Amour toujours

13 février 2022 à 21:59

L’année 2020 aura été intéressante pour la télévision espagnole dans le domaine des représentations LGBT, en particulier du côté d’Atresplayer. Outre Veneno, un biopic couvrant plusieurs décennies de la vie de l’icône trans Cristina Ortiz (et dont on a déjà discuté voilà plusieurs lunes et qui aura bientôt son sequel, Vestidas de Azul ; hélas cette semaine on apprenait que le décès de l’une de ses interprètes, Isabel Torres), la plateforme s’était aussi distinguée à la Saint-Valentin, en lançant la première saison de #Luimelia. Une série entièrement dédiée à la romance entre celles dont elle porte le portemanteau : Luisita et Amelia.

S’il n’est pas nouveau pour des femmes lesbiennes d’apparaître dans des romances à la télévision espagnole (ne vous ai-je pas parlé de Vis A Vis plusieurs fois, par exemple ?), #Luimelia est tout de même un cas à part. Puisque c’est bientôt la S-… oui enfin, vous savez… et que c’est donc l’anniversaire de la série, il était grand temps que j’en touche deux mots. Nous voilà donc parties dans une review de sa première saison.

#Luimelia est en réalité un spin-off du soap opera de daytime Amar es para siempre, diffusée depuis 2013 par la chaîne privée Antena3. Elle compte presque 2300 épisodes… et encore, c’est un chiffre inexact. En réalité il faudrait dire qu’elle en compte pas loin de 4000, puisque la série est la suite d’un succès de télévision bien plus ancien ! Le soap s’appelait auparavant Amar en tiempos revueltos sur La1, où il avait démarré en 2003 en parlant du quotidien de plusieurs familles pendant la guerre civile, et avait duré environ 1700 épisodes. Depuis le temps a passé, donc : la série a changé de main, et actuellement son l’intrigue se déroule au tout début des années 80.
Luisita et Amelia ne sont pas des personnages « historiques » de la franchise : la première n’est apparue que pendant la saison 3 d’Amar es para siempre, et la seconde a fait son apparition plus tard encore, pendant la saison 7. Leur idylle a duré ce que dure les roses, et à la fin de ladite saison 7, Luisita et Amelia se sont séparées pour chacune poursuivre leur route…

« Mais lady », allez-vous me dire, « on va quand même pas regarder un spin-off alors qu’on a raté 712 épisodes de la série originale ! ».
Alors, bon, effectivement. En temps normal, je ne vous le suggérerais même pas. Heureusement, ceci n’est pas un cas normal. Le cas de #Luimelia est un peu particulier, parce qu’à l’occasion de ce spin-off, les héroïnes Luisita et Amelia ont été transportées à une époque différente, et leur romance en quelque sorte rebootée dans la foulée.
Et ça, ça veut dire que #Luimelia est entièrement regardable par un public qui n’a pas suivi Amar en tiempos revueltos ni Amar es para siempre ; je m’inclus dans le lot. D’ailleurs #Luimelia a un format très différent de la série qui lui a donné naissance, elle est proposée sur une plateforme différente, et son apparition sous-entend un public-cible différent également : sa première saison est constituée de 6 épisodes d’environ 8 minutes chacun.

Alors donc, de quoi est-il question ici ? Eh bien c’est un peu comme si #Luimelia avait procédé à la réincarnation de ses deux protagonistes, qui existent donc en 2020 et se rencontrent alors qu’elles viennent (par le plus grand des hasards) d’être déçues par la même femme, mais pour des raisons très différentes. Luisita est un peu nerd sur les bords, un peu vieux jeu, pas très intéressée par les applications de rencontre ; face à elle Amelia est une jeune actrice pleine d’insécurités qui sort à peine (littéralement !) d’une relation avec une petite amie peu intéressée par la monogamie. La série suit le parcours de leur relation, depuis leur rencontre dans le premier épisode, avec ses hauts et ses bas. Premier rendez-vous, installation ensemble, quotidien…
Avec ses épisodes courts, et souvent assez légers, on pourrait penser que #Luimelia n’a pas le temps de grand’chose sinon offrir une version lesbienne d’El y Ella (la version espagnole d’Un Gars, Une Fille ; d’ailleurs produite par la même société de production que #Luimelia). C’est un peu ce que moi, l’éternelle blasée de la romcom, je pensais au début, mais pas du tout. #Luimelia prend au sérieux la relation de ses protagonistes (mais pas trop au sérieux) et émeut sincèrement. Je me suis attachée à cette relation sans même y prendre garde, en grande partie parce que la série s’intéresse plus à cette chronique de leur histoire d’amour qu’à jouer le suspense. Il est tellement acquis par tout le monde qu’elles vont être ensemble que, par exemple, leur rencontre est plus l’occasion de voir ce que chacune apporte dans la relation, ou bien leurs craintes intimes, ou leur bonheur ensemble, plutôt que jouer au will-they-won’t-they, et ça, ça m’a plu.

A cela faut-il également ajouter que la série a d’emblée décidé que même si la saison est hautement feuilletonnante, chaque épisode serait une expérimentation. Mon épisode favori à cet égard est probablement celui pendant lequel Luisita se prend de passion pour un soap opera historique, dans lequel elle est devenue une shippeuse pour deux protagonistes féminines dont elle jure qu’elle doivent finir ensemble… mais dont l’obsession pour la représentation lesbienne dans son soap favori prend rapidement des proportions inattendues, embarquant (malgré elle) Amelia dans son sillon. Mais d’autres sont tout aussi admirables, notamment celui chroniquant des semaines voire des mois de la relation du couple, uniquement en se basant sur les conversations tenues dans des taxis pendant cette période. Bref, j’essaie de vous dire que chaque épisode a son thème, son angle, son propos, et que, bah, c’était bien. Venant de moi, ça veut dire pas mal de choses !

Clairement, #Luimelia sait exactement quelle est sa place. Elle assume d’être ce qu’elle est : une série dont l’existence est un peu une aberration scénaristique (il ne faut pas chercher à trouver du sens dans le fait qu’elle se passe au 21e siècle), qui existe dans un climat très particulier à la télévision espagnole : un moment pendant lequel les héroïnes LGBT sont plus présentes que jamais, mais vu ce à quoi ça ressemblait avant, ça ne veut pas dire grand’chose, et il y a encore du pain sur la planche. Les représentations qu’elle fait et qu’elle emploie ont un sens bien précis, et elle se sent investie d’une responsabilité de les utiliser avec finesse, mais sans pour autant trop se prendre au sérieux. C’est un travail d’équilibriste et, de moin point de vue, il est parfaitement accompli ici.
L’un des aspects les plus délicieux de cette saison, c’est son parti pris éminemment meta. Alors évidemment, c’était quelque chose d’assez prévisible pour un spin-off, mais à ce degré-là, c’est rare, parce que les références sont parfaitement assumées. Les clins d’oeil se succèdent, soit en invitant des membres de la distribution d’Amar est para siempre (…la sœur et les parents de Luisita dans les deux séries sont interprétées par les mêmes actrices), soit en faisant des références à la série Amar es tiempos revueltos au détour d’un dialogue (parce que les héroïnes de #Luimelia vivent dans le présent, où la série existe !). On y tient, au détour de l’épisode pendant lequel Amelia passe une audition pour un rôle de lesbienne, un discours militant sur les représentations lesbiennes à la télévision, et dans la société dans son ensemble. Luisita est, en outre, une féministe convaincue (et bien qu’Amelia adhère à ses idées, elle est moins politisée), qui n’hésite pas à faire savoir lorsque quelque chose lui apparaît comme problématique. La série fait également le choix de très ostensiblement caser (dans sa durée pourtant courte) une scène pendant laquelle les deux héroïnes font l’amour, et la façon dont cette scène est amenée et tournée est l’inverse de quelque chose d’anodin.
Tout dans #Luimelia est conscient. Conscient de quoi ?

Conscient de ça : si #Luimelia existe, c’est grâce aux spectatrices d’Amar en tiempos revueltos et leur pratique du shipping.
Bien décidées à ce que les deux personnages soient ensemble, les fans du soap se sont mobilisées massivement pour que la romance entre Luisita et Amelia aboutisse (vous voyez à quel point #Luimelia est meta ?). Lorsque les deux amantes se sont séparées à la fin de la saison 7 dans le soap, cela a provoqué pas mal de débats sur la toile. C’est d’ailleurs ce qui explique que le titre du spin-off soit un hashtag : une reconnaissance de l’influence de la communauté qui s’est pris de passion pour les deux personnages, et qui a refusé que leur histoire s’arrête là.
En outre, il faut préciser que le soufflé n’est pas retombé avec la commande de cette première saison : la série en compte 4 au total, ET son propre spin-off, Luimelia’77, qui comme son titre le laisse entendre reprend la même idée en transposant cette fois l’intrigue aux années 70. Où comment un « simple » ship lesbien est devenu l’une des franchises majeures d’Atresmedia…

De quoi se sentir pousser des ailes. Le cas #Luimelia a donné des idées à d’autres communautés téléphagiques.
L’été dernier, profitant de Pride Month, ce sont les fans d’un autre soap opera historique, Acacias 38, qui ont décidé de prendre les devants. D’abord, elles ont saisi le médiateur de la télévision publique, puisque la série était diffusée sur TVE, afin de demander que la chaîne investisse dans une meilleure représentation de personnages LGBT. Pour cela, elles demandaient la mise en chantier d’un potentiel spin-off portant sur un couple lesbien de la série : Maite et Camino, soit « Maitino ». Ainsi saisie et forcée de répondre, TVE a indiqué tièdement ne pas exclure cette idée… Alors, pour passer à la vitesse supérieure, les spectatrices ont lancé une campagne de crowdfunding et, avec l’argent récolté, ont réservé un espace publicitaire devant les bureaux de l’audiovisuel public, ainsi que devant les locaux de la société de production Boomerang TV.
Le but ? Faire savoir qu’elles voulaient vraiment voir un spin-off, et qu’elles ne lâchaient pas l’affaire. Une pluie de hashtags s’est également abattue sur les réseaux sociaux… et les actrices sont même venues poser sous l’affiche en soutien.

L’annulation d’Acacias 38 en 2021 aurait pu calmer leurs ardeurs, mais ça a été l’inverse : les spectatrices sont encore plus motivées. Il faut souligner que leur campagne a deux atouts dans sa poche. D’abord, le couple Maitino a déjà fait l’objet d’une sorte de spin-off : un podcast de 12 épisodes de 5 minutes qui racontait comment Maite et Camino avaient poursuivi leur romance, à Paris. Bon, ce n’est pas une série TV, mais c’est une série ! Et la preuve que l’idée a déjà, dans une certaine mesure, été considérée, ce qui a été confirmé (tièdement) par la télévision publique. Ensuite, il s’agit du fruit d’efforts internationaux, Acacias 38 ayant été regardée dans une vingtaine de pays au monde… qui comme vous le voyez apparaissent sur l’affiche achetée grâce au crowdfunding. Et ça, ça fait de solides arguments en faveur de ventes potentielles à l’international.
Force est de reconnaître enfin que le précédent #Luimelia joue en leur faveur, qui plus est.

Les mois passent et les spectatrices, ouvertement engagées pour améliorer la représentation de leurs communauté sur leurs écrans, n’ont rien lâché. En janvier encore, TVE rassurait une nouvelle fois le public en indiquant qu’un spin-off potentiel était à l’étude, sans rien confirmer hélas.
En attendant, les téléphages lesbiennes et bies espagnoles sont bien décidées à faire savoir que leur goûts télévisuels comptent, et qu’elles veulent se voir dans des séries romantiques. Alors il se pourrait bien que, l’air de rien, #Luimelia ait lancé bien plus qu’une série de 4 saisons… et si ça, c’est pas meta !


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

6 commentaires

  1. Mila dit :

    Aw :’D Je n’avais pas connaissance de la série (ce qui est généralement le cas quand tu parles de quelque chose sur ce site, c’est en partie ce qui en fait l’intérêt, après tout^^) et je ne l’ai pas vue, ni elle ni le milliard d’épisodes de la série à l’origine du spin-off, donc je ne peux pas en dire grand-chose, mais juste, ça fait plaisir d’apprendre qu’il y a eu une telle mobilisation, et surtout que les spectatrices ont eu gain de cause, et pas juste un peu, puisque la victoire semble aller au-delà des espérances ! Donc: yay ♥

    • ladyteruki dit :

      Oui ce genre de mobilisation (surtout qu’elle semble porter ses fruits) fait plaisir à observer. Il semble y avoir un vrai changement dans le comportement d’au moins deux diffuseurs espagnols grâce à ces actions collectives, ça fait chaud au cœur 🙂

  2. Mila dit :

    (Je réalise après avoir posté ce commentaire que mon « ça fait plaisir » pourrait paraître déplacé, mais ce qui me fait plaisir c’est surtout qu’elles aient gagné en fait…)

  3. Tiadeets dit :

    Je ne connaissais ni les unes, ni les autres, mais voir tant d’engouement et de soutien pour ces personnages et ces couples. Vraiment à l’international (parce qu’on peut parler de Wynonna Earp aussi), ça fait plaisir de voir que les romances entre femmes ont des communautés qui se mobilisent (sûrement parce que l’on sait que sans nous, rien ne se fera). Un GL Thaï va sortir très bientôt, c’est la première fois qu’on a tout une série centrée sur des romances entre femmes au lieu d’un couple secondaire dans une autre série (et déjà il n’y en avait pas beaucoup), enfin une série avec les clichés du genre, mais des femmes.

    • ladyteruki dit :

      Il y a clairement des pays où les spectatrices se mobilisent plus que dans d’autres, et j’avoue ne pas toujours être capable de discerner ce qui rend certains endroits plus actifs en la matière. Genre, ya pas de terrain favorable qui m’apparaisse clairement. En bref je comprends pas trop pourquoi ce qui est possible ailleurs ne semble pas près d’arriver ici.

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