Ces dernières années, plusieurs séries occidentales se sont intéressées aux infirmières qui, pendant les siècles passés, ont représenté la seule présence féminine dans les hôpitaux. Des séries comme ANZAC Girls, Charité, Mercy Street, Tiempos de Guerra, The Crimson Field… j’en oublie sûrement, ont formé une étrange niche dans le paysage télévisuel, parce qu’en dépit de leurs variations, elles reprenaient peu ou prou les mêmes codes. Ces séries à mi-chemin entre le médical et l’historique nous ont ainsi rappelé que les femmes ont toujours fait partie de l’Histoire, pansant les plaies des blessés des grands événements ; mais aussi, elles nous ont détaillé les combats de nos aînées pour pouvoir travailler, obtenir un peu d’indépendance, apprendre des compétences et même, dans certains cas, améliorer la condition d’autres femmes.
Il était donc grand temps qu’une série en fasse de même pour les hommes ! En tout cas ça semble être la mission que s’est fixée la série danoise Sygeplejeskolen, qui se déroule dans un hôpital où, pour la première fois, le programme de formation des infirmières est ouvert à une poignée d’hommes. Le progrès !
Je fais un peu de mauvais esprit : Sygeplejeskolen est loin d’être une mauvaise série, dans le genre. En outre les protagonistes féminines n’en sont pas absentes pour autant. Mais je suis quand même assez mitigée au sujet de son premier épisode.
On est en 1952 et pour la première fois, le Fredenslund Sygehus de Copenhague va former non seulement les infirmières de demain, mais aussi ses tous premiers infirmiers. C’est l’infirmière en chef Margrethe Lund, responsable du programme, qui après des années a obtenu de haute lutte cette expérimentation ; elle a sélectionné sur dossier 5 jeunes hommes pour intégrer la prochaine classe qui s’apprête à démarrer son apprentissage.
La veille du début des cours, un jeune homme en uniforme toque à sa porte. Erik Larsen, qu’elle a vu grandir, réapparaît dans sa vie pour lui demander une faveur : il veut lui aussi intégrer cette classe unique. Il n’a pas d’argent, il n’a aucune formation médicale, mais il semble motivé et surtout, elle a une immense affection pour sa famille. Erik devient donc un élève infirmier, aux côtés des femmes mais aussi des hommes qui se destinent à ce métier.
Sygeplejeskolen s’applique à décrire, dans le premier épisode, à quel point la vie de l’hôpital est genrée. Ce n’est pas la seule série à s’arrêter sur cela (comme j’avais eu l’occasion de l’expliquer dans ma review de la première saison de Charité), mais c’est évidemment encore plus important dans une série dont le principe fondateur est le renversement potentiel de ces rôles. Mais les règles de l’hôpital Fredenslund (par exemple l’interdiction pour les élèves infirmiers d’entrer dans l’aile réservée aux femmes) ne sont pas le seul obstacle : il va falloir changer les consciences aussi.
C’est, en fait, surtout les hommes qu’on verra s’opposer à ce brouillage des genres : le père d’Erik, fugacement au début de l’épisode, essaie de décourager son fils, mais surtout les médecins de l’hôpital eux-mêmes voient d’un très mauvais oeil que des hommes se lancent dans pareille carrière. L’idée sous-jacente est qu’un homme devient médecin, et que les tâches subalternes des infirmières sont à laisser (c’est fort urbain) aux femmes : après tout, elles ne font que torcher des culs toute la journée, pas vrai ? Donc si un homme s’aventure à essayer de devenir infirmier, c’est par paresse ou incompétence, faute d’avoir réussi à être médecin, ou au moins faute d’ambition. Même le directeur du service, Bent Neergaard, est plus que hostile à ce changement, et le directeur de l’hôpital, dans sa seule scène d’apparition, va insister par trois fois sur le fait que ce n’est qu’une expérimentation temporaire. C’est vous dire.
Car justement, ce n’est qu’un ballon d’essai : l’hôpital ne va tenter le coup que pour 4 mois, et ensuite aviser selon les résultats obtenus.
Erik se fait remarquer très tôt, donc, parce qu’il fait partie d’un groupe en infériorité numérique qui attise beaucoup de passions. Mais il faut aussi noter qu’il n’a pas suivi le processus de recrutement normal et est arrivé à la dernière minute, qu’il est pauvre (il n’a pas l’argent de se payer les livres de biologie requis pour les cours), et qu’en plus, évidemment, il est du genre à n’en faire qu’à sa tête. Dans le premier épisode, il prendra par exemple l’initiative de venir en aide à un patient en lui donnant des nouvelles de sa femme, qui vient d’accoucher dans une autre aile de l’hôpital, puis en lui présentant son bébé en cachette. S’il veut se faire virer, celui-là, il est vraiment en bonne voie !
Une grande part de l’intrigue tourne donc autour de cela : comment quasiment tout le monde est hostile à l’idée que ces hommes se préparent à faire un métier de femme. Et comment on va, l’air de rien, le leur faire payer. Mais surtout Erik, qui rentre encore moins dans le moule que les autres (pas juste parce qu’il est roux), et qui en plus a la mauvaise idée de surprendre par hasard le directeur du service dans une position compromettante avec l’une des infirmières…
Dans le même temps, Sygeplejeskolen s’applique à parler des femmes, aussi. C’est en partie une nécessité mécanique : pour raconter comment sont traités les hommes, il faut bien décrire comment les femmes vivent la même formation. Mais c’est aussi une façon de donner dans les thèmes « classiques » de la série médicale historique mettant en scène des infirmières : on veut raconter comment ces femmes, ayant la possibilité de travailler, tentent de gagner leur indépendance.
Pour cet aspect de l’intrigue, notre héroïne est Anna Rosenfeld, une jeune femme issue d’une famille riche, qui débarque avec des caisses entières d’affaires et même des meubles, pour s’installer dans l’une des petites chambres réservées aux élèves infirmières. Celles-ci sont en effet logées dans l’enceinte de l’hôpital, et soumises même sur leur temps libre à des règles de vie très strictes. Anna partage sa chambre avec une élève plus modeste et plus réservée, la douce Susanne Møller, qui se trouve un peu prise dans son sillon. Anna est là un peu en dépit du bon sens : vu qu’elle est bien née, elle aurait pu faire un beau mariage et ne jamais avoir à se salir les mains. Une réplique au moment de son arrivée laisse d’ailleurs penser que c’est ce qui a failli se produire… Mais contre l’avis de son père (elle aussi !), elle a décidé d’entreprendre cette formation. Anna a beau avoir mené une vie de princesse, elle n’est cependant pas allergique au travail, et pas totalement déconnectée des réalités. Elle va aussi, évidemment, remarquer Erik, et se lier un peu à lui dans ce premier épisode.
Bon, soyons honnêtes : même si les femmes et en particulier Anna sont en bonne place dans le matériel promotionnel, il faut quand même admettre que c’est surtout l’intrigue d’Erik qui occupe toute la place dans ce premier épisode. Je ne sais pas si les choix iconographiques de Sygeplejeskolen sont mensongers, ou si cela signifie simplement que la série équilibre différemment ses intrigues sur le long terme (elle compte à ce jour 4 saisons déjà, c’est juste que je ne me suis mise devant que cette semaine). Mais en un sens, elle a raison : Erik a l’intrigue la plus intéressante et originale du lot.
Ces séries médicales historiques sur des infirmières (une niche télévisuelle qui a des raisons d’exister, certes, mais qui me semble spécifique au point d’être absurde aussi) racontent souvent toutes la même chose sur les infirmières : comment elles étaient là, dans l’ombre, cachées dans les plis de l’Histoire, assistant aux grandes batailles menées par des hommes, ou témoins des grandes avancées scientifiques faites par les hommes, présentes mais jamais nommées. Comment, aussi, ce travail a été l’un des rares qui leur soit accessible, et leur a parfois permis d’avoir juste un peu plus de liberté que leurs contemporaines.
Bon, à ce stade, même avec des variations (dues à l’époque notamment), on connaît la chanson. Du coup c’est pas plus mal que Sygeplejeskolen ait trouvé un angle différent…
…Quand bien même il tourne presque exclusivement autour des hommes dans cet épisode introductif. Les hommes qui veulent apprendre à être infirmiers (apparemment, eux, sans y voir une rupture des rôles genrés). Les hommes qui les désapprouvent, et ils sont nombreux. Les hommes qu’ils soignent, aussi, apparemment (vu que les infirmiers hommes ne peuvent pas entrer dans l’aile des patientes, ça va limiter les cas de patientes, même si les infirmières peuvent certes encore les traiter). Je remarque également que même au sein de la classe elle-même, on nous dit qu’il n’y a que 6 hommes parmi les élèves, mais dans la pratique, on ne nous présente que 2 des femmes, et 3 des hommes. Vous voyez où je veux en venir ?
Pour être honnête, si j’arrive un peu après la bataille pour tester ce pilote, alors que sa diffusion remonte à 2018 et que sa disponibilité n’a pas vraiment été un problème entretemps, c’est que je ne voyais pas vraiment ce que la série aurait à raconter.
Les clichés sur les infirmières dans les séries médicales historiques que j’ai citées ? Ce sont des clichés, mais au moins ils ont quelque chose à raconter dramatiquement. Ils suivent en partie le modèle initié par d’autres séries historiques, celles s’intéressant plus spécifiquement au 20e siècle notamment. De Las Chicas del Cable à Mad Men en passant par la trilogie Ku’damm, ces séries posent une question précise : comment une génération de femmes a trouvé son indépendance ? A quoi elle ressemble, l’indépendance, d’ailleurs ? Parce que ces intrigues se veulent féministes, elles reposent sur la découverte des possibilités qui se révèlent (et celles encore hors d’atteinte), sur les portes qu’il faut ouvrir de force parce qu’il y a encore des progrès à faire, sur ce que l’on risque en s’engouffrant sur la voie du changement, sur la violence des réactions rencontrées en chemin, et sur les choix qui sont faits pour obtenir l’autonomie tant espérée.
Mais pour Erik ou les autres hommes de sa promotion de futurs infirmiers, quel est l’enjeu ? Que vont-ils en retirer ? Bah, à part de devenir infirmiers, pour l’instant, bof. Ces hommes n’ont rien à perdre, dans le fond ; ils ont déjà toutes sortes de choix (plus que les femmes de leur époque en tout cas). Ils n’ont pas vraiment besoin d’un progrès. On ne nous dit même pas en quoi, pour eux, c’en serait un, d’ailleurs. Et, hormis le fait qu’ils sont déconsidérés par les autres hommes, ils n’ont pas grand’chose à perdre (même si je sais bien que c’est là le pire cauchemar d’un homme, cette validation n’est quand même pas une situation de vie ou de mort). On met donc sur le devant de la scène des personnages qui n’ont pas vraiment de problème saillant, dans une situation où il y a peu en jeu, et où ne se produit pas vraiment de cas de conscience ou de déchirement. Sygeplejeskolen peine à nous dire pourquoi c’est important.
Mais bon, c’est joli. Non vraiment, ça l’est ! Sygeplejeskolen m’a rappelé un peu Badehotellet par ses lumières et ses couleurs douces, et ses airs de chronique historique regardable par toute la famille. Dans le fond, Sygeplejeskolen n’est pas plus là que les autres séries en son genre pour faire la révolution. C’est juste que quelque chose dans son sujet de départ prêtait un peu à confusion.