On ne parle que fiction, dans ces colonnes ; pas d’actualité. Donc parlons de Years and Years.
Je sais, cette review arrive un peu tard, considérant que cette série britannique a été diffusée par BBC One en 2019.
Justement, au moment de sa diffusion, je n’avais pas vraiment envie de la voir : ce que j’en entendais me faisait craindre que je n’aurais pas les nerfs pour. Et puis, quand la pandémie nous a explosé à la gueule comme une pluie de postillons empoisonnés, je n’ai pas voulu en rajouter. Et puis, et puis, et puis.
La réalité c’est que, depuis quelques années, je regarde moins de séries qui font monter mon angoisse. Je me promets de les regarder un jour, de les faire remonter sur ma liste, comme Unbelievable, Chernobyl ou The Act (toutes lancées en l’espace de quelques mois de la même année). La critique est dithyrambique. Les récompenses pleuvent. Mon entourage téléphagique me répète de m’y mettre. Rien à faire.
Pour être totalement sincère, ça ne me rend que plus anxieuse. Je sens de façon diffuse à quoi on doit l’élan autour de ces séries : à leur sujet au moins autant qu’à leur exécution.
Pourtant je n’ai jamais fait partie des gens qui évitent les sujet dits « anxiogènes ». Une part de moi leur court même après. Et pendant tout ce temps, ce temps que j’ai passé à éviter depuis trois ou quatre ans au moins ces séries qui me faisaient peur par avance, j’en ai regardé d’autres sans y réfléchir à deux fois, qui ne traitaient pas de sujets plus gais, et n’en traitaient probablement pas plus mal non plus (sauf que par définition, je ne suis pas en mesure de faire la comparaison). Vous avez vu les trigger warnings vous-même.
Je n’ai honnêtement pas d’explication. C’est quelque chose dont, en fait, je discute aussi peu que possible avec moi-même : pourquoi ces choix télévisuels et pas d’autres. Je crains la réponse… mais qu’est-ce que je ne crains pas ? Je suis une froussarde ; tout me fait peur, de plus en plus. L’anxiété me dévore un peu plus chaque jour, à chaque nouvelle, à chaque notification. Alors, à part que je n’ai aucun courage, aucune idée de ce qui me bloque.
Paradoxalement me voilà, en avril 2022, à être tellement étranglée par l’anxiété que je ressens le besoin de me mettre devant plusieurs de ces séries que j’ai évitées pendant tout ce temps. Il y a soudainement comme une urgence. Et en même temps, il est tard. Peut-être trop.
« It terrifies me because the world keeps getting hotter and faster and madder, and we don’t pause. We don’t think. We don’t learn. We just keep racing to the next disaster, and I keep wondering. What’s next ? Where are we going ? When is it ever going to stop ? »
On regarde Years And Years comme on suit l’information : avec l’impression de voir venir la catastrophe, impuissantes. Non parce que nous avons un peu de recul sur certains des phénomènes décrits par rapport au moment où la série a été conçue, mais parce que la série baigne dans une ambiance de foreshadowing constant. Dans une fiction, c’est le contrat, n’est-ce pas ? Tout ce qui se déroule sous nos yeux est créé par autrui, et là à dessein. Alors quand la série attire notre attention sur certaines lignes de dialogues, sur certaines actions, sur certains mécanismes, nous savons que c’est pour une bonne raison. Nous savons que ça mène quelque part. Nous savons que le flingue de Chekhov n’est pas chargé pour rien. S’il l’était, nous remarquerions et critiquerions le plot hole. Les règles de la fiction sont telles que nous reconnaissons ces indices qu’une escalade nous attend.
Inexorablement, les protagonistes déplorent que tout aille de plus en plus mal, et se précipitent vers le pire. Les membres de la famille ne s’entendent déjà plus dans le chaos ambiant. Ou plutôt, chacune entend déjà des choses différentes de ce qui parvient, confusément, de l’extérieur. Et petit-à-petit, aussi sûrement que la série l’avait (évidemment) prédit, les choses vont de plus en plus mal pour un, pour deux, pour trois membres de la famille.
Sauf que ce n’est pas cette famille. C’est toutes les familles qui lentement accumulent un problème, deux problèmes, trois problèmes. Et puis la crise collective est là quand les problèmes individuels sont trop étendus pour être minimisés.
Obstinément, chaque protagoniste a pourtant vu ses actions comme individuelles. Parce que lorsqu’on est prise à la gorge, c’est finalement assez naturel : qui a le temps pour penser à ce que signifient nos actions dans le contexte de tout un pays ? On n’est personne. On n’est qu’une personne parmi des millions. Alors est-ce que ça compte vraiment, pour qui que ce soit en-dehors de nous, et peut-être de notre famille ?
Les protagonistes qui déploraient que tout allait de plus en plus mal se sont précipitées vers le pire. Elles font du mieux qu’elles peuvent avec les informations qu’elles ont, sûrement… en tout cas c’est ce qu’elles se disent, quand elles s’appellent via le « link » familial. Elles tentent de s’adapter, parce que, que peuvent-elles faire d’autre que s’adapter ? Une petite concession de plus sur le confort ou la sécurité. Elles sont convaincues de faire ce qu’il faut faire, de faire ce qui est juste pour elles vu les circonstances, de veiller à leurs propres intérêts dans la mesure du possible. Elles pensent savoir comment fonctionne le monde, et pouvoir prévoir les conséquences de leurs actions comme si leurs choix étaient indépendants du fonctionnement du monde. Le monde continuera de tourner comme il l’a toujours fait, pas vrai ? Tout ce dont elles ont à se soucier, c’est que leur coin de monde tourne, pour elles, aussi bien que possible.
Mais le monde n’est pas prévisible. Et il n’est pas indépendant de leurs choix.
Dés le premier épisode j’avais envie de hurler. Mais ça ne se fait pas de hurler, alors je me suis sentie agripper quelque chose (j’ai réalisé plus tard que c’étaient mes propres poignets que je serrais) et j’ai continué de regarder. J’aurais pu arrêter de regarder, sauf qu’en même temps, je ne le pouvais pas.
On a beau avoir conscience que ce n’est « que » de la fiction, que ce n’est pas réel, qu’il y a, déjà, des différences entre la réalité et la série (en seulement trois années), on se prend à vouloir savoir quelle est la prédiction suivante. Et surtout, comment ça finit. La seule raison pour laquelle je me suis imposée tout ça, la boule au ventre, c’est que je voulais que Years And Years me disent comment ça finit. Parce qu’objectivement, comment ça pourrait bien finir ? Il n’y a pas de happy ending pour une série comme Years And Years, comme la plupart des séries post-apocalyptiques, le mieux n’est pas envisageable ; et Years And Years n’est même pas post-.
Alors qu’elle me raconte. Qu’elle me raconte tout ce qui nous attend avant la fin. J’avais envie, non : besoin de savoir. Comment ça va finir ? Vers quoi on se dirige ? Comment je vais finir ? A quelle sauce allons-nous être dévorées toutes crues par la spirale infernale de l’humanité ? Plus je questionnais le besoin que j’avais de poursuivre mon visionnage morbide, plus j’avais besoin de vivre l’escalade de désespoir pour avoir la satisfaction de connaître la fin.
J’ai toujours voulu connaître la fin. J’ai toujours voulu qu’on me dise : « et après tout ça, tu vas quand même mourir ». Depuis que je suis enfant, je suis convaincue que pendant mon dernier jour sur cette Terre, tout sonnera comme une ignoble ironie ; si au lieu de me promettre mieux, on m’avait tout de suite dit la fin, je suis convaincue que je l’aurais mieux vécu dans l’intervalle.
Parce que c’est ne pas savoir qui nous rend anxieuse, vous comprenez ? C’est de ne pas comprendre, de ne pas savoir, de n’être pas capable d’anticiper ; c’est le manque de clarté qui nous étouffe d’angoisse. C’est de l’imprévisibilité que vient l’anxiété : cette réalisation que ce que nous pensons être gravé dans le marbre est si volatile, et peut changer à tout moment. La réalité est plus fragile que nos plus profondes certitudes. Tant de choses ne tiennent qu’à un fil, et nous les tenons pour acquises ; nous faisons nos choix en pensant que nous sommes les seules à prendre des décisions, que le monde autour de nous va continuer de fonctionner comme il l’a toujours fait. Mais dans le même temps, on a l’impression que le monde devient fou parce que son fonctionnement nous échappe, il est impossible d’avoir jamais la certitude de le comprendre correctement.
Le monde n’est pas fou, il est juste hors de contrôle, et la vraie terreur nous tenaille lorsque nous réalisons que nous n’avons pas de contrôle, pas comme nous le pensions.
Cette obsession de connaître le futur pour mieux l’affronter, c’était ça, la définition de mon visionnage de Years And Years. Ce n’est effectivement « que » de la fiction, mais c’est tous les outils qu’on a. C’est tous les outils que j’ai. Vous me voyez écrire ici, semaine après semaine depuis plus d’une décennie, alors vous le savez : c’est tous les outils que j’ai jamais eus.
J’ai arrêté le dernier épisode et desserré mes mains, les articulations blanches. Il m’a fallu une minute pour réaliser que je ne respirais pas. Il m’a fallu une minute de plus pour arrêter de penser à la régularité de mon souffle. J’ai tourné la tête, machinalement. Sur le canapé, mon chat, mon vieux chat Tomcat, dormait. J’ai éteint l’ordinateur et je suis allée me noyer dans sa fourrure. Pas parce que je venais de voir Years And Years.
Mais parce que c’était bon d’avoir le choix de regarder, ou non, une série qui nous rend inconfortable ou nous bouleverse. Si seulement tout était toujours aussi simple.
Je n’ai toujours pas regardé Years and Years pour des raisons similaires. Peut-être la regarderais-je un jour.
Maintenant que j’ai du recul sur l’entre-deux tours, je dois dire que c’était pas ma meilleure idée de regarder la série à ce moment-là. Ca a pas mal entretenu mon anxiété.
Cela étant, quand j’ai écrit cette review, j’ai hésité à parler de la fin, surtout que j’attendais tellement de la voir. Forcément je ne vais pas la spoiler, mais je crois que j’aurais dû spécifier que la fin à laquelle je m’attendais n’était pas celle du tout qui s’est produite, et que tout dans Years and Years n’est pas noir. Dont la fin. Après je ne sais pas si elle est exactement rassurante non plus, pour des raisons trop spoilantes… mais enfin, la fin n’est pas le pire dans la série, en tout cas. Voilà, des fois que ça aide à prendre une décision dans un sens ou dans l’autre 🙂