Connaissez-vous la perche du Nil ? Ce poisson originellement issu des eaux éthiopiennes est aujourd’hui reconnue comme l’une des espèces les plus invasives au monde, responsable de la destruction d’écosystèmes entiers.
Je ne vous raconte pas ça parce que j’ai l’intention de transformer ces colonnes en chroniques de biologie marine, mais parce que cet animal est l’inspiration au cœur de la série japonaise Nile Perch no Joshikai, lancée au début de l’année et pour laquelle je n’ai trouvé un peu de temps que récemment.
La série a pour héroïne Eriko Shimura, une femme célibataire dont la vie professionnelle est bien remplie, et qui vit avec sa mère dans l’un des quartiers les plus cossus de Tokyo. Sur beaucoup de plans, Eriko semble avoir réussi sa vie, et d’un point de vue extérieur elle ressemble à une career woman à qui tout réussit. Mais Eriko est aussi profondément seule, et l’un de ses rares plaisirs dans la vie est de lire le blog d’une internaute surnommée Ohyou (le mot japonais pour « flétan » ; oui la série est vraiment partie sur le champ lexical de la poiscaille). La jeune femme n’a rien en commun avec Ohyou, qui est une femme au foyer peu raffinée et qui revendique de n’avoir pas d’ambition dans la vie, mais elle n’en est pas moins fan de ses chroniques quotidiennes sur ce que Ohyou et son mari mangent, ou ce qu’elles font.
Un jour, par hasard, en fréquentant un café précédemment recommandé par Ohyou, Eriko tombe nez-à-nez avec nulle autre que… son idole ! Derrière le pseudonyme se cache une jeune femme nommée Shouko Maruo, et toutes deux commencent à faire connaissance, voire même à se lier d’amitié. Peu de temps après, elles se font même un dîner entre nouvelles amies…
Il se passe à la fois tout et rien pendant le premier épisode de Nile Perch no Joshikai, parce que la série est très prudente dans la mise en place de son fil rouge, préférant élaborer l’introduction des protagonistes. On sent cependant que cette démarche paiera à terme…
La personnalité centrale de Nile Perch no Joshikai, c’est Eriko, évidemment, dont le quotidien occupe presque totalement l’écran. C’est une bosseuse acharnée, tout lui réussit… mais on perçoit aussi une grande solitude. Hormis sa mère, avec laquelle elle vit mais qui l’étouffe un peu, elle n’a pas vraiment de contacts hors du travail ; et au bureau (elle travaille dans une compagnie qui commercialise… des poissons, évidemment), ses relations restent superficielles. D’ailleurs même si elle fait son possible pour être courtoise, personne ne l’aime ni même ne la connaît réellement. La série établit au départ qu’Eriko a généralement du mal à se lier, en particulier à d’autres femmes, parce qu’elle a tendance à être différente d’elles, mais ça ne l’empêche pas de ressentir un manque cruel dans sa vie, sous la surface.
Je crois que l’une des choses les plus fascinantes dans cette introduction est la façon dont la série a incorporé à la construction de son univers les faits réels de 2020 (alors qu’il s’agit de l’adaptation d’un roman de 2015, qui par définition n’en faisait pas mention).
L’intrigue de Nile Perch no Joshikai démarre à l’automne 2020, et je pense n’avoir pas besoin de vous rappeler où en était le monde à l’automne 2020. Dans la compagnie où travaille Eriko, la plupart des employées travaillent à distance, et c’est bien évidemment le cas d’à peu près toutes les entreprises de la ville ; les commerces se vident et ferment ; les réseaux sociaux semblent tenir une place encore plus importante que précédemment. Finement, la série inclut dans son récit des pauses, des lignes de dialogue ou simplement des plans destinés à rappeler que tout est à l’arrêt. Les bureaux sont déserts. Les cafés sont vides. Les rues sont silencieuses. Nile Perch no Joshikai fait référence à la solitude contrainte de toute une planète pour souligner celle d’Eriko. En 2020, qui n’avait pas désespérément besoin de chaleur humaine ?
Sauf que les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. A première vue on pourrait même passer à côté.
Dans un premier temps, on s’émeut de l’excitation d’Eriko, qui se lance à cœur perdu dans cette nouvelle amitié inespérée avec quelqu’un qui, pour elle, est une célébrité. En contrepartie le point de vue Shouko n’est pas totalement absent de l’épisode, mais de par sa personnalité et parce qu’elle a d’autres choses dans sa vie (en particulier une relation très solide avec son mari), ses préoccupations sont pour l’essentiel ailleurs. Cette amitié lui tombe un peu dessus par surprise par-dessus le reste.
Eriko, elle, semble vivre une amitié fusionnelle telle que les filles les vivent plutôt à l’adolescence. Ce qui se conçoit, vu qu’apparemment elle n’a jamais vécu cette expérience avant, et qu’elle a clairement un manque à combler. Elle en oublie toutes les précautions qu’elle avait pu prendre au travail pour créer de la distance avec certaines de ses collègues, se retrouvant parfois devant son bureau à glousser comme une gamine au moindre message d’Ohyou la mentionnant même de façon oblique.
Pourtant, en tendant l’oreille et en ouvrant l’oeil, on commence à deviner des choses moins idylliques. Le fait que Shouko soit un peu inquiète de sa célébrité naissante, ou… une étonnante mise en garde de la mère d’Eriko. Et puis, l’apparition d’une troisième protagoniste, bien-sûr.
Ce qui se construit lentement dans Nile Perch no Joshikai est un peu plus qu’une belle histoire d’amitié, donc. D’ailleurs la complexité des relations féminines est l’un des thèmes récurrents de l’autrice Asako Yuzuki, qui a écrit le roman dont est issue le dorama, donc il n’est pas étonnant que les choses aient plus d’épaisseur qu’il n’y paraît de premier abord.
Interrogeant à la fois notre besoin désespéré de contacts, et la dangerosité de ce désespoir, Nile Perch no Joshikai s’annonce comme une plongée (ha !) glaçante dans la difficulté de former des connexions à l’âge adulte.
Pas sûre que je la regarderai, mais je suis intriguée.