Valeur ajoutée

27 février 2022 à 21:21

Aujourd’hui, je vais vous parler de rien.
Des esprits médisants pourraient avancer que je ne parle pas de grand’chose le reste du temps non plus…
Parce que rien, c’est en fait beaucoup ; ce que je m’apprête à vous démontrer. C’est en effet toute la thèse de Rental Nanmo Shinai Hito, un dorama qui faisait partie de mon « rainy day folder« , c’est-à-dire les séries que je me garde de côté pour les jours trop difficiles pour être curieuse par moi-même. Et en ce moment… bon, j’y reviens pas, on en a déjà parlé.
Or donc, voici une longue review sur rien.

La série m’attend sagement depuis la saison du printemps 2020 ; elle fait partie des productions affectées par COVID : le tournage a été interrompu, du coup la diffusion aussi, si bien que seuls 8 de ses 12 épisodes ont été proposés par TV Tokyo avant d’entrer en hiatus. Les 4 épisodes restants ont ensuite été proposés pendant la saison de l’automne suivant, ce qui ne serait jamais arrivé hors ces circonstances exceptionnelles : le hiatus n’intervient au Japon que lorsqu’il n’y a vraiment pas d’autre choix.
Et ce n’est que le début de tout ce qu’il y a à dire sur rien !

Le concept de Rental Nanmo Shinai Hito peut sembler étrange, et en un sens je suppose qu’il l’est. La série raconte comment un jeune homme loue ses services à de parfaites inconnues. Que propose-t-il de faire ? Rien. Le générique explique l’annonce qu’il a passée sur Twitter comme suit :

Je lance un service de location de personne qui ne fait rien. Quand vous hésitez à entrer dans un commerce seule, quand il vous manque quelqu’un pour un jeu, quand vous avez besoin de réserver un emplacement pour regarder les cerisiers en fleur, etc. N’hésitez pas à recourir à ce service quand vous avez besoin de quelqu’un pour ces situations.
[traduction de la voix-off]

Tout ce qu’il demande en échange, c’est qu’on lui paie le transport entre chez lui et le lieu du rendez-vous, et qu’on lui paie les consommations sur place s’il y a lieu. En somme, le service est gratuit, ses « clientes » paient littéralement pour sa présence, ni plus, ni moins. Dans les grandes lignes, c’est à peu près tout. Le début du premier épisode nous apprend qu’il y vaguement quelques « règles » supplémentaires à ce système (il ne répond qu’aux questions les plus simples, par exemple), ou que la plupart des gens l’appellent « Rental » plutôt que par son nom, mais pour l’essentiel, il n’y a rien d’autre à savoir. C’est un travail plutôt simple, et qu’il n’a commencé à offrir que 2 mois avant que ne débute la série, avec une clientèle assez aléatoire. Il tweete fréquemment sur les missions pour lesquelles il est embauché (cela fait implicitement parti du deal), et ses followers peuvent ainsi apprendre qu’un homme a loué ses services parce qu’il n’osait pas aller consommer un cream soda tout seul, et que pendant qu’ils en consommaient ensemble, ils ont parlé de l’importance des glaçons dans cette boisson.
La série, assez proche de l’anthologie, tourne autour des différentes missions pour lesquelles ses services sont donc loués, en s’attardant un tout petit peu sur les raisons qui l’ont poussé à lancer ce service, un peu sur la façon dont ce service est perçu, mais surtout en expliquant les effets que son travail produit dans la vie de ses clientes.

L’intrigue principale du premier épisode tourne autour d’une jeune femme, Aki Oomiya. Elle a demande à Rental de l’accompagner pour sa dernière journée à Tokyo : elle a rendu les clés de son appartement, et veut se rendre une dernière fois à la tour de Tokyo avant de prendre le train qui la ramènera chez ses parents. Aki est plus que maussade ce jour-là : ces adieux se font à contrecœur ; son CDD dans une entreprise où elle a travaillé pendant quatre ans s’est achevé, et malgré ses efforts, elle n’a pas eu d’offre de prolongation ou d’embauche. Elle a le sentiment que la vie qu’elle voulait se tailler dans la capitale a été un échec, que tout son travail et sa motivation n’auront eu aucune forme d’impact.
Elle ne veut pas se rendre seule à la tour de Tokyo, parce que ce serait trop déprimant ; mais elle ne veut pas non plus y aller avec des amies, parce que cela rendrait les adieux trop tristes, alors la solution d’embaucher Rental lui est apparue comme idéale (cela semble être un raisonnement récurrent pour l’embaucher). Rental va juste venir, être là, et puis c’est tout. C’est son job, même si ça a l’air de rien.

La journée se passe et de toute évidence, Aki est tout de même très triste. Elle ne peut s’empêcher de ressasser les événements des quatre dernières années, qui ne l’ont conduite nulle part sinon à rentrer, piteuse, chez ses parents. Elle ne digère pas cet échec, et on la comprend, c’est forcément dur à avaler. A ses côtés, Rental acquiesce ou garde le silence ; même quand elle essaie de prendre des photos depuis le sommet de la tour, il se tient juste là, les bras ballants (poser pour des photos, ce n’est pas ne rien faire, après tout). Il y a même un moment, alors qu’Aki et lui sont allés s’asseoir en bordure de rivière un peu plus loin, pendant lequel Rental s’endort sur les quais. Mais il est là.
Clairement, c’est ce à quoi Rental Nanmo Shinai Hito essaie de venir quand elle postule que la présence de Rental est un service qui a de la valeur. Cette présence tranquille, ce n’est pas rien. C’est même énorme.

Plus encore, il y a quelque chose de doucement révolutionnaire dans l’attitude de Rental.
Shouta Moriyama, de son vrai nom, est un jeune homme qui ne fait rien. Il n’a pas de hobby, pas de motivation, pas d’ambition. Cela ne semble pas poser de problèmes pratiques (il n’a pas l’air d’avoir de factures à payer par exemple, puisqu’il ne vit pas seul), mais il s’est dit qu’il pourrait ne rien faire pour d’autres gens, d’où le lancement de ce service. Son absence de volonté de faire quelque chose est même présentée comme un trait fondateur de sa personnalité. Lorsque ses clientes lui posent la question, il répond sans problème qu’il ne fait rien, qu’il ne veut rien, qu’il n’a envie de rien… cette réponse surprend beaucoup. Cela semble incongru de ne rien vouloir faire de sa vie, et plus incroyable encore de le dire à voix haute. Mais Shouta n’a pas honte ou envie de faire semblant (ce serait faire quelque chose !). Il le dit, avec le plus grand naturel, et personne ne semble vraiment préparée à l’entendre.
Vous comprenez bien que, lorsqu’Aki parle de tous les efforts qu’elle a produits pendant des années sur son lieu de travail, et qu’elle exprime la déception qu’ils n’aient porté aucun fruit, son problème est précisément l’opposé de rien. Au cours de l’épisode, elle demande à Rental s’il ne voudrait pas faire quelque chose de sa vie, ce à quoi il répond avec un air détaché : « Je ne fais rien, mais la vie n’est pas si mal », et c’est quasiment un électrochoc pour elle. L’idée de ne rien vouloir ne l’a même jamais traversée. Or, l’impression de perte de sens qu’elle ressent ne se serait pas produite si elle n’avait pas cherché si ardemment à mettre du sens dans son travail… Mais soudain, à entendre Rental, elle repense aux quatre années écoulées non plus comme un ratage, mais comme, simplement, quatre années remplies, pendant lesquelles elle a fait plein de choses, et ça n’a rien donné, mais ce n’était pas si mal.
Ce n’est pas vraiment que Rental Nanmo Shinai Hito prône de ne rien faire du tout, de passer nos vies sans but, ou de mettre la société à l’arrêt. C’est plutôt que l’existence de Shouta/Rental souligne l’absurdité d’une certaine culture de la productivité et du succès, qui en fin de compte, laisse pas mal de personnes sur le bord de la route. Et seules, terriblement seules avec leur sentiment d’échec.

Bien-sûr, l’intrigue ne disserte pas ouvertement ni en détails sur le sujet (les séries japonaises ne se lancent que très rarement dans ce genre de démonstrations théoriques, après tout), mais cet angle est renforcé par deux petites scènes, placées vers la fin de l’épisode.
La première nous introduit à un personnage inconnu, un certain Kanbayashi. C’est un commercial qui vient de décrocher un gros contrat publicitaire, et que tout son département applaudit ; son patron lui demande de dire quelques mots, et à grand renfort de citations grandiloquentes, Kanbayashi réaffirme son ambition d’être le meilleur vendeur possible et de battre tous les records. Mais, après avoir assisté à l’attitude de Rental, cette scène sonne presque faux ; implicitement, Rental Nanmo Shinai Hito nous incite à considérer ce genre d’attitude avec autre chose que de l’admiration. Kanbayashi est un peu creux, et son obsession pour la réussite l’a même empêché de voir… que dans le département d’à côté, le bureau vide était jadis occupé par Aki Oomiya, dont en quatre ans il n’a même jamais remarqué l’existence. Cela nous apparaît comme triste, voire sordide. Toute cette ambition le fait passer à côté de quelque chose d’humain.
La seconde scène est plus brève encore. En rentrant de sa journée avec Aki, Shouta est interpelé en chemin par un homme qui lui annonce fièrement qu’il est le millionième passant, et lui tend un magazine… avant d’exiger 350 yen. Ce n’est pas tant la somme le problème, que le fait que l’inconnu lui indique que le magazine ne peut être ni repris ni échangé ! Forcé d’acheter le magazine, Shouta proteste un peu, mais l’homme lui fait remarquer que « Rien n’est gratuit. On vit dans une telle société capitaliste »… Vous savez ce qui est gratuit ? Le service de Rental.

Il y a donc quelque chose de fondamentalement bouleversant dans la démarche de Rental Nanmo Shinai Hito, mais la série n’a rien inventé.
Elle est basée sur l’histoire vraie de Shouji Morimoto, qui a lancé en 2018 exactement ce service : offrir de ne rien faire, mais pour autrui. L’idée lui serait apparemment venue de ses propres emplois successifs, qui lui ont laissé l’impression qu’il ne trouvait sa place nulle part ; « J’avais l’impression que je n’étais bon à rien, mais peut-être que je suis bon à ne rien faire ». L’inspiration lui est également venue du compte de Taichi Nakajima, un homme qui loue ses services via Twitter pour aller manger avec des inconnues (celui-ci a un parcours plus chaotique que Morimoto, et il a des critères beaucoup plus restrictifs pour sa clientèle, mais n’ayant pas eu sa propre série je passe sur les détails).
A ce jour il a rempli plusieurs milliers de missions, accompagnant des gens pour des choses très différentes au fil des années. Si ses conditions ont un peu évolué (à un moment, en plus des frais de transport, il faisait aussi payer un tarif fixe, puis il a arrêté, puis repris ; pendant le confinement il n’a accepté que des tâches à distance, etc.), pour l’essentiel sa vocation est restée inchangée au fil des années. Et, oui, il continue de louer ses services, et continue d’en faire la chronique sur son compte Twitter (je vous laisse admirer son avatar). Vous pouvez également trouver, très facilement, des articles à son sujet : son service fascine jusqu’en Occident. Même si les articles anglophones soulignent souvent combien son entêtement à ne rien faire (il a déjà refusé des missions simples comme faire la lessive ou faire la conversation pour cette raison) entre en contradiction directe avec la culture japonaise, je ne pense pas que la fascination des médias étrangers prouve autre chose que l’universalité de notre réaction face à rien.

Ce sur quoi ce premier épisode de Rental Nanmo Shinai Hito n’insiste pas encore, mais que le véritable Rental n’hésite pas à évoquer dans chaque interview, c’est sûrement que son activité souligne aussi combien les gens sont seuls. Pourtant, vu l’émotion qui sous-tend une grande partie de l’intrigue, je ne doute pas vraiment que les épisodes suivant sauront, au moins en pointillés, aborder ce douloureux aspect. Car même si parfois, choisir d’embaucher un inconnu est effectivement moins compliqué qu’interragir avec des proches (et je crois qu’à un certain niveau, quiconque a passé un bon moment à parler avec des inconnues sur internet peut l’imaginer), parfois, louer la présence de quelqu’un, c’est vraiment ça : louer la présence de quelqu’un. Parce qu’on en a désespérément besoin.
Et ça, ce n’est vraiment pas rien.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

3 commentaires

  1. Tiadeets dit :

    J’adore le concept. De la série et de son service. La Suède est un pays extrêmement individualiste (je ne me suis jamais sentie aussi méditerranéenne que lorsque j’ai déménagé ici et je suis ligérienne donc pas vraiment sudiste) et je me pose toujours la question de tous ces gens qui veulent toujours être seul et ne semble pas se préoccuper de la communauté. Ce service de ne rien faire, c’est ne rien faire de tangible peut-être, mais ça crée du lien (le rien crée du lien, eh). Nous sommes des animaux sociaux, c’est dommage que nos sociétés (et le capitalisme qui les définit malheureusement trop) se concentrent tellement sur l’individuel alors que l’individuel tout seul, ça va bien un peu, mais c’est le collectif (qui se présente de plein de manières différentes, on est d’accord et c’est tant mieux) qui permet aussi d’apprécier l’individuel (et vice versa d’ailleurs). Bref tout ça pour dire que je trouve ça bien que le rien crée du lien.

    • ladyteruki dit :

      Oui clairement la réputation de l’individualisme suédois n’est plus à faire XD
      A noter que ceci est une review de premier épisode, et que du coup il y a des choses que la saison a faites dont je n’ai, par définition, pas parlé ici parce que je ne les avais pas encore vues. D’ailleurs je me trompais : en fait Rental A DES FACTURES A PAYER, et c’est clairement discuté par la suite ! Mais elles m’ont encore plus donné le coup de cœur pour la série, si ça peut aider !

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