Le malheur au bout du chemin

1 avril 2022 à 23:21

Ibra et Léon ont décidé de quitter tout ce qu’ils connaissaient pour partir tenter leur chance en Europe, plus spécifiquement en France. Un périple de plusieurs centaines de kilomètres à travers l’Afrique les attend, et après elle la traversée de la Méditerranée… autant dire que rien n’est joué d’avance. Mais ce à quoi ils n’étaient pas préparés, c’est que le plus grand danger viendrait d’autres hommes…

Trigger warning : viols, suicide.

Diffusée un peu plus tôt cette année par Canal+ Afrique, la série burkinabée De plus en plus loin s’attaque au sujet difficile du trafic humain. Je ne m’attendais pas à réussir à la voir (c’est souvent très compliqué pour les séries produites en Afrique par le groupe C+), et me désespérais un peu… avant de réaliser qu’en fait, le premier épisode avait été mis à disposition sur la chaîne Youtube officielle début mars. Je sais pas comment je me suis débrouillée, je ne l’ai remarqué que cette semaine, faut croire que malgré les années je suis toujours aussi peu dégourdie… En tout cas, aujourd’hui, on parle de ce premier épisode, qui, vous l’aurez compris, n’est pas à mettre devant toutes les paires d’yeux.

Le premier épisode de la série commence dans un bus qui se dirige vers la frontière marocaine ; à ce moment-là, la décision de partir a déjà été prise par Ibra et Léon, l’argent a été versé à un passeur, et le périple a commencé. Les deux jeunes hommes sont amis, mais sont assez différents. Ibra est un peu plus jeune ou, au moins, plus naïf ; il dépense de l’argent dans un bracelet prévu pour lui porter chance, au lieu de rester prudent jusqu’à l’arrivée comme tente de lui conseiller Léon. Celui-ci est en effet plus sur ses gardes, et observe avec attention ce qui se passe autour de lui. En particulier, il commence à froncer les sourcils quand l’homme qui les emmène au Maroc réclame leurs passeports, ou semble converser à messes basses avec d’autres interlocuteurs sur leur route.
L’épisode va crescendo, accompagnant Ibra et Léon d’étape en étape, de mains en mains ; après un premier homme, ils sont confiés à un second groupe, armé cette fois. Ils passent la nuit sous un large tente vétuste, avant d’être entassés dans des camions. En fait, plus le voyage progresse, plus des questions se posent. Un de leurs compagnons de voyage fait d’ailleurs remarquer à Léon que l’homme qui dirige le groupe armé qui les escorte à travers le désert ne parle pas marocain…
Finalement, Ibra et Léon sont débarqués dans un camp au-dessus du quel flotte un drapeau libyen : ils ne sont pas du tout là où on leur avait promis. A ce moment-là, ils réalisent qu’ils ne sont plus du tout libres depuis un bon moment.

Les choses empirent à partir de là. Ibra commence lentement à déchanter, tandis que Léon, lui, est alarmé. Impossible de lui donner tort. Les migrantes parquées dans ce camps sont explicitement traitées comme des esclaves ; les hommes du camps sont violents, n’hésitent pas à faire valoir leur autorité sur les femmes, parlent ouvertement de la valeur potentielle de chaque personne retenue. Lorsque les hommes du camps tentent de protester, la répression a de tragique conséquences…
Tout cela est très dur, et c’est le but. Mais l’idée motrice, dans De plus en plus loin, n’est pas de faire durer ce calvaire. Je ne vous dis pas comment je le sais, vous n’aurez qu’à regarder, mais c’est une évidence même pour qui n’a pas lu le résumé officiel (or, je l’ai aussi lu !).

Il arrive ponctuellement que des séries européennes parlent de migration ; c’est le cas de la mini-série italienne Lampedusa, par exemple (la review est ici), la série irlandaise Taken Down (j’avais écrit sur le premier épisode à l’époque) ou encore, plus récemment, la franco-allemande Eden (que j’avoue n’avoir pas vue, n’hésitez pas à me dire si je devrais m’y mettre). Il est intéressant d’avoir ici, pour changer, un point de vue non-européen sur la question, un point de vue concerné, mettant en scène les personnes qui souffrent plutôt que celles qui les réceptionnent plus ou moins bien (…plutôt moins que plus) à l’arrivée. En outre, cela permet de raconter les parcours de celles et ceux qui ne parviennent pas jusqu’à l’Europe… et en effet, De plus en plus loin s’est choisie une approche un peu à part : il ne sera jamais question de traverser la Méditerranée. Mais cela ne signifie pas que le prix est moins élevé en terme de souffrance et d’exploitation.
C’est clairement ce qui intéresse la série ici. Et on peut choisir de l’entendre exclusivement comme une dénonciation de pratiques inhumaines… mais.

Mais, je ne peux m’empêcher de penser que c’est une série de Canal+ Afrique.
Et dans Canal+ Afrique, certes, il y a « Afrique »… mais il y a aussi « Canal+ », un groupe dirigé par Bolloré dont on aura du mal à ignorer les idées politiques. Quand une série de ce groupe parle d’immigration et d’Afrique, il faut rester prudente quant au message que l’on reçoit. Attention, je ne dis pas que c’est de la pure propagande ; je ne critique pas non plus les intentions de ses créateurs (ceux-ci semblent adopter, en interview, une position de « chaque spectatrice en tirera ses propres conclusions »). Je dis simplement que commander cette série plutôt qu’une autre, ce n’est pas neutre : il y a un choix qui se fait dans les fictions qu’une chaîne choisit ou non de financer. C’est le B-A.BA. de la diffusion de séries.
Donc quand une série dit : « Regardez les atrocités qui vous attendent, et la façon dont ça va vous changer à jamais, si vous essayez de partir vers l’Europe », comment dire ? Cela laisse un peu dubitative.

J’ai eu un peu de mal à trouver des critiques de la série (quelques tweets de réaction, oui ; des articles factuels sur le lancement ou une avant-première, d’accord ; mais rien de long et détaillé). Je serais vraiment curieuse de savoir comment De plus en plus loin a été réceptionnée par celles à qui elle était destinée. Après tout je suis peut-être parano. Mais honnêtement, après avoir vu ce premier épisode glaçant, on le serait à moins.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

2 commentaires

  1. Tiadeets dit :

    Fun fact (pas très fun, mais voilà), j’ai écrit mon mémoire de licence sur la politique migratoire extérieure de l’UE et même si je n’en parlais pas (parce que pas le sujet) dedans, les conséquences sécuritaires sur les personnes qui décident d’immigrer sous très négatives. Plutôt que de mettre de l’argent dans l’aide au développement, les pays préfèrent créer des murs pour empêcher les personnes de venir ce qui donne plus de pouvoir à des groupes qui utilisent ça pour leurs fins propres et contre les droits de l’Homme et la dignité des personnes. Comme une impression de déjà-vu dans ce que tu dis, donc.

    • ladyteruki dit :

      Ah oui pour le coup :/ Et effectivement après ça permet de jouer les bonnes samaritaines en disant « bah nous on veut votre bien, restez de votre côté sinon il va vous arriver des pépins… pas qu’on le veuille hein, mais vous savez comment sont Les Méchants Passeurs™ hein » en se dédouanant.

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