Il semble parfois que de nombreuses séries s’intéressent au monde sportif. Mais très peu le font comme Virage, une série québécoise lancée cette semaine par Noovo (accessoirement première série dramatique originale de la plateforme, après les comédies Le Killing, Entre deux draps, et Contre-offre dont on a parlé plus tôt cette année). C’est-à-dire en parlant non pas du sport lui-même, ou de sa culture, ou de son économie… mais de ses sportives.
D’une sportive, en particulier : une patineuse de vitesse plusieurs fois médaillée qui, au retour des Jeux Olympiques, décide d’opérer de grands changements dans sa vie. Sans être un biopic, la série a été inspirée par une rencontre fortuite entre l’acteur, scénariste et producteur Louis Morissette (entre autres vu dans la première saison de Plan B) et la patineuse Marianne St-Gelais. Celle-ci est d’ailleurs consultante sur la série.
L’équipe canadienne de patinage revient des JO ; l’accueil à l’aéroport, par le public, la presse et les familles, est enthousiaste, et prolonge les effets des victoires et des médailles. Au moins temporairement. L’ivresse passée, pourtant lors des premières interviews ou de discussions plus personnelles avec l’entourage, une question embarrassante commence à faire son apparition : et après ? Quel est le plan pour après ?
Tout le monde semble avoir une idée bien arrêtée de ce qui vient après pour Frédérique Lessard : les championnats mondiaux se profilent, pour commencer, et l’entraînement va redevenir la priorité. Et puis, il y a les fiançailles très publiques avec Antoine Bernard, et les préparatifs du mariage annoncé dans la presse.
Toutefois Frédérique, elle, réfléchit à cet après depuis un moment, et elle commence à trouver des réponses différentes à cette question. En fait, plus les Jeux Olympiques s’éloignent, plus elle est certaine de vouloir tout changer. En l’espace de quelques jours, Frédérique rompt ses fiançailles avec Antoine, et décide de prendre sa retraite, effective après les mondiaux de patinage.
Sauf que ça, c’est l’après immédiat. Une fois ces décisions majeures prises, il reste encore à inventer… tout le reste.
Le premier épisode de Virage, atypique à plusieurs égards, jongle avec plein d’objectifs à la fois.
D’une part, il s’agit évidemment de remplir une mission d’exposition : nous dire qui sont Frédérique, Antoine, le personnel d’encadrement au sein de l’équipe, les membres de la famille, et ainsi de suite. Nous donner leur motivation, ou au moins y faire allusion, aussi, fait partie du contrat. D’autre part, cette introduction à Virage est aussi une introduction à la vie de sportive de haut niveau d’une façon plus générale : le rythme des entraînements, les obligations publiques, la surveillance constante de son corps et de sa santé, le mental… Certes, Frédérique est bien entourée pour tout cela, mais cela reste un défi, à plus forte raison alors qu’elle est en pleine rupture amoureuse.
Toutefois les choses ne s’arrêtent pas là. Cet épisode inclut également de nombreux flashbacks qui montrent que l’existence que mène Frédérique aujourd’hui, la façon dont sa vie est millimétrée afin d’obtenir la meilleure performance possible, c’est ce qu’elle a toujours connu. Depuis son plus jeune âge, lorsque son aptitude au patinage a été découverte, encouragée et cultivée par ses parents, elle s’est entièrement consacrée à sa passion, repoussant ses propres limites. Tout son univers tourne autour du patinage : sa famille qui la soutient (…et qui prend une grande partie de ses décisions en fonction du calendrier de ses compétitions), son fiancé (maintenant ex-fiancé) qui en vit également, ses amies qui sont plus ou moins proches (dont son préparateur Tristan ou la nouvelle patineuse qui représente l’espoir de l’équipe, Florence)…
Lentement, mais sûrement, avec une force croissante, Virage introduit l’idée que Frédérique veut du changement, mais qu’elle n’est pas entièrement consciente qu’elle n’a rien construit hors du patinage jusqu’à présent. Dés lors, à quoi ressemble la vie à sa retraite ? Qui est-elle sans le patinage ?
Je trouve cette approche incroyablement courageuse, parce que fondamentalement différente de ce que font la plupart des séries dramatiques s’intéressant au monde sportif. Les séries sportives prennent des formes diverses, mais très peu se préoccupent de ce qui est au centre de la problématique de Virage.
Nombre d’entre elles préfèrent se préoccuper de la partie ascendante de la carrière d’une sportive ou d’une équipe sportive. La question qui est souvent posée, implicitement, aux protagonistes, est de savoir si elles obtiendront ce pour quoi elles travaillent si dur : en ont-elles les capacités ? Le prix qu’elles sont prêtes à payer suffira-t-il à décrocher la victoire ? Par exemple, la série australienne Barracuda faisait, dans l’ensemble, un très bon travail sur le sujet.
Il y a aussi toutes sortes de séries sportives mettant l’accent sur la progression d’un club en échec, qu’une opération de la dernière chance doit mener soit au sommet, soit à la disparition totale. Ce n’est pas la préoccupation majeure de Ted Lasso, mais c’en est bel et bien un enjeu de la série. De la même façon qu’on soutient une équipe réelle, on se met alors à espérer que l’équipe de fiction trouve le succès qu’elle semble mériter, et que ses efforts soient récompensés. Ces séries sportives-là sont profondément des séries morales, dans lesquelles c’est la pureté des sentiments et des intentions qui occupe l’essentiel des intrigues. Si votre âme est noble, alors vous devriez, presque karmiquement, être récompensée par la victoire. Clear eyes, full hearts, can’t lose, pas vrai ?
D’autres séries sportives dont la fonction première est de surfer sur l’intérêt des spectatrices pour un sport en particulier, mais sans en faire le centre d’intérêt de la série. Les intrigues sont alors construites sur autre chose, souvent de la romance. Rappelons aussi au passage que les premières séries sportives japonaises sont apparues uniquement à cause de l’intérêt suscité par les JO de Tokyo en 1964 (…d’ailleurs vous avez de la chance que les sous-titres du dorama Idaten n’aient pas été finis à temps pour les jeux de cet été, parce que sinon vous y auriez eu droit).
Et pour finir, je vous fais grâce des séries sportives qui s’intéressent uniquement aux aspects « corporate » de l’industrie qu’au sport lui-même ; pour une illustration de cette approche, je vous laisse aller consulter la review d’El Pre$idente.
Hors de ces grandes familles de séries, combien de fictions se demandent ce qu’il y a après le sport ? Et attention : pas parce que le corps a lâché, ou qu’il y a eu échec, mais par choix.
Après avoir consenti tous les sacrifices pour réussir au plus haut niveau du patinage de vitesse, Frédérique va être confrontée à la réalité : tout dans sa vie est à construire si elle en retire l’omniprésence du sport. Et en premier lieu, avant même de faire des projets concrets, c’est toute sa conception des choses que Frédérique doit reprendre à zéro. A la fin de cet épisode inaugural, déjà, on verra que ce n’est pas aussi simple que cela en a l’air : Frédérique n’a rien hors du patinage, mais le monde, lui, a continué de tourner sans elle. Et elle n’a jamais développé les outils lui permettant de s’y adapter…
Ce n’est évidemment pas fait exprès, la série ayant été mise en production bien avant, mais après un été pendant lequel des athlètes comme Simone Biles ou Naomi Osaka ont, cet été, réussi à (enfin) alerter le grand public sur la santé mentale des sportives, Virage touche à quelque chose de précieux, et dans l’air du temps. L’excellence a un prix, et il ne se paie pas qu’en sueur.
Pour l’instant je ne sais pas trop ce qui attend Frédérique, et pour être honnête je me suis même sentie inquiète pendant cet épisode. Il n’y a plus qu’à espérer en sa victoire.