Est-ce qu’on peut parler d’arte ? Est-ce qu’on peut se poser pendant, disons, 10 minutes, et s’arrêter sur l’extrême perfection de la programmation internationale d’arte en ce moment ? Alors, certes, ce n’est pas nouveau, ça fait des années qu’arte se démène comme le plus beau des diables pour nous offrir des séries venues de quasiment partout, pour nous offrir de réelles alternatives aux clichés éculés de ce que les autres diffuseurs importent souvent par réflexe ou frilosité. Mais quand même, il faut qu’on s’arrête sur ce que la chaîne franco-allemande a accompli ces derniers temps, qui, à mon sens en tout cas, est à ce jour sa meilleure année en séries importées. Et pas que sur son antenne, mais aussi sur sa plateforme, arte.tv, où on trouve un choix ébouriffant de séries sortant des lieux communs.
Est-ce qu’on peut, je sais pas, prendre une grande inspiration et en lister quelques unes, aucune bonne action ne devant rester impunie. Comme l’islandaise Jarðarförin mín (reviewée il y a quelques semaines), la sud-africaine Hopeville (j’aurais bien voulu qu’elle sorte en DVD celle-là, cela dit, en plus Noël et mon anniversaire arrivent…), l’israélienne BeTipul (à ce stade à considérer comme un absolu classique), l’italienne Anna (quoique j’aie eu la mauvaise idée de la regarder pendant une semaine durant laquelle j’essayais de bosser sur une review de Sweet Tooth…), ou la co-production franco-iranienne Happiness… Est-ce qu’on peut mentionner qu’il s’agit de l’une des rares en France à avoir proposé une série japonaise live action, Saka no Tochu no Ie (sous le titre littéral La maison de la rue en pente) ? Et pas n’importe laquelle : une très bonne série de la chaîne du satellite WOWOW, l’un des plus ambitieux diffuseurs nippons ! Je sais pas si vous réalisez.
Et puisqu’on est là, à jeter des fleurs, est-ce qu’on peut en profiter pour saluer aussi son sens du détail, genre annoncer clairement quand une série sera retirée de son catalogue, pour que les téléphages s’organisent librement soit pour regarder les épisodes, soit pour les commander en DVD quand le coffret existe ? Qui d’autre a cette délicatesse, par les temps qui courent, pendant que d’autres plateformes font disparaître certains titres de leur catalogue du jour au lendemain comme des yaourts périmés ?
arte, je suis retombée amoureuse d’elle cette année. Franchement, la seule raison pour laquelle je ne demande pas à cette chaîne de m’épouser, c’est que je m’en voudrais de la garder pour moi seule. Mais le cœur y est, croyez-le.
Toutefois, qu’on se le dise : cet amour est clairement réciproque. En tout cas je ne vois pas d’autre façon d’interpréter le geste du diffuseur franco-allemand, consistant à proposer depuis cette semaine la comédie politique Sluga Narodu (sous le titre Serviteur du Peuple). Une série ukrainienne, une industrie dont les séries ne nous parviennent quasiment jamais ! Datant de 2015, en plus ! Alors que, entre nous soit dit, l’accès aux séries internationales ayant plus de 5 ans relève très souvent du défi le plus total… Et en plus, Sluga Narodu est sûrement la série ukrainienne la plus importante de toute l’Histoire.
Et vous voudriez que je ne ressente pas de papillons dans le ventre à l’évocation d’arte ?!
Le premier épisode de Sluga Narodu commence un matin comme il y en a tant d’autres, dans un immeuble un peu vétuste d’un petit quartier modeste. S’y réveille Vassili Petrovitch Goloborodko, un peu en retard, un professeur d’Histoire divorcé, qui vit chez ses parents ainsi qu’avec sa jeune nièce (forcément, avec un salaire de prof, il faut bien ça…). Sa précipitation matinale est cependant interrompue par une curieuse visite : celle du Président ukrainien, qui débarque ce matin-là dans son salon.
Ou plutôt : le Président sortant. Car contre toute attente, lors des élections présidentielles, Goloborodko a été élu pour lui succéder. Voilà donc notre fonctionnaire soudainement embarqué dans un périple à travers la capitale pour sa première journée de Président de l’Ukraine !
Comment en est-il arrivé là ? Eh bien, l’épisode est régulièrement entrecoupé de flashbacks, qui nous l’expliquent : lors d’une conversation avec l’un de ses collègues, Vassili s’est énervé, ignorant être filmé par l’un de ses élèves. Fou de rage suite à un incident ayant interrompu l’un de ses cours au profit de la préparation du scrutin, il déballe tout ce qu’il a sur le cœur : pourquoi sa matière, au lieu d’être vue comme quantité négligeable, devrait être suprêmement importante pour les citoyennes de demain ; combien ce vote ne va rien changer à la réalité quotidienne des Ukrainiennes ; à quel point toutes les personnalités politiques se valent… Vous connaissez la chanson. Sauf que la video, mise en ligne sur internet par l’élève en question, dépasse en quelques jours les 5 millions de vues. Les élèves lancent même une campagne de crowdfunding pour que Vassili puisse déposer sa candidature ! Résultat ? Eh bah résultat, il est maintenant Président. Même si c’est à son corps défendant.
Difficile de nier le propos qui dirige l’intrigue de Sluga Narodu : il est répété à n’en plus finir, souligné par les diverses étapes de cette journée de folie, dont la série se régale avec un ton pince-sans-rire du plus bel effet. On y oppose en permanence la vie (et l’attitude) humble de Vassili Petrovitch Goloborodko à une culture politique habituée aux passe-droits, au luxe, et aux petits arrangements entre amies. Toute la journée de Vassili se déroule avec, à ses côtés, le Président sortant, qui le guide dans chacun de ses mouvements ; hébété par la situation (on le serait à moins), notre prof ne réagit pas vraiment, et le voilà vite couvert de costumes de haute-couture et de montres hors de prix.
A le voir embarqué dans cette aventure on commence, au nom du peuple ukrainien, à s’inquiéter : le choc de la journée, couplé aux incroyables facilités octroyées par son nouveau statut, vont-ils faire perdre à Vassili tous ses idéaux ? On obtiendra une réponse avant la fin de l’épisode, qui augure de choses bien savoureuses pour la suite.
Pour l’instant, arte ne propose que la première saison (sur trois à l’heure actuelle, en plus de deux longs métrages), mais plusieurs raisons peuvent pousser la chaîne à envisager de nous fournir la suite.
La première, c’est que naturellement, nous sommes nous-mêmes en pleine campagne présidentielle (comment réussir à l’oublier ?), évidemment. Sauf que, même s’il s’agit d’une comédie, sa fonction n’est pas de se moquer vraiment de son héros (contrairement à Hénaut Président par exemple) mais plutôt du système où il se trouve plongé du jour au lendemain. Sluga Narodu n’hésite pas, grâce à des personnages secondaires (qui en réalité sont les premiers à apparaître à l’écran dans ce premier épisode) à souligner combien les intérêts financiers président, et ce n’est pas un jeu de mot, à la vie politique du pays. Quand bien même il est maladroit et hésitant, et qu’il n’est personne, Goloborodko est définitivement du côté des petites gens. Du peuple. Des Riens. La série prend son parti pour dénoncer non pas un cas particulier, mais des mécanismes qui garantissent que quelqu’un comme lui ne pourrait pas se trouver dans cette situation.
Plus largement, l’autre raison, c’est que Sluga Narodu est l’une des séries ukrainiennes les plus populaires de toute l’histoire télévisuelle : presque 20 millions de spectatrices l’ont suivie à la télévision, et les épisodes, ensuite mis en ligne sur Youtube, ont totalisé plus de 98 millions de vues. C’est également l’une des rares fictions ukrainiennes à avoir obtenu une adaptation étrangère (on en parlait dans ce fun fact en 2017, et il y avait un projet en développement pour FOX aux USA qui n’a finalement pas été commandé), et à avoir débarqué en streaming dans divers pays, via Netflix.
Ah oui, et euh, aussi, mais c’est probablement juste un détail : son acteur principal est actuellement le Président de l’Ukraine. Pour de vrai.
Volodymyr Oleksandrovytch Zelensky, fort du succès de la série qu’il a lui-même produite avec sa société Kvartal 95, a réussi à s’imposer en 2019 dans le scrutin présidentiel. Rien moins que 73,2% des voix au second tour, quand même.
Bon, pour lui les enjeux étaient différents de son personnage : Zelensky est un homme riche (dont le nom apparaît dans les Pandora Papers…), et il n’a pas eu besoin de crowdsourcing pour payer les frais de 2 millions nécessaires à l’inscription de sa candidature. La diffusion de la 3e saison, juste au moment des élections de 2019, a d’ailleurs suscité la polémique : comment respecter les lois électorales sur l’équité du temps de parole quand l’un des candidats est à la télévision toutes les semaines ? Et même plus : 1+1, la chaîne diffusant Sluga Narodu, proposait également à ce moment-là un documentaire spécial sur Ronald Reagan (l’acteur américain devenu Président), avec comme voix-off celle de… Zelensky. Subtil.
Un contexte qui, bien-sûr, refroidira les plus idéalistes parmi nous (et sans nul doute parmi les électrices ukrainiennes), qui espéraient sûrement que le conte de fées politique ait une part de vrai.
C’est toujours un peu le rêve : trouver quelqu’un qui représente les gens d’en-bas au plus haut niveau. Bien d’autres séries, chacune à leur façon, on traité de ce sujet, de la série américaine Designated Survivor et son adaptation sud-coréenne 60 il, Jijungsaengjonja ; c’était aussi, certes tourné différemment, le propos final de Malcolm in the Middle ; on pourrait aussi mentionner la série australienne Total Control, d’autant que sa 2e saison vient de démarrer ; et encore une fois je vous renvoie à Hénaut Président, parce que je l’aime bien cette petite bête (j’aurais bien voulu mettre la main sur son remake italien, Il Candidato). Bref, ce n’est pas la première fois qu’une série nous laisse imaginer ce qu’un candidat « anti-système » pourrait accomplir dans le jeu de quilles politique.
Il ne faut toutefois pas oublier que, derrière la comédie un peu naïve (en réalité un peu populiste) de Sluga Narodu, il y a une réalité politique toute autre.
Mais bon, sur un plan strictement téléphagique, combien de fois peut-on regarder une série qui a changé le cours d’une élection ? Pas trop souvent, j’espère.
Comme tu as pu le constater, je suis en train de lire tous les articles que je n’avais pas lu depuis ces longs mois (il m’en reste encore 61, vraiment plus jamais je ne laisse les articles s’accumuler parce que j’en ai lu plus de la moitié et il en reste encore autant, la procrastination quand tu nous tiens). Quand j’ai vu que tu avais parlé de cette série en novembre, j’étais là « ah. » Que le temps passe vite et que la situation change vite.