C’est l’un des succès de la télévision de network aux USA cette saison : la comédie Abbott Elementary a, un peu à la surprise générale, conquis le cœur de tout le monde. De ses audiences à la critique, cette série sur l’école publique a réussi là où aucune autre série avant elle sur ce sujet n’avait pu se faire une place dans l’imaginaire collectif. Elle l’a fait avec une humilité qui l’honore, qui plus est, puisque la série n’a cessé d’utiliser son influence pour… soutenir l’école publique : par exemple en utilisant une partie de son budget pour payer des fourniture scolaires, et ce mois-ci, à l’occasion de la Teachers’ Appreciation Week.
Au moment de son lancement l’an dernier, je vous avais touché quelques mots sur son premier épisode. Puisque la série est désormais assurée de revenir (il faudrait être idiote pour ne pas renouveler une des rares séries récentes qui fasse l’unanimité !), causons donc de l’intégralité de sa première saison.
Pour être totalement honnête, je n’ai jamais réussi à écarter complètement au cours de cette saison mes difficultés avec le format de mockumentary choisi par la série.
C’est un sous-genre de la comédie que j’ai tendance à trouver très vite répétitif : on montre une chose, mais en suggérant perpétuellement que cela ne reflète pas la vérité ou seulement une partie, et on insiste ensuite sur le fossé entre ce qui est vu et ce qui est réel. Le mockumentary a tendance à jouer essentiellement sur deux ressorts, ensemble ou séparément : l’humiliation et/ou l’hypocrisie. Une protagoniste qui se rend ridicule devant les cameras qui la filment se sentira plus tard obligée de s’expliquer pour minimiser l’incident, une personne tout sourire devant son comportement la critiquera en aparté plus tard, une protagoniste fera montre en public d’un comportement différent de celui qu’elle revendique pendant les séquences talking heads… La plupart du temps, cela définit un personnage de façon permanente, et la blague me semble vite tourner en rond ; Abbott Elementary ne fait pas vraiment exception à cette règle.
Aussi, pendant cette première saison, on observera à de maintes reprises Janine essayer de courir après l’approbation d’autrui, alors qu’elle semble souvent ridicule à son entourage professionnel (et à l’occasion, à ses propres élèves). Plusieurs épisodes la verront se gargariser de ses intentions nobles, alors que dans le même temps on la verra surtout essayer de prouver qu’elle est digne d’affection (au mépris du respect, souvent). Il y a pas mal de cringe dans nombre de ces séquences, et c’était un peu ce que je redoutais car je ne trouve jamais ce procédé humiliant drôle non plus. Fort heureusement, même s’il m’est arrivé plusieurs fois de ressentir de l’embarras de seconde main, Abbott Elementary ne perd jamais sa tendresse de vue, et finit par trouver un équilibre avant la fin de l’intrigue. Janine n’est donc jamais totalement pathétique ; en particulier parce que ses intentions, même lorsqu’elles trahissent une confiance en soi appauvrie, restent nobles.
La bonne nouvelle, c’est que c’est vraiment l’un des très rares défauts de cette saison initiale. Abbott Elementary emploie les codes du mockumentary en dépit de son message central, ou parfois ne maîtrise pas toujours les codes de son genre d’adoption (la camera se trouve à certains endroits où elle n’est pas supposée filmer, par exemple), mais sur le fond, elle exécute un sans faute.
Sa vision sans merci de l’éducation étasunienne publique est inversement proportionnelle à l’admiration qu’elle porte envers son personnel enseignant. Le message de la série est que les profs sont humaines, après tout ; mais l’institution devrait être meilleure et, à ce titre, est donc impardonnable. L’institution devrait se montrer irréprochable et soutenir les institutrices au bas de l’échelle, or elle fait tout le contraire, et fait se reposer sur leurs épaules toujours plus de difficultés ; cet abandon par leur hiérarchie pousse lesdites profs à devoir développer des stratagèmes surhumains. Petites et grandes combines, bricolages avec des bouts de ficelle, et tentatives désespérées pour faire bouger les choses ne serait-ce que d’un pouce, se succèdent entre les murs de l’école primaire. Sans même donner les résultats attendus, la plupart du temps.
Dans la série cependant, rien n’est totalement immuable : Abbott Elementary a une attitude qui n’est pas défaitiste, mais qui reste consciente que la bataille ne se gagne jamais qu’à petite échelle. Et encore, non sans peine, et à condition de se satisfaire de demi-victoires.
Janine est régulièrement le moteur de ces tentatives, mais jamais isolée : son élan est régulièrement communicatif, si bien qu’elle embarque d’autres personnages dans son sillage. Ses efforts ne sont pas toujours bien dirigés, en raison non seulement de son idéalisme mais aussi son inexpérience, et la série travaille beaucoup cet aspect : Janine a des choses à apprendre. Elle n’est pas la seule (Jacob aussi, qui a débuté au même moment qu’elle, ou encore Gregory, qui est encore plus vert), mais la bonne nouvelle c’est qu’elle peut se reposer sur l’expérience, à la fois du métier et de l’institution, d’enseignantes plus rodées comme Melissa ou bien-sûr Barbara. Il y a d’ailleurs quelques interactions très intéressantes au fil de la saison, comme par exemple le choix (sur le moment saugrenu, et au final incroyablement pertinent) de rapprocher Jacob et Barbara. Parallèlement, l’inexpérience de Janine est relative comparée à celle de Gregory, et elle est évidemment ravie de partager ses quelques certitudes avec lui. Le dernier épisode de la saison sous-entend d’ailleurs que Janine a, l’air de rien, beaucoup progressé malgré les multiples erreurs qu’on l’a vue accumuler, preuve au passage que le côté parfois humiliant de cette première saison est appelé à s’estomper. J’aurai juste un bémol sur Gregory, dont la personnalité semble n’avoir été décrétée qu’en cours de saison (tout d’un coup on apprend qu’il est assez psychorigide), probablement parce que juste en pincer pour Janine ne pouvait pas être un trait de caractère durable.
Si certaines employées de l’école n’ont pas toujours la chance d’être très nuancées (la principale, Ava, a bien droit à une tentative d’humanisation à un moment, mais elle ne prend absolument pas parce que le personnage est trop clownesque), globalement on a droit à de très jolis arcs, subtilement orientés vers un apprentissage. Car, oui, quand on enseigne, on apprend ; et Abbott Elementary en fait d’ailleurs un thème récurrent.
Lentement, au cours de sa première saison, la comédie accumule les tuiles, qui s’abattent sur l’école sans prévenir et semblent sans cesse rajouter aux préoccupations de son personnel. Mais ces épreuves solidifient aussi les liens de l’équipe enseignante ; les personnalités si différentes deviennent, régulièrement, moins importantes que les buts communs. Quand on a l’impression d’être seules à pouvoir sauver le navire, on n’a pas vraiment le temps de s’attarder sur ce qui nous oppose, et Abbott Elementary retranscrit bien cette unité dans l’adversité, quand bien même elle trouve parfois ses limites, bien-sûr.
Toutefois, la série ne se réfugie pas derrière cet aspect chaleureux : il ne doit, jamais, compenser le reste. Abbott Elementary est décidée à parler… ma foi, de ce dont il semble que la société américaine soit un peu plus prête à parler depuis très récemment. Les mouvements protestataires des profs prennent de l’ampleur, les articles sur le financement inégalitaire de l’école publique se multiplient, et on trouve sur les réseaux sociaux (en particulier depuis le début de la pandémie) un nombre croissant de profs qui essaient d’attirer l’attention du public, voire de leurs élèves, sur différents aspects de leur métier. Instants touchants du quotidien (comme chez Miss Pam), relatable content (du côté de Ms Woolley), une panoplie de comptes Insta dédiés à embellir les classes à moindre coût ; mais aussi discussions plus détaillées sur la législation, les programmes ou les conditions salariales (du côté du podcast Teachers Off Duty)… Jamais on n’a autant entendu parler de tout ce qui ne va pas dans les écoles publiques des USA.
Abbott Elementary reflète parfaitement ces différents aspects. La série décrit avec honnêteté les embûches dressées par un système rigide, et systématiquement paupérisé, plus encore lorsqu’il s’agit d’une ville comme Philadelphie. L’humour est présent mais n’efface jamais le propos de fond, et on sent que c’est une préoccupation constante dans la série que de ne jamais tourner à la farce superficielle. Non seulement on se refuse à rire des professeures, mais on veut lever le voile sur ce qui les pousse si souvent dans leurs retranchements.
Alors, même avec ses quelques maladresses, Abbott Elementary se regarde avec plaisir. Mieux : elle apparaît comme nécessaire. La télévision étasunienne ne manque pas de séries expliquant à longueur de saison combien le métier de flic est difficile, et beaucoup de choses ont été écrites (en particulier à l’été 2020…) sur la façon dont la fiction a longtemps normalisé cette institution, comme plusieurs autres, aux yeux du grand public .. Il était plus que temps qu’une série fasse de même pour une profession autrement plus maltraitée, et une institution dont les budgets ne cessent de fondre. L’école publique mérite qu’on détaille son fonctionnement et ses difficultés ; son personnel mérite qu’on le mette au premier plan ; et, aussi, ses petites usagères méritent que le grand public se pose des questions sérieuses sur la façon dont on abandonne l’éducation. Voilà qui vaut bien de se coletiner quelques scènes de mockumentary peu inspirées ici et là.
Effectivement, c’est très important comme série si ça peut en plus changer les mentalités (il en faudrait une en France aussi), je me demande si ça va parler des fusillades dans les écoles, à l’heure où au lieu légiférer certains Républicains veulent faire porter la responsabilité sur les profs.
Justement la créatrice Quinta Brunson (qui joue aussi Janine) a beaucoup eu la demande ces derniers jours, forcément, et sa réponse est cinglante. Ca l’a beaucoup mise en colère qu’on attende plus de sa série humoristique que des personnalité politiques capables de changer les choses, j’ai l’impression. Personnellement je peux comprendre que les gens aient besoin d’une forme d’exutoire, ou espèrent que les représentations feront bouger les choses ; mais des séries qui parlent de school shootings le temps d’un épisode (ou plus ; je sais pas si tu as lu la review de Bête noire par exemple), ça ne manque pas et ce n’est pas ça qui fait avancer les choses.