L’un de mes plaisirs de la saison écoulée s’appelait Grand Crew, l’une des comédies étasuniennes les plus délicieuses qu’il m’ait été donné de déguster depuis un bout de temps. A l’origine, je n’avais pas vraiment prévu d’écrire dessus ; mais j’ai fini la (première ?) saison hier soir, mon cœur a débordé, et comme je ne suis pas en avance sur mes autres articles, ma foi, il y a des sujets bien pires à aborder !
Sur le papier, j’admets pourtant bien volontiers que rien ne sépare Grand Crew des nombreuses autres comédies mettant en scène un groupe de potes et leur bar préféré. En-dehors du ratio hommes/femmes, ces séries sont partout, en particulier depuis le succès de Friends (donc pas loin de 3 décennies ; oui, pardon, je sais, vous vous sentez vieille). Mais, comme tout le monde le sait, ne serait-ce que parce que je le répète régulièrement, une série n’est pas son synopsis, mais son traitement. Et de ce côté-là, Grand Crew a trouvé le ton parfait.
On y entend, avec le ton le plus casual possible, des répliques comme « I’ve known you for so long that I forget that we just met… I don’t know anything about you » avec un ton parfaitement pince-sans rire, mais aussi un peu absurde. Le rythme des dialogues (et dans une certaine mesure, leur teneur) m’a d’ailleurs beaucoup rappelé ce que j’avais tant aimé dans Marry Me. En fait, les deux séries partagent la même douce dinguerie.
La série a trouvé un équilibre impeccable entre une formule permettant à ses épisodes d’être vus individuellement, et une approche feuilletonnante subtile. C’est particulièrement important pendant une première saison qui cherche son public, et ça a des retombées sur le reste.
Cela s’illustre dés le premier épisode, qui met un point d’honneur à établir pourquoi le gimmick de la série est le vin, ce gimmick de la série étant appelé à servir à la fois de fil rouge (ha !) et de décor totalement anecdotique, selon les besoins. Ce faisant, le pilote en profite pour planter ses personnages. Tout commence donc quand Noah, l’un des membres de ce groupe d’amies, entame une relation amoureuse avec l’une des serveuses du bar habituel de la bande. Manque de chance, les choses tournent au vinaigre, car Noah veut aller beaucoup, beaucoup trop vite : au bout de 4 mois seulement, il veut la demander en mariage ! Cela se passe aussi bien que vous pouvez l’imaginer, sauf que du coup, ça rend la fréquentation du bar bien trop malaisante pour le groupe, qui décide de se chercher un nouveau lieu de rendez-vous. Après bien des déceptions, les cinq amies décident de poser leurs valises dans un bar à vin (nommé « Cru »), ce qui est un peu en-dehors de leur zone de comfort habituelle. Mais c’est aussi ça qui est grisant ! Pour préserver la beauté de leur découverte, les amies font un pacte : Noah ne devra ne pas draguer/coucher avec qui que ce soit dans le périmètre environnant le bar, de façon à ne pas avoir à en changer à nouveau.
Ce premier épisode répond donc à la question que personne ne se serait nécessairement posée : pourquoi un bar à vin spécifiquement ? Ma foi, à cause de Noah, certes… mais aussi parce que cette bande entre dans la trentaine, et les pintes de bière semblent ne plus tout-à-fait être de leur âge. Le vin reflète la progression de chacune dans la vie (notamment sur un plan financier), et leur désir (individuel et collectif) d’accéder à des choses un peu plus fines et subtiles qu’avant. Il y a aussi, et la série en joue à l’occasion, une vraie curiosité quant au vin lui-même (même si les raisons pour boire sont aussi, tout simplement, une habileté spectaculaire à lever le coude tous les soirs entre potes, comme souvent dans les séries américaines).
Grand Crew pose le décor de la maturité… même si cette maturité n’est que relative, et c’est tant mieux. On n’en est pas à un paradoxe près !
Et si ça marche aussi bien, c’est que ces amies nous sont délivrées comme des personnes complexes, pleines de nuances et contradictions internes. Les différentes intrigues de la saison vont ainsi nous révéler des habitudes étranges ou des anecdotes aléatoires, qui sont à la fois drôles et attachantes. Les dialogues sont émaillés de détails sur leur personnalité et/ou leur passé, que la série tient pour acquis, sans les expliquer ou en faire des gags récurrents parce que, ma foi, quel besoin ? Ces potes sont ensemble depuis des années, donc ça leur semble évident. Je trouve ça TELLEMENT rafraîchissant d’entendre, au détour d’une intrigue, une réplique aussi succulente que, par exemple : « usually after a dating mishap like this, you’d be at home staring out your window, singing Kiss From A Rose by Seal« . C’est trop spécifique pour ne pas être drôle ; et, comme dirait l’autre, systématiquement débile, mais c’est toujours inattendu d’avoir ce genre de détails qui brossent si bien le portrait des protagonistes… En plus de souligner à quel point on se connaît par cœur les unes les autres à l’intérieur du groupe.
C’est ce qui fait, souvent, de ces personnages une bande de grands enfants attachants : leurs petites excentricités discrètes, et le naturel avec lequel il est totalement accepté que chaque membre du groupe a les siennes.
Je craignais au départ (vu les deux premiers épisodes) que toutes les intrigues partent de la quête amoureuse de Noah, mais la série a la bonne idée de ne pas faire de lui le point focal de toutes les intrigues, ce qui permet à chaque amie, tour à tour, de faire des choses plus émouvantes ou plus décalées.
Chaque membre de la crew a ainsi une personnalité capable d’attirer l’affection ou de susciter le rire, selon les occasions : Noah et son côté grand romantique naïf, mais profondément sincère ; Nicky, sa soeur, qui adore se mêler des affaires des autres (il faut dire qu’elle y excelle), mais garde soigneusement ses distances émotionnelles ; Wyatt, marié depuis un peu moins d’une décennie, et qui a fait de sa vie rangée un trait de caractère ; Anthony, un comptable brillant plein d’assurance, mais aussi psycho-rigide sur les bords ; Sherm, qui a temporairement emménagé avec Anthony pendant sa recherche d’emploi, et se sens parfois inférieur intellectuellement (à tort, faut-il noter) ; dans le deuxième épisode, la série introduit également une nouvelle amie, Fay, qui sort d’un divorce qui l’a laissée un peu vulnérable, ce qui entre en conflit, régulièrement, avec sa nature très « vivre et laisser vivre ».
Tout ce petit monde, à parts égales, est capable d’endosser diverses fonctions selon les circonstances, ce qui empêche qui que ce soit d’être caricatural. Bonus non-négligeable, ça signifie que les personnages se mélangent avec aisance : personne n’est à l’extrême opposé d’une autre membre du groupe ! Alors, ça donne plein de dynamiques fluides, qui semblent en permanence tomber sous le sens grâce à leur côté parfaitement aléatoire, et/ou l’absurdité des circonstances.
Il y a quelque chose de tranquillement révolutionnaire dans l’approche de Grand Crew, non seulement en matière de dynamiques, mais aussi sur le fond. Et révolutionnaire parce qu’elle est consciente, affirmée dés l’introduction de son premier épisode, qui clame haut et fort (on ne pourrait faire plus clair !) que ses personnages noirs, en particulier masculins, ont droit à cette complexité, à ce mille-feuille de loufoquerie douce et d’émotions contradictoires.
Grand Crew était, à l’origine, une série sur et pour les hommes noirs (ça se sent au ratio de la série et à la façon dont Fay a été ajoutée un peu sur le tard), voulant ostensiblement bousculer un peu les représentations les concernant. L’honnêteté intellectuelle pousse à approuver : historiquement, les séries étasuniennes dites « Black » (c’est-à-dire initialement les Black sitcoms, puis pendant l’extension à d’autres genres au fil des décennies) ont majoritairement décrit en détail les nuances des émotions des femmes noires… moins souvent celles des hommes avec la même précision. Cela reflète combien, vus de l’intérieur de leur groupe social autant que de l’extérieur, les hommes noirs sont souvent encouragés à être un peu macho, en tout cas déconnectés de nombre des émois détaillés ici.
Grand Crew refuse ce genre de portraits simplistes, autant que l’injonction à masquer ces émotions. Être aussi ouvertement sentimental que Noah ou Wyatt, même si ce n’est pas entièrement sans précédent à la télévision afro-américaine, c’est encore plutôt rare dans une série. Ce n’est, en outre, pas une cause de ridicule (même si ça n’empêche personne d’en rire un peu à l’occasion, comme de tout autre trait de caractères, et jamais de façon corrective comme si souvent dans Friends). Le fait que chaque membre masculin de la série puisse se montrer vulnérable à un moment ou à un autre, de façon interchangeable mais qui lui est unique, oui, c’est significatif, et assez militant.
Il y a une déconstruction décontractée d’une forme de masculinité qui est ici totalement assumée… même si elle se déroule en toile de fond de choses parfaitement légères et souvent anodines, dont (mais pas exclusivement) les affaires de cœur.
Car même si les relations amoureuses sont omniprésentes (il y a toujours au moins une membre du groupe avec une intrigue amoureuse par épisode, ne serait-ce que parce que Wyatt est marié), Grand Crew n’en fait pas son but dans la vie. Ce n’est pas ce qui définit ses personnages, et donc pas ses intrigues. Et je dis tant mieux ! Parfois c’est une relation familiale qui prend toute la place dans un épisode, ou un problème au travail, ou juste l’exploration d’un trait de caractère de quelqu’un.
Tout n’a pas besoin d’être (comme je le craignais au départ, donc) une question de romance, ou absence de, dans la vie. Certainement pas au moment de la trentaine, quand la vie est si riche en opportunités et qu’on sait qui on est.
Et il faut là aussi le dire : historiquement, depuis la naissance des Black sitcoms, les séries par et pour le public afro-américain ont eu tendance à n’avoir aucun entre-deux : soit la recherche éperdue du grand amour, soit la vie familiale. Grand Crew fait le choix d’exister dans un espace qui n’a quasiment pas été investi jusqu’ici pour les séries destinées à ce public, mais a pu très fréquemment être exploré par des séries plus blanches : qu’est-ce que c’est que d’être juste une personne, avec ses nuances, ses excentricités et ses envies ? Sans se définir parce ce qu’on cherche, ni par qui l’on est pour autrui. Juste, à quoi ça ressemble d’être quelqu’un ?
Ce n’est pas souvent qu’il est permis à des protagonistes noires de juste exister, en tant qu’adulte, avec des émotions et des idiosyncrasies qui leur sont propres, et de juste apprécier la vie en prenant de l’âge.
Comme un bon vin.