La sélection de CANNESERIES cette année m’a franchement impressionnée. Il y a eu du très bon, et c’est avec plaisir que je me suis perdue pendant plusieurs heures dans les entrailles de sa salle de visionnage virtuelle. En fait, le plus difficile était de choisir de quoi parler ensuite : à raison de seulement 3 articles par semaine, il faut (encore une fois !) faire des choix.
Finalement j’ai décidé de vous toucher deux mots de la série argentine Limbo – Hasta Que Lo Decida (évidemment à ne pas confondre avec la série danoise Limbo), qui apparaîtra sur ST★R+ courant 2022. Il faut dire que la plateforme n’a été lancée que fin août en Amérique du Sud, et qu’elle a déjà un agenda bien chargé avec 66 productions originales déjà là ou à venir ; on lui permettra donc exceptionnellement de nous allécher autant de temps à l’avance. Il va d’ailleurs commencer à être important de garder un oeil sur sa programmation, parce qu’elle se montre plus innovante dans ses choix de séries originales que Disney+ dont elle est la petite sœur, s’appuyant très peu sur des titres ou franchises préexistantes. Il y a notamment en projet une série historique brésilienne sur l’esclavage (pour l’instant sans titre connu) qui sera un vrai pari à surveiller, mais plus largement j’espère qu’il sera possible de voir toutes ses séries sans trop de difficultés.
A cause de cette excellente édition, j’avais le comble du choix. Tant d’autres séries en compétition auraient donc pu faire l’objet de ma review du jour (et entre parenthèses, les festivals qui mettent leurs séries à disposition sur internet, on n’en finit pas de valider) ! Ce ne sont pas les excellentes propositions qui ont manqué. Le malaise perpétuel de Sny Alicy (même si je ne vais sûrement pas en dormir pendant un mois ou deux) ; l’énigmatique atmosphère de Kljun (grosse thématique sur les rêves prémonitoires pendant cette édition, d’ailleurs) ; la tendresse de Jordbrukerne (dont on reparlera sûrement à l’avenir vu qu’elle est produite avec la participation d’arte) ; le délicieux noir et blanc Mister8 (gagnante de la compétition et sûrement la seule romcom de ces dernières années à m’avoir rendue curieuse) ; et même l’espionnage contraint et forcé de Totems (qui sur le papier n’avait pourtant rien pour me plaire, and yet here we are).
Dans ces conditions, si vous vous demandez pourquoi j’ai choisi Limbo – Hasta Que Lo Decida, c’est que je suis tout simplement très bon public pour ce que fait la série. J’aimerais vous dire qu’elle est profondément innovante, mais non : je me trouve juste facilement happée dans ce type d’ambiance. Ambiance de dérive. Ambiance le monde tourne trop vite. Ambiance rien n’a de sens et tout a trop d’importance. C’est mon truc, je n’y peux rien.
Limbo – Hasta Que Lo Decida (ci-après Limbo–HQLD) met efficacement en place sa protagoniste centrale, Sofía Castelló. C’est une jeune femme arrivée en bout de course de la vingtaine, mais qui se comporte encore comme une adolescente capricieuse. Ce qui est nécessairement plus facile à accomplir lorsqu’on est la benjamine d’une famille multimillionaire, les Castelló régnant sans partage sur le milieu des affaires argentin ! Forcément, facile d’avoir tout l’aplomb du monde et aucun sens des responsabilités quand on vit sa meilleure vie aux frais de papa…
Sauf que justement, un soir qu’elle fait la fête avec ses potes à Madrid, Sofía reçoit la terrible nouvelle que son père est décédé, et qu’elle doit revenir en urgence à Buenos Aires pour les obsèques. Elle y retrouve ses deux frères aînés : Andrés le bad boy, avec lequel elle partage une certaine complicité, et Ignacio l’austère, premier-né autoritaire qui a toujours pris son rôle très au sérieux, et se voit désormais comme le nouveau patriarche de la famille. Ce qui ne passe pas super bien avec Sofía…
Le premier épisode de Limbo–HQLD se fait fort de retranscrire à la fois le style de vie déconnecté de la réalité que mène Sofía, dont la vie est volontairement menée de façon inconséquente, et d’autre part, la réalité incontournable du deuil. Ce n’est pas de l’escapisme que recherche cependant la série, optant plutôt pour la description d’un mode de vie dans lequel la fête et l’excès permettent d’anesthésier tout le reste.
Il semblerait en effet que, même si la série ne s’appesantit pas dessus pendant ce démarrage, « tout le reste » en question soit parfois un plus lourd qu’il n’y paraît, si les quelques scènes évoquant un grave accident de moto en sont une quelconque indication. Sofía est en outre sourde, potentiellement suite à cet accident (encore une fois ce n’est pas explicité), et elle utilise un appareillage dont on découvrira qu’elle le débranche à l’occasion pour se déconnecter du monde. Sans nul doute, ce seront des choses que les épisodes suivants devraient explorer, au moins dans une certaine mesure.
Pour le moment, Limbo–HQLD s’attache à se glisser sous la cuirasse de Sofía. Même si celle-ci est une escape artist émotionnelle capable d’éviter beaucoup d’émotions négatives, elle ne peut échapper à la douleur d’avoir perdu son père, parce que même les petites filles gâtées-pourries ont mal quand elles perdent un parent.
Toutefois, Limbo–HQLD n’est pas seulement une série sur le deuil. Sofía va très vite se confronter à deux personnes qui elles, sont bien vivantes, et qu’il devient difficile d’éviter : ses frères. Maintenant que toutes les trois ont hérité de parts dans l’entreprise de cosmétiques familiale, la jeune femme est obligée de faire face aux impératifs de la situation. Désireuse de se débarrasser aussi vite que possible de ses responsabilités pour retourner à Madrid, Sofía se heurte à l’autorité d’Ignacio, qui tient à ce que tout soit fait « dans les règles ». Ce dernier nourrit également un mépris à peine voilé pour le style de vie de sa sœur, tandis que lui a toujours pris ses responsabilités familiales et professionnelles au sérieux.
Le frère et la sœur semblent irréconciliables, et pourtant plus l’épisode avance (…et j’avoue avoir regardé le suivant, aussi, tant qu’à faire), plus il semble inéluctable qu’une certaine cohabitation soit nécessaire, bien qu’elle ne se déroulera pas sans passe d’armes. D’autant que, en s’attardant dans le dressing de son père le soir de l’enterrement, Sofía y a découvert une mystérieuse clé dont elle ignore ce qu’elle ouvre, logée dans un tiroir secret marqué d’un symbole étrange… et maintenant, elle a des questions.
Outre sa réalisation endiablée, son incroyable actrice principale (Clara Lago, qui porte la série sur ses épaules), et son côté Succession–but-make-it-emo, Limbo–HQLD sème aussi les graines de ce qui pourrait être un très intéressant parcours initiatique pour une jeune femme grandissant et vivant dans un milieu entièrement masculin. Il ne peut être un hasard que la seule femme ayant un rôle potentiellement important dans la série soit elle aussi associée au symbole étrange !
D’une façon générale, il est assez difficile de prédire où veut aller la série, et c’est aussi quelque chose que j’apprécie. N’hésitant pas à s’arrêter sur une émotion donnée, à se lancer dans des flashbacks sur l’enfance de Sofía, ou à gommer la frontière entre le réel et l’hallucinatoire, Limbo–HQLD n’a d’ailleurs pas envie de se hâter, ni pour résoudre son mystère ni pour faire grandir son héroïne. Et je n’ai pas plus envie de l’y forcer ! Je trouve très agréable qu’une série prenne ainsi le temps de s’arrêter sur le ressenti (à plus forte raison pour une personnalité ayant tendance à l’évitement), plutôt que de se prendre de passion pour des retournements de situation constants. Sofía va être forcée de grandir, sûrement aussi d’apprendre un peu l’autonomie, et c’est, dans le fond, un chemin que je suis bien plus disposée à faire que de regarder des adelphes se poignarder à qui mieux-mieux dans des intrigues corporate.
Et puis, secrètement, je crois aussi qu’on commence collectivement à se diriger vers un moment où la fiction qui parlera de deuil va se montrer suprêmement nécessaire ; Limbo – Hasta Que Lo Decida prend très au sérieux cet aspect de son sujet. Il n’y a maintenant plus qu’à attendre 2022 pour entamer ce travail avec elle.