A l’automne 2015, la plateforme Amazon Prime Video faisait son entrée sur le sol nippon, dans le sillon de Netflix et de Hulu. Cela signifie qu’en septembre 2020, Amazon Prime fêtait son 5e anniversaire avec le public japonais, et pour cette occasion, a lancé une série du nom de Dareka ga, Miteiru (ou Peep Time de son titre international).
Sauf qu’il ne s’agit pas de n’importe quel genre de série. Là où la plupart des séries de SVOD se sont arrangées pour innover le moins possible en arrivant au Japon, n’hésitant pas à s’associer à des chaînes traditionnelles pour co-produire du contenu qui leur convienne et/ou à simplement importer les formats et genres fonctionnant à l’étranger (et Netflix, on a eu l’occasion de le dire, a pratiqué un lissage assez agressif), Amazon Prime a entrepris de célébrer cet anniversaire avec… un sitcom multi-camera.
Et si je le formule de cette façon, c’est parce que le sitcom multi-camera, ça n’existe pas au Japon.
Alors, bon, c’est une exagération, bien-sûr : des sitcoms en multi-camera, sur les écrans japonais, il y en a eu.
Quatre, pour être exacte.
C’est en 2003 qu’est apparu le tout premier du genre : HR, alors proposée par Fuji TV. La série s’intéresse aux personnages qui fréquentent des cours du soir, et plus particulièrement des cours d’anglais. HR a bien des particularités dans le paysage japonais quand elle apparaît : elle ne dure qu’une demi-heure (l’immense majorité des séries japonaises sont plutôt proches de 50 minutes à 1 heure), elle est tournée en multi-camera (le single camera est omniprésent à la télévision japonaise), elle est filmée devant un public (les comédies de la télévision japonaises n’en ont jamais, c’est quelque chose de réservé aux émissions nippones de variété et autres programmes non-scriptés) et elle compte 23 épisodes (la plupart des fictions japonaises ne durent que la moitié). Vous savez ce que sont ces standards ? Des standards de sitcom étasunien.
La série est aussi entièrement écrite et réalisée par la même personne, le cinéaste Kouki Mitani (très peu de séries japonaises laissent ces deux casquettes être portées par la même personne, faut-il préciser). De façon publique comme critique, HR n’est pas spécialement un succès ; mais Mitani, qui à l’époque tient en parallèle une colonne régulière dans le Asahi Shimbun, et n’hésite pas à y parler de sa série pendant la diffusion de celle-ci, confesse n’être absolument pas intéressé par la perspective d’un succès (d’ailleurs, un succès, à la télévision japonaise, ça se mesure comment ? la plupart des séries même avec de grosses audiences ne sont de toute façon pas renouvelées !), mais par l’idée d’expérimenter. D’être le premier à le faire, et de réussir à le faire : un sitcom à l’américaine avec beaucoup d’épisodes qui doivent être drôles non-stop. Personne ne l’a fait avant lui. Alors il s’est lancé un défi. Comme il vient du théâtre, il pense pouvoir y arriver, voilà tout.
C’est la raison essentielle de l’existence de HR.
Pas étonnant que l’essai n’ait pas spécialement inspiré d’autres chaînes de télévision du pays. Cela ne s’est donc reproduit que très rarement par la suite, avec des sitcoms relégués à des cases horaires tardives où les séries ne sont pas mises à l’antenne pour être massivement vues, voire limite là où on s’attend à ce qu’elles ne soient pas vues du tout.
En 2009, deux chaînes s’y essaient. D’abord en janvier, sur TV Tokyo ; la chaîne, qui propose généralement en soirée dans sa case dite « Dorama24 » des séries très différentes, visant un public de niche (et souvent geek ; c’est là qu’on trouve aussi les séries high concept de la chaîne, qui en journée propose plutôt des séries animées et/ou pour la jeunesse), lance le sitcom CeleBry3.
Sur la forme, il s’agit effectivement d’une série d’une demi-heure, mais elle est en réalité tournée en single camera, et le public n’est pas réellement sur place, quand bien même on entend des rires et des applaudissements. On y découvre 3 sœurs qui sont les filles de deux célébrités, et ne rêvent que de gloire et de paillettes elles aussi. La série est surtout conçue pour offrir une version féminine des vignettes THE3meisama, une comédie tirée d’un manga, tournée en single camera et sortie en direct-to-DVD à partir de 2005, qui mettait en scène trois glandus passant tout leur temps dans un famiresu (ou restaurant familial, une sorte d’équivalent des diners américains). En outre, ses 12 épisodes ont été tournés en l’espace de 10 jours, ce qui explique que les épisodes de CeleBry3 conservent une unité de lieu qui est de toute évidence une contrainte budgétaire et pratique. Toutefois, cette comédie féminine est innovante, à sa façon : ses 3 comédiennes ont réussi à pérenniser un peu leur marque, en la portant au théâtre. Des DVD sont sortis de leurs spectacles, qui mêlent sketches et chant, quand bien même ils n’ont rien ou si peu à voir avec les « intrigues » de la série.
En octobre de cette même année, c’est la télévision publique NHK qui s’y essaie, avec le sitcom sportif Mama-san Volley de Tsukamaete, où les héroïnes sont les membres d’une équipe de volleyball féminine entièrement constituée de mères (essentiellement des mères au foyer). Le format est un peu bâtard : les épisodes font bien une demi-heure, en revanche la saison n’en compte que 8. C’est court, même pour une série nippone. Mama-san Volley de Tsukamaete est utilisée en bouche-trou, juste avant minuit le dimanche. Comme pour HR, la série est filmée devant un public ; on imagine sans peine que le créateur et réalisateur de la série, Masafumi Nishida, qui vient également du théâtre, a puisé comme Mitani dans son expérience des planches. La plupart du temps, les ressorts humoristiques de la série reposent sur les quiproquos, notamment parce que Mama-san Volley de Tsukamaete a une forme d’intrigue en fil rouge : deux des personnages ont secrètement entretenu une relation, et maintenant qu’ils veulent se marier, il va bien falloir l’annoncer à l’équipe.
Ces deux séries passent totalement hors des radars du grand public.
La dernière tentative de sitcom est, toutes proportions gardées, celle qui a connu le plus de succès. Urero☆Mikakunin Shoujo (ci-contre) est lancée en 2011 par TV Tokyo encore, et a l’immense singularité d’avoir duré 4 saisons (la quatrième changeant de titre et de formule, mais pas son équipe créative ni technique). Les 3 premières saisons se déroulent dans une agence artistique pour idols (oui, encore elles), et la 4e dans une agence pour superhéros, mais dans les deux cas l’agence s’appelle pareil : Kawashima. Au cœur du projet, on trouve BAKARHYTHM, un touche-à-tout tantôt comédien, humoriste, présentateur, parolier, et à l’occasion scénariste (j’ai pu par le passé vous parler de la série de voyages dans le temps Suteki na Sen TAXI, bah c’était de lui) et les comédiens de la troupe « Tokyo03 » (qui, je vous le donne en mille, sont un trio tokyoïte), plutôt familière de la comédie à sketches au théâtre. La série est diffusée un peu avant 1h du matin dans la nuit du vendredi au samedi, c’est vous dire si peu de monde l’a vue, mais elle a au moins le mérite d’avoir un public relativement fidèle, à défaut d’être massif.
Et. C’est. Tout. A ma connaissance il n’existe dans toute l’histoire de la télévision japonaise (dont la naissance, pour mémoire, remonte aux années 30) pas d’autre sitcom que ces quatre-là. J’avais prévenu : c’est l’article de Tivistory le plus court que j’aie jamais écrit !
Enfin, si : maintenant ça fait cinq, grâce à Dareka ga, Miteiru.
Cela devrait vous indiquer quelque chose clairement sur la façon dont le sitcom fonctionne au Japon.
C’est-à-dire que déjà, il ne fonctionne pas, sinon il y en aurait beaucoup plus (c’est la règle élémentaire en matière de télévision). Mais surtout il doit quasiment tout au théâtre : ses créateurs, ses interprètes, sa formule basée sur la comédie à sketches… Plus encore, aux Etats-Unis, le sitcom est un genre vieux de plusieurs décennies, considéré comme grand public, prévu pour le primetime et, historiquement, visant une audience familiale, alors qu’au Japon, c’est tout le contraire ! Le sitcom y est expérimental, nocturne, et trouve par voie de conséquence un public très restreint.
Et quand bien même, malgré tout cela, quelqu’un voudrait en créer, il est impossible de se former à l’écriture de sitcom multicamera au Japon, puisqu’il n’y en presque jamais à l’antenne !
Cela explique en partie le fonctionnement Dareka ga, Miteiru (« il y a quelqu’un qui regarde ») et sa simplicité déconcertante. Oui, revenons à nos moutons.
La série a pour héros un grand benêt, Shinichi Toneri, qui vit seul dans un appartement coloré dont on se demande comment il peut bien en payer le loyer, étant donné qu’il passe son temps à faire des petits boulots dont il se fait virer en quelques jours. Shinichi a en effet un don incroyable : quoi qu’il fasse, tout tourne toujours à la catastrophe. C’est souvent un mélange de malchance incroyable, et de maladresse confinant quasiment au pathologique.
Grâce à un trou dans leur mur mitoyen, les voisins de Shinichi sont aux premières loges pour assister à ses pitreries ; dans le premier épisode, la fille desdits voisins découvre le potentiel comique de cet étrange type, et décide de le filmer pour obtenir des vues sur Youtube (« il y a quelqu’un qui regarde » a donc deux sens distincts ici).
Dareka ga, Miteiru est très fière d’être enregistrée avec un vrai public (on pourrait presque dire que ça donne une troisième dimension au titre de la série !), et très intentionnellement essaie de filmer ses scènes en une seule prise, sans aucune coupure ; ce qu’évidemment le système en multi-camera permet de faire mieux que tout autre. Beaucoup de ses séquences, en particulier quand elles mettent en scène Shinichi, sont quasiment silencieuses, quelques interjections venant parfois ponctuer ses activités mais sans plus ; on entend plus le public que les comédiens, dans cette série. L’humour de Dareka ga, Miteiru repose donc essentiellement sur de la comédie physique (et certains dialogues donnent même un peu l’impression d’être improvisés, ce qui ne serait pas totalement étonnant), d’ailleurs il n’est pas clairement établi si les deux appartements peuvent entendre ce qui se passe l’un dans l’autre. Si Shinichi était un personnage juste un peu plus intelligent (intellectuellement ou émotionnellement), il me rappellerait presque le personnage principal de la comédie australienne Woodley, pour un peu.
Si vous accrochez à ce type d’humour, tant mieux ; il a l’avantage supplémentaire de ne pas nécessiter de traduction (quoique, j’ai regardé cet épisode avec des sous-titres, donc c’est aussi faisable). Si vous n’accrochez pas… eh bien, de toute évidence je ne peux pas vraiment vous recommander d’alternative.
Votre visage va probablement s’éclairer quand je vais vous dire ceci : le créateur de la série est Kouki Mitani, auquel on devait déjà HR ! Et mieux encore, l’acteur qui incarne Shinichi est Shingo Katori, qui était déjà au générique de HR (c’était à l’époque son premier rôle comique).
C’est vous dire si ce qui se passe avec cette série commandée pour l’anniversaire d’Amazon Prime Video relève plus de la private joke que d’autre chose. Et cette blague-là, au moins, vous êtes maintenant certaines de pouvoir la comprendre.
C’est toujours passionnant comme article !