas de jugement de valeur, il y a juste un cri : « Est-ce que vous pensez que j’ai envie d’avoir un enfant dans ce monde-là ? ». Sans même parler d’être une personnalité affichant ses positions politiques de droite ouvertement, quelqu’un qui a eu 4 enfants dans le confort ne peut pas entendre ça. Encore moins le comprendre. Et encore moins l’accepter.
Mais on ne lui demande pas d’accepter. Le choix n’est pas le sien. Elle a déjà fait ses choix. Ma génération a déjà fait ses choix, et les conséquences se ressentent sur la génération de Sasha. 17 Sai no Teikoku explore cela. Cette façon dont les choix de Maki et son gouvernement sont incompréhensibles pour la classe politique et pour la presse. Et, parfois, impopulaires auprès des citoyennes, aussi, en particulier les citoyennes âgées qui forment, population vieillissante oblige, une énorme proportion des votes.
Et pourtant, il ne s’agit pas d’une position radicale pour le régime de la génération Z ; il s’agit de la seule position possible. Quand on subit les décisions d’autrui, on n’est pas radicale : on est acculée.
17 Sai no Teikoku, bien-sûr, parce que c’est une série japonaise d’anticipation politique (…et tous les termes de cette proposition pèsent de tout leur poids ici) ne parle pas explicitement de radicalité, mais elle la décrit comme une impérieuse nécessité, la colère et la révolte qui l’anime… et, aussi, ses limites. Car cela ne garantit pas qu’aucune erreur ne sera faite ; mais l’ancien régime a fait les siennes déjà, et les conséquences se paient déjà. L’ancien empire est à bout de souffle, et ce n’est pas qu’à cause de la température en cette canicule de juin.
Il est temps de passer le relai. Il est temps de faire place à la prochaine génération. Il est temps d’écouter leur voix. Kimi no Koe ga Kikitai.
Encore faut-il que cette voix se fassent entendre.
Bonjour, la télévision publique japonaise aurait-elle puisé dans mon cerveau pour trouver la série qui cocherait toutes mes cases ? On se le demande. Mais alors oui, la série va directement entrer dans ma PàL parce que en tant que jeune (bon millennial, pas gen z, mais la dernière année), « étudiante » en sciences po et activiste pour le climat, ça m’intéresse.