Plus tôt ce mois-ci, un thread a pas mal circulé sur Twitter, dans lequel le coming out transgenre non-binaire était reçu avec bienveillance par deux personnes âgées. C’était en grande partie grâce à des choses qu’ils avaient vu dans Plus belle la vie que les deux grands-parents concernés avaient compris comment s’adresser positivement et avec bienveillance à une personne trans. En lisant cela, pas mal de personnes (moi y compris) se sont émerveillées du pouvoir de la télévision. Une fois de plus. Voilà ce que la représentation de communautés variées permet ! C’est toujours émouvant de se rappeler qu’un divertissement peut avoir un tel impact sur la vie des gens.
Cette année, il y a une série espagnole qui a pris cette mission très au sérieux. Je veux bien-sûr parler de Veneno.
A l’origine, Veneno est une série originale de la plateforme Atresplayer. Elle doit son nom à Atresmedia, l’un des plus grands groupes audiovisuels d’Espagne, lequel possède entre autres la chaîne Antena3 (où les deux premiers épisodes de la série ont été diffusés en guise de lancement, d’ailleurs).
Atresplayer s’est montrée particulièrement attachée à lancer régulièrement des séries originales depuis environ un an, certes (déjà 8 séries différentes, certaines ayant deux saisons déjà), mais aussi dans une certaine mesure à la « diversité » représentée dans celles-ci. C’est dicté par des motivations commerciales, évidemment, mais les résultats n’en sont pas moins là. On lui doit par exemple depuis février cette année la série #Luimelia, un spin-off du soap Amar es para siempre, détaillant la romance entre deux de ses personnages lesbiens, mais transposée à diverses époques ! La 2e saison a été proposée cet été, et la 3e est d’ores et déjà prévue pour l’an prochain sous le titre #Luimelia ’77.
La raison pour laquelle je voulais absolument voir Veneno, c’est que la série est, à ma connaissance, la toute première au monde à être non pas une oeuvre de fiction sur la transidentité, mais un biopic d’une personnalité transgenre ayant réellement existé. Peut-être que j’ai loupé quelque chose et auquel cas je m’en excuse (d’ailleurs si vous avez un exemple d’un autre biopic de personnalité de transgenre, filez-moi le titre de la série en commentaire, gardez pas ça pour vous !).
Et d’une personnalité qui s’est faite connaître grâce à la télévision, par-dessus le marché. La Veneno est en effet le surnom de Cristina Ortiz, qui dans les années 90 est devenue la première femme trans à apparaître régulièrement dans les médias mainstream espagnols. Ceci n’est pas un détail, car ce point est absolument capital dans la façon dont Veneno est écrite.
Dans la série et afin de retracer plusieurs décennies de son existence, La Veneno est incarnée par trois actrices différentes, et toutes les trois sont des femmes trans également (on ne devrait pas à avoir à le souligner, mais oui, le boulot a bien été fait de ce côté-là). Ainsi la comédienne Jedet incarne-t-elle Ortiz lorsqu’elle était une jeune adulte au début de sa transition ; de son côté, Daniela Santiago est la Veneno que le grand public espagnol a découverte sur le petit écran, et Isabel Torres endosse le rôle sur la fin de sa vie.
Les créateurs de la série ont également mis un point d’honneur à systématiquement embaucher des interprète trans pour chaque rôle de personnage trans de la série, du plus important au plus mineur, et il y en a pas mal au bout du compte, surtout si l’on inclut l’entourage de La Veneno à plusieurs époques qui est également joué par plusieurs actrices (comme par exemple Paca la Piraña). On n’est pas Transparent ici.
Le premier épisode de Veneno s’ouvre sur un avertissement qui semble résumer toute la démarche de la série, et toute sa tendresse aussi. Une grande partie de son matériel est en effet puisé dans les mémoires de Cristina Ortiz, intitulées ¡Digo! Ni Puta ni Santa. Las Memorias de la Veneno ; il s’agit d’une biographie écrite par l’une de ses proches, la journaliste Valeria Vegas (Ortiz n’ayant jamais su lire et écrire).
« Etant le fruit de souvenirs, cette histoire contient un peu de réalité et un peu de fiction.
Et, comme dans toutes les histoires de fiction, elle possède quelque chose de profondément vrai »
Veneno ne prétend donc pas relater des faits d’une vérité absolue (comme tout biopic, en fait, sauf que c’est assumé). C’est en fait toute sa force. Tout dans le cadre narratif du premier épisode renvoie au sentiment d’admiration et de respect qu’inspire la vie de Cristina Ortiz.
A l’instar de sa biographie littéraire, ce n’est pas elle qui raconte son histoire aux spectateurs de la série ; au contraire, le portrait est dessiné à travers le regard de celles (et ceux, dans une moindre mesure) qui ont pu la rencontrer, et voir leur vie changer grâce à Ortiz.
Cela commence dés l’une des toutes premières scènes, dans un salon d’une famille parmi tant d’autres ; un enfant se relève en pleine nuit et assiste, clandestinement, à une émission de télévision que regardent ses parents (en fait le programme Esta noche cruzamos el Mississippi, diffusé en 1995 et 1997), et dans lequel La Veneno s’exprime à l’écran. Même si jamais ses yeux n’ont vu quelqu’un comme elle avant, quelque chose résonne profondément dans cette expérience de télévision pour l’enfant en question.
C’est précisément cela, que Veneno tente de capturer. La façon dont l’arrivée de Cristina Ortiz à la télévision a tout changé. Sa façon de se vêtir et de se comporter, mais aussi et surtout son expérience et son franc-parler, ont modifié les attitudes. Peut-être pas les attitudes de tout le monde, mais de suffisamment de personnes pour que ce soit significatif.
Et pour capturer cet impact, le premier épisode commence d’emblée par nous présenter deux timelines : celle de 1996, et celle de 2006.
En 1996, notre héroïne est Faela Sainz, une journaliste cis de Telecinco qui travaille pour Esta noche cruzamos el Mississippi, ou du moins qui y travaillait avant son congé maternité. Elle essaie de remettre les pieds à l’étrier, mais constate qu’elle a été remplacée par une autre journaliste, plus jeune et plus jolie, et se sent donc obligée de rivaliser avec elle à son retour. Pour cela elle décide d’aller filmer dans le quartier madrilène de Lavapiés, célèbre alors autant pour sa prostitution que pour sa criminalité. Son but ? Essayer d’obtenir quelques images des pratiques les plus étranges qu’il soit possible de filmer, malgré le danger. C’est que, voyez-vous, Esta noche cruzamos el Mississippi est un programme de late night qui fait dans une forme de journalisme social racoleur (ainsi, presque paradoxalement, que dans l’humour), du coup, plus c’est choquant et/ou sexy, plus ça intéresse la rédaction. Quand après quelques péripéties Faela et son cameraman se retrouvent à Lavapiés, ils tombent par le plus grand des hasards sur La Veneno. C’est grâce à cette rencontre (bien que dans des circonstances complexes) qu’Ortiz va apparaître pour la première fois à la télévision.
En 2006, Veneno présente les choses de façon très différente. La perspective est celle de deux jeunes adultes qui se lancent sur la piste de La Veneno, dont la présence mythique à Valence a été remarquée par l’une d’entre elles, Amparo, tout-à-fait par hasard. A ce moment-là, l’aura d’Ortiz est différente, car sa célébrité est un fait avéré mais elle n’est plus autant présente dans les médias ; par fascination, les deux camarades tentent de dénicher son adresse et la rencontrer. Mais il se passe aussi des choses bien plus subtiles dans cette intrigue, puisque l’une des protagonistes est une jeune femme trans qui n’a pas encore fait son coming out (Amparo ne le sait pas elle-même, bien qu’elles soient parties à la recherche de La Veneno ensemble). Le premier épisode de Veneno prend mille précautions à la façon dont elle introduit son personnage, et à ne même pas prononcer son deadname (elle va se choisir un nom à la fin de l’épisode), de façon à n’avoir jamais à la mégenrer tout en décrivant le tout début de son processus de transition, quand il n’est encore qu’un secret. La scène de rencontre avec La Veneno va d’ailleurs être d’une grande puissance, celle-ci identifiant en un coup d’oeil une baby trans qui est venue à elle comme on va en pèlerinage. Je ne vous en dis pas plus parce que c’est vraiment fait de façon magnifique et vous laisse apprécier les choses, d’autant que le pay-off est en plus à la hauteur de ces efforts, cette protagoniste étant loin d’être mineure dans notre biographie.
Tout dans Veneno est un immense hommage à la force d’inspiration qu’a pu être Cristina Ortiz. Comment elle a brisé les tabous, certes, mais surtout comment elle a ouvert la voie à la communauté LGBT et surtout T en Espagne pour des décennies. Sa façon d’assumer pleinement les différentes phases de son existence, y compris la prostitution ou, plus tard, la prison (chose sur laquelle je présume mais sans le garantir pour le moment que la série s’étendra, l’heure venue) est la preuve qu’elle n’est pas parfaite, au moins pas d’après certains standards, mais qu’elle a été elle-même (presque) sans concession, et que d’autres peuvent le faire aussi, à sa suite.
La déférence avec laquelle Veneno présente son héroïne, impérieuse, impressionnante, impossible à ne pas admirer, témoigne de toute l’affection de la série pour Cristina Ortiz. Les scènes dans lesquelles elle apparaît pour la première fois aux autres personnages mettent en valeur une majesté qui décrit moins son physique que cette fameuse aura qui l’entoure. C’est de charisme qu’il est question ici, et même de rendre justice à une personnalité toute entière.
Une affection qui en soi n’est pas surprenante, puisque les créateurs, auteurs et producteurs exécutifs de la série sont Javier Calvo et Javier Ambrossi, alias « los Javis », un couple gay qui travaille ensemble depuis quelques années (on leur devait déjà la série Paquita Salas en 2016), et qui très clairement s’identifient à cet enfant regardant Ortiz à la télévision.
Tout dans ce premier épisode (et a priori dans le reste de la série) est une lettre d’amour à une personnalité, et à travers elle à une communauté, qui a en commun d’avoir connu certains instants de grâce et certains moments difficiles, exactement comme La Veneno. Et si la série semble vénérer son idole, elle est aussi plutôt objective (et promet de l’être de plus en plus) quant aux aspérités de sa personnalité, sur ses doutes, sur une expérience qui, bien qu’elle s’en soit montrée fière, n’a pas toujours été facile ; La Veneno est humaine, et c’est de façon très délibérée que la série nous présente cette humanité comme sublime, mais pas irréprochable.
Personne n’est parfait, nous dit explicitement Veneno, pas même Ortiz… mais bon sang, que de bien pouvons-nous faire autour de nous en étant honnête avec soi-même et les autres.
Veneno était sûrement la série dont on avait le plus besoin en 2020.
(typo? « y travaillait avait » – avant?)
Il va falloir que je déniche cette série !