Ces derniers mois, ce sont pas moins de 3 adaptations de la série israélienne Kvodo (ou Your Honor de son titre international) qui ont fait leur apparition sur les télévisions du monde. Voilà qui fait beaucoup ! Personne ne les regardera toutes, et il y a, en dehors de l’étude de cas, peu de raisons de le faire. Alors comment choisir une version plutôt qu’une autre ? Je suis comme vous, je me suis posé la question, et pour y répondre j’ai décidé de vous livrer une review de chacune de ces adaptations… mais, histoire de lutter à armes égales, uniquement sur la base de leur premier épisode, puisque c’est tout ce que j’ai pu voir de la série originale. Et aussi parce que j’ai une réputation de pilotovore à tenir.
Pourquoi ce choix est-il compliqué ? Parce que le cahier des charges de Kvodo (comme pour beaucoup d’adaptations basées sur une série israélienne ; c’est par exemple le cas de BeTipul) est particulièrement précis. L’histoire est rigoureusement la même, pour commencer : tout commence avec un accident entre une voiture et une moto, sans témoin si ce n’est un chien errant, sur une autoroute. A bord de la voiture : le fils d’un juge. Au lieu d’avertir les secours quant à l’état de la victime qu’il a percutée, le jeune homme prend la fuite, et empire ainsi passablement la situation. Que fera son père, juge respecté et respectable, pour le sauver ?
Dans aucune de ces séries, la juge ne va être une femme, ou la conductrice sa fille, par exemple. Dans un autre registre (a contrario de l’exercice similaire qui avait été le nôtre autour de Gran Hotel), aucune de ces séries ne va faire le choix de se dérouler à une époque différente, ce qui entrainerait un univers à la fois esthétique et juridique singulier. Ce serait trop facile de trouver des variations aussi visibles, mais superficielles. Non, les nuances sont plus subtiles que cela. Elles tiennent à des choix qui ne changent pas les enjeux de la série, mais plutôt la façon dont ceux-ci sont présentés et donc perçus par les spectatrices.
La deuxième version a été lancée en décembre dernier, et s’est achevée à la mi-février sur Showtime, aux USA. Egalement titrée Your Honor, la version étasunienne adopte cependant un format très différent, avec seulement 10 épisodes, mais d’une durée d’environ une heure chacun. Un choix qui a du sens pour une chaîne comme Showtime, pour laquelle ce type de durée relève de la norme, mais qui a aussi une incidence directe sur la façon d’introduire les faits.
Your Honor joue en fait sur un tout autre registre que les séries israélienne et indienne qui la précèdent. Peut-être par soucis de remplissage de ses épisodes plus long, peut-être par sincère choix dramatique (très certainement un cocktail des deux, en fait), la version étasunienne met beaucoup de temps à dérouler son conte moral. Alors que faire à la place ?
Eh bien, place à l’émotion. Ah, ça, Your Honor a du pathos à revendre ! Le premier épisode a très envie d’expliquer des mécanismes dramatiques absents, ou au mieux relégués au second plan, dans les autres versions.
Sa présentation de la collision en est évidemment la meilleure démonstration : l’épisode commence par nous montrer le fils du juge Desiato se rhabiller après avoir couché avec sa petite amie, puis prendre le portrait de sa défunte mère pour aller le déposer, ainsi que des fleurs, à l’emplacement où elle a vraisemblablement été tuée, puis de prendre la voiture et souffrir d’une intense crise d’asthme, et finalement percuter un motocycliste dont, pendant de longues, très longues, interminables minutes, nous allons assister à la souffrance. Âmes sensibles s’abstenir, d’ailleurs ! Ce n’est pas souvent que je peux dire qu’un épisode me donne envie de vomir mais j’ai dû m’interrompre pour aller me brosser les dents : je pouvais goûter mes intestins.
Factuellement, rien de tout cela n’est différent des autres séries. On trouve le même enchaînement de circonstances (voiture – route – moto – boom! – chien errant étant le seul à assister à la scène), et l’asthme ou le fait que la mère soit décédée sont communs à toutes les versions. Mais Your Honor US ressent le besoin de détailler, d’entrée de jeu et pendant une bonne demi-heure, chaque étape de l’accident et de la fuite ; et ce faisant, nous offre indirectement des circonstances atténuantes : vous comprenez, le petit est traumatisé. Il l’était avant (par le deuil), et il l’est encore plus (pour avoir vu des hectolitres de sang et le corps désarticulé de la victime sur le trottoir). Qui n’aurait PAS pris la fuite, à sa place, la voilà la question !
Notez bien d’ailleurs qu’il est très possible que tout ou partie des ingrédients présentés (le corps ensanglanté de la victime, l’appel finalement interrompu aux secours, ou encore la mise en route d’une lessive paniquée) soient présents dans les épisodes suivants des autres séries ; rappelez-vous, c’est une comparaison pilote à pilote que l’on établit ce soir ! Ce n’est pas le problème, la question est de déterminer comment les choses nous sont présentées, et le biais qui est de facto introduit par cette présentation. D’emblée, Your Honor US ne met pas en avant la question morale, pas du tout. Même la relation père-fils entre les Desiato est présentée comme plus fusionnelle, et comme plus fragilisée par le deuil, au point qu’il ne fasse pas vraiment doute, dans l’esprit du juge Desiato, de la décision à prendre lorsqu’il s’avère que le petit a percuté le fils d’un criminel éminent.
Sur le moment j’ai été vraiment interloquée par ce traitement. Outre le fait qu’on a l’impression que le premier épisode est constamment sur les nerfs (ce qui n’est pas le cas des autres adaptations dans leur introduction), il semble totalement gommer la dimension de conte moral qui me semblait être au cœur de Kvodo. Après mûre réflexion, toutefois, je trouve le choix intéressant. La dimension dramatique (et j’hésite à dire mélodramatique) offre des perspectives différentes, notamment parce que la série américaine fait d’emblée de la place à la famille criminelle et son ressenti. Pour cette famille-là aussi, la vie a changé à jamais, et Your Honor s’invite dans leur manoir, au petit déjeuner, pour les humaniser (toutes proportions gardées) avant de mieux traduire leur choc par la suite, et même les laisser s’exprimer devant la presse, éplorés. Cela change radicalement la perception qu’on a de l’accident, bien que plusieurs éléments (notamment le jeu du Vilain Méchant, ou le fait que les criminels sont outrancièrement riches) persistent à exonérer implicitement le fils du juge Desiato.
Je m’en voudrais de vous laisser là si je ne soulevais pas un dernier point : la façon dont la moralité dudit juge Desiato est introduite. On l’a dit, Your Honor est moins un conte moral que ses aînées, mais il faut tout de même établir quel genre de juge est notre protagoniste.
Dans la version israélienne, les enjeux personnels se mêlent aux relations israélo-palestiniennes ; dans la version indienne, ce sont les conflits entre l’Inde et le Pakistan… S’il y a quelque chose qui se saute aux yeux particulièrement dans cette version, c’est le choix de qui est « l’autre » dans la version américaine. Le procès par lequel le juge Desiato est introduit est celui d’une mère de famille noire, vivant dans un quartier délabré et responsable à elle seule de plusieurs enfants plutôt jeunes, accusée par la police de trafic de stupéfiants. Desiato se lance dans une démonstration que le flic qui témoigne à la barre est en train de mentir, une démonstration qui ne repose pas sur son sens de la Justice, mais plutôt sur le fait… qu’il est allé constater sur place les conditions dans lesquelles la prévenue et ses enfants vivent. Avec des effets de manche à faire pâlir David E. Kelley, le juge Desiato se lance dans sa démonstration et cloue le bec au flic menteur qui entendait bien abuser de son pouvoir pour coffrer une femme noire de plus.
Mais il n’y a ici aucune volonté de Justice, ou de rassemblement sous des mêmes principes. Your Honor dépeint un homme intelligent, qui a mené sa propre enquête (…c’est comment, le système judiciaire américain, ils n’ont plus de procureurs ?!) et qui triomphe, mais qui n’a pas vraiment pris de position de principe. Il n’est pas montré comme ayant le soucis de rendre la même Justice pour toutes… et c’est même white saviorist sur les bords.
Pendant ce temps, à l’autre bout de la ville, son fils est en train de déposer une photo de sa mère au pied d’un commerce pourri, dans un quartier pourri, où des Noirs (qu’on imagine être des criminels, mais la suggestion tient à des éléments particulièrement caricaturaux) commencent à l’entourer avec un air… menaçant, et c’est le terme le plus diplomatique que je puisse trouver pour décrire leur présentation. Dans Your Honor, « l’autre » n’est pas présenté à pied d’égalité. C’est extrêmement dérangeant.
Pour toutes ces raisons, la version de Showtime est celle que j’ai la moins envie de poursuivre. Mais vous avez raison de me faire remarquer qu’il nous reste une adaptation à reviewer…
Le fait que l’adaptation qui semble être la plus différente et qui ne présente pas « l’autre » sur un même pied d’égalité et n’a pas le même sens de la justice soit l’adaptation états-unienne ne me surprend guère. Surtout quand on pense au paysage télévisuel du pays ou à sa justice.