L’inspiration, des fois on l’a, des fois on l’a pas. Et quand on ne l’a pas, on ferait n’importe quoi pour la trouver… du moins c’est de ce principe que part Hasmukh, une dramédie indienne de Netflix lancée en 2020 mais dont je n’ai fini la première saison que cet automne.
La série porte le nom de son héros, Hasmukh Sudiya, qui espère depuis plusieurs années devenir comédien de stand-up, mais qui n’en a jamais eu l’étoffe, faute d’être capable de faire preuve d’assurance. Ah c’est sûr que ça va être compliqué de se produire sur scène quand on n’arrive pas à prendre la parole en public !
Fort heureusement, notre homme trouve un jour la parade par accident : en réalité, il est parfaitement capable de briller sur scène… lorsqu’il tue.
Depuis des mois voire des années, je vous raconte la progression de la fiction indienne en matière de tons et de sujets. Cela a commencé avec les séries hebdomadaires à la télévision traditionnelle, s’est poursuivi avec l’émergence de webséries, et aujourd’hui, courtisée par de nombreuses plateformes de SVOD, la fiction indienne continue de s’épanouir grâce aux séries originales de ces plateformes. De nouveaux genres télévisuels, de nouveaux tons, de nouveaux sujets, n’ont cessé d’apparaître en l’espace de moins d’une décennie. Et c’est beau.
Hasmukh en est une énième illustration : jamais la télévision linéaire indienne n’aurait commandé une série à l’humour aussi ouvertement noir (et à l’hémoglobine aussi ouvertement rouge). Par certains aspects, elle m’a évoqué l’humour tout aussi morbide d’Afsos ; mais je trouve aussi son humour plus recherché, ses cimes comiques étant plus hautes et ses abysses dramatiques plus sombres.
La série démarre alors que Hasmukh, qui ne rêve que de se produire un jour au sein du télé-crochet Comedy Baadshaho (« les rois de la comédie »), est depuis 10 ans l’apprenti d’un certain Gulati, comique qui est une célébrité locale à Saharanpur. Sauf que ce dernier le traite comme son larbin au lieu de l’aider à progresser, lui promet monts et merveilles sans jamais lui fournir quelque conseil que ce soit, et ce, quand bien même les blagues qu’écrit Hasmukh ne sont pas mauvaises. Mais comme ce chétif jeune homme n’a aucune confiance en lui-même, c’est très facile de l’écraser à longueur de temps… en tout cas, jusqu’à la fois de trop. Dans le premier épisode, à quelques minutes d’entrer sur scène pour un événement privé, Gulati manque à sa parole une fois de trop, et pris d’une rage folle, Hasmukh lui tranche la gorge. Et puisqu’il faut bien que quelqu’un assure le spectacle, il monte sur scène et découvre… que tout d’un coup il est animé d’une confiance en lui inébranlable ! Le riche public de la soirée est ravi, Hasmukh se sent mieux que jamais (même si la culpabilité le regagne bientôt), et Jimmy, le manager de Gulati, n’en a pas perdu une miette.
La brillante idée de Hasmukh est de faire constater le meurtre par Jimmy très rapidement… et d’établir que celui-ci n’a pas vraiment de soucis avec ça, du moment que l’argent continue de rentrer. Hasmukh devient donc son nouveau protégé, et ils conviennent ensemble de se lancer dans une tournée dans l’état d’Uttar Pradesh. Sauf que ça ne marche pas du tout. Notre comédien est incapable de faire rire qui que ce soit, trop occupé à bégayer d’embarras et s’emmêler les pinceaux dans ses blagues. Il n’a pas le « feel« , comme il dit, soit le feu sacré.
Jimmy a tôt fait de comprendre d’où lui est venu son éclair de génie la première fois, et l’encourage à tuer pour faire avancer sa carrière. Et ça marche !
…Toutes proportions gardées. Car même si Hasmukh et Jimmy sont tombés d’accord dans les grandes lignes (notamment sur le fait qu’aucune personne innocente ne sera tuée : que des salauds), l’ascension phénoménale de notre héros est proportionnelle à son sentiment de culpabilité. Pire encore, les deux hommes sont rapidement sortis de leur bourgade provinciale après qu’une video d’un set de Hasmukh soit devenue virale, et que des productrices de Comedy Baadshaho l’invitent à rejoindre l’émission ! Il va donc leur falloir trouver une combine pour continuer à tuer non pas dans leur ville natale, mais dans les rues de la métropole, où nos deux compères n’ont pas le moindre repère.
Si la police donne à un moment des sueurs froides à notre tueur, le plus gros de ses problèmes est plutôt sa conscience. Et on peut comprendre que les choses se bousculent pour lui alors qu’il a du stand-up à écrire, des pièges dans le showbiz à éviter, des relations fragiles à appréhender, des textes de stand-up à écrire chaque semaine et euh, c’était quoi l’autre truc ? Ah oui, un meurtre à exécuter avant chaque passage sur scène.
Ce qui est effrayant dans la série de meurtres que commet Hasmukh à mesure que progresse sa carrière, ce n’est pas l’idée d’être pris sur le fait. C’est la perspective de devoir vivre avec la culpabilité. Même en faisant le choix conscient de ne tirer son « feel » que de l’exécution des pires hommes qu’il croise, notre héros doit composer avec l’idée que, du jour au lendemain, il est devenu un tueur. Et, au bout du compte, uniquement par égoïsme.
La série explore bien cela, et les phases par lesquelles il passe à mesure qu’il a plus à perdre. Embarqué dans un cercle vicieux, il semble incapable d’envisager d’arrêter, mais ne devient pas un psychopathe pour autant.
C’est épatant de constater la rapidité avec laquelle Hasmukh fait avancer son intrigue et en élargit le focus. On aurait pu se retrouver avec une longue partie de jeu du chat et de la souris, dans laquelle le héros aurait passé son temps à commettre de nouveaux crimes en espérant ne pas être découvert (une sorte de Dexter du stand-up, ou quelque chose comme), mais au contraire la série ne se repose jamais sur ses acquis. Elle fait sans arrêt avancer l’histoire, tout en incluant toujours plus de personnages, et donc de thèmes, dans ce qui se dit.
Ce qui commençait comme une série sur Hasmukh (et vu le titre de cette dramédie, rien d’étonnant), se transforme à la vitesse de l’éclair en un gigantesque ensemble de personnages qui chacun ont un peu de vitriol à cracher à la gueule des autorités, du monde du spectacle, du monde des affaires, etc. Hasmukh est l’une des rares séries indiennes qui s’intéresse ouvertement au mouvement « Me Too » (en le citant) et s’attaque à décrire, au sein de l’industrie du divertissement, des comportements intolérables (en les décrivant comme tels). La série offre contre toute attente de très bons rôles féminins, comme Promila la productrice, ou son assistante Rhea. J’ajoute également que la romance qui se noue entre Hasmukh (un provincial qui ne parle pas l’anglais) et Sasha (une immigrée, vraisemblablement russe, ne parlant pas le hindi) est également très tendre quand bien même Sasha, un peu par définition, n’apparaît pas comme très complexe.
En fait, Hasmukh se fait même un devoir de parler du côté provincial de son héros, et de ce que son ascension fulgurante signifie socialement. La série parle du succès non seulement d’un point de vue économique (Hasmukh et Jimmy se réjouissent effectivement du contrat signé avec Comedy Baadshaho), mais aussi social. Dans l’Uttar Pradesh, Gulati était une célébrité de l’humour ; à Mumbai on réalisera que personne ne sait même de qui il s’agissait. Alors forcément, que Hasmukh se retrouve à la télévision nationale, c’est comme arriver soudain dans un monde parallèle. Ou un autre pays (ce qu’indique en creux sa relation avec Sasha). On n’y parle pas la même langue et on n’y honore pas les mêmes valeurs. En un sens, ça arrange un peu notre tueur : des enfoirés, dans la grande ville, ce n’est pas ça qui manque, vu la façon dont Mumbai attire la lie de la société, et il ne manque donc pas de victimes (juste de victimes à éliminer sans que personne ne le remarque). Mais dans le fond, le choc culturel est tellement grand qu’il ajoute au désœuvrement du personnage.
Outre sa capacité à s’intéresser à bien plus que les crimes du héros (même si le choix des victimes ou les méthodes continuent d’être une problématique abordée par les épisodes successifs), Hasmukh a aussi l’immense avantage d’être une série sur le monde de la comédie avec des vrais morceaux de comédie dedans.
Si, par exemple, on la compare à Bhaag Beanie Bhaag, une autre série indienne sur le stand-up (diffusée à quelques mois d’intervalle par Netflix également), force est de constater qu’il n’y a pas photo : Hasmukh se donne vraiment du mal pour écrire du stand-up de qualité. Les sets vus dans la série oscillent entre humour d’observation, critique sociale voire politique, et roast pur et simple ; ils n’ont pas toujours un rapport direct avec l’intrigue (c’est peut-être pour ça qu’ils fonctionnent), mais ils sont la démonstration que l’univers de Comedy Baadshaho n’est pas qu’un simple prétexte. L’agilité des textes est une source d’émerveillement, surtout pour quelqu’un comme moi qui adore le stand-up… et qui, au fil des années, a dû constater que les séries sur le stand-up avaient parfois des textes très médiocres. Alors il y a des blagues qui, forcément, échappent un peu à une spectatrice occidentale (parfois par manque de référence, parfois simplement parce que l’humour, ça peut être très culturel), mais dans l’ensemble ça se tient et je me suis surprise plusieurs fois à pousser des petits « oooh » déçus quand l’intrigue reprenait après que Hasmukh descende de scène ! Et pourtant j’étais à fond dans l’intrigue ! C’est pour vous dire.
Alors, je veux bien croire que, en grande partie, Vir Das (co-créateur de la série, co-producteur, et interprète du rôle-titre) soit responsable de la qualité de Hasmukh à cet égard. Ce comédien de stand-up a de nombreuses années d’expérience derrière lui, y compris quatre comedy specials également disponibles sur Netflix (au moins en Inde, vous me direz pour d’autres territoires). Cependant, toutes les humoristes ne transforment pas nécessairement l’essai comme il peut le faire ici.
La qualité des sets transforme l’humour en véritable enjeu, et c’est important parce que Comedy Baadshaho est un concours dont nous savons les coulisses, et que connaître le réel talent des différents comiques (oui, ce seront tous des hommes) offre un éclairage sur ce qui se trame en arrière-plan. Quand un personnage est drôle devant nos yeux, et pas parce que le scénario l’a décrété, cela crée une attente bien spécifique sur la façon dont l’émission va se poursuivre… et sur les éventuellemes manipulations qui peuvent empêcher cette attente de se réaliser.
Dans Hasmukh, l’humour c’est comme l’amour : il faut le ressentir et pas juste tenir pour acquis ce que le scénario a décidé pour ses personnages.
Alors vous allez me dire : ça a l’air d’une série plutôt parfaite, du coup où est le hic ? Bah ya pas de hic.
…Bon ok ya deux-trois trucs qui auraient mérité un peu de temps pour être détaillés. Le pire exemple qui me vienne en tête, c’est qu’il y a un personnage qui est résolument « le méchant » à certains moments de l’intrigue, et on ne comprend pas trop sa motivation (et surtout pas son allégeance à un autre « méchant » de la série). Sur la fin, on aura une explication offerte par un tiers, mais cela vient d’un personnage peu fiable et dont l’opinion n’a jamais eu grande importance pendant l’intrigue, donc j’ai eu du mal à me satisfaire de cette conclusion. Cela étant, Hasmukh a déjà parlé de plein de choses en si peu de temps, que je pense que ce n’est vraiment pas la pire simplification qui aurait pu se produire entre des mains moins expertes. Et puis bon, c’est quand même une dramédie, on n’a pas besoin d’une tragédie grecque en trois actes pour explique le comportement de chaque personnage !
Dans l’ensemble, je maintiens que Hasmukh est l’une des plus réjouissantes séries de 2021 pour moi (quand bien même elle date de 2020, mais fort heureusement, ya pas de date de péremption sur les séries !), et ne peux que vous encourager à tenter l’aventure.
En outre, c’est la deuxième série co-produite par Nikkhil Advani dont je vous chante les louanges cette année, autant vous dire que yen a un chez qui l’inspiration, ça manque pas.